L’Art de se connaître soi-même/01/08

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CHAP. VIII.

Où l’on explique ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur notre cœur.


I L est certain que c’est delà que nous voyons sortir tout ce qui nous console, qui nous éleve & qui nous satisfait.

Nous ne trouvons que dans l’idée & le sentiment de nôtre immortalité, de veritables & de solides consolations contre les frayeurs de la mort, comme il est aisé de le faire voir en considerant cet objet par tous ses côtés.

L’idée de la mort enferme six autres, qui sont une idée d’Abandon, une idée de Necessité, une idée de Solitude, une idée de Destruction, une idée de Jugément & une idée de Misere. L’idée d’Abandon nous dit que nous abandonnons tout, & que tout nous abandonne. Cette idée afflige l’amour propre, parce qu’elle luy fait voir ses attachemens rompus. Il voit le temps présent perdu pour luy, & le rideau est tiré sur l’avenir ; & j’avoüe aussi qu’un homme, a de trés justes sujets d’allarme, jusqu’à ce que le rideau soit comme levé par la répentance, & qu’il puisse s’assurer de la remission de ses pechés, sans laquelle ni dans la vie ni dans la mort l’homme ne peut recevoir de consolation ; mais quand il a fait sa paix avec son Dieu, ce qu’il peut connoître par l’état de son cœur & le sentiment de sa conscience, il doit certainement avoir d’autres idées de la mort. Ce qu’il régrete est peu de chose, s’il le compare non seulement avec la glorieuse éternité que l’Evangile luy promet : mais encore avec son excellence naturelle. Il a dû s’étonner qu’un esprit, qui par les plus inviolables penchans de sa nature vole vers l’infini, s’occupât si long temps des bagatelles de cette vie ; & l’on peut dire sans hyperbole à cet esprit que s’il a perdu quelque chose, c’est la vie & non pas la mort à laquelle il doit s’en prendre. La vie luy a fait perdre beaucoup de choses précieuses, sa sainteté, les sentimens de l’amour de Dieu &c. Et ne luy a donné pour son dédommagement, que des apparences : mais la mort le dédommagera avantageusement pourveu qu’il meure au Seigneur.

Nous perdons tous nos cinq Sens par la mort, sur quoy l’amour propre trouve, que si c’est une grande affliction à un homme de perdre la veüe, ou l’ouïe, c’en est une plus grande de perdre tous ses sens à la fois : mais l’amour propre se méprend, non seulement nous ne perdons point nos cinq sens : mais il est certain que nous n’en perdons pas un seul réellement. Nous ne devenons point incapables de voir, d’oüir & de parler. Ce n’est pas la nature des choses : mais la libre institution de Dieu qui avoit attaché ces sentimens de nôtre ame aux organes de nôtre corps, avec lesquels ils n’avoient pas naturellement plus de raport qu’avec la matiere, qui est cachée au centre de la terre, de quelque prejugé que les hommes se remplissent à cet égard. Diroit-on qu’un homme, a perdu la veüe auquel Dieu auroit changé l’ordre naturel de ses facultés d’une telle force, qu’il eût ordonné que ses yeux ne seroient point plus privilegiés que le reste & que toutes les autres parties de son corps seroient capable de voir : C’est l’idée d’un homme qui par la mort perd une maniere de sentir & qui voit remplir ce fond infini de sensibilité qui est naturellement en luy.

Ces pertes que la nature préocupée s’imagine faire par la mort luy font d’autant plus sensibles, que la nécessité luy est imposée de les faire, & une necessité fatale à laquelle personne ne peut résister. Les hommes ont de tout temps regardé cette necessité comme une affreuse misere. Le penchant déreglé qu’ils ont d’aymer plus ardemment les choses à mesure qu’elles sont défendues, ce qui a fait dire à quelqu’un, define vitia irritare, vetando, augmente l’amour qu’ils ont pour la vie, par l’impossibilité ou ils se trouvent d’en étendre les limites, & leur fait régarder la mort avec plus d’horreur, par l’impossibilité ou ils se trouvent de l’éviter. Mais si la sagesse de Dieu avoit imposée aux hommes la necessité de vivre, comme elle leur a imposée la necessité de mourir, on peut presques assurer qu’avec le temps ils s’affligeroient de leur immortalité, comme ils s’affligent d’être mortels. La necessité de mourir leur fait faire plus d’attention aux agrémens de la vie, qu’aux maux dont elle est traversée. Mais alors la necessité de vivre leur feroit faire une plus grande attention aux maux de la vie qu’à ses agrémens.

Nôtre ame doit assûrément à l’accoûtumance & à ses préjugés une bonne partie de la répugnance qu’elle a à quitter le corps. Pour le voir il ne faut que faire reflexion sur sa vie passée, en ramasser tous les agrémens, & se demander à soy-même, si tout cela vaut la peine que l’on regrette le passé. Que s’il plaisoit à l’Auteur de la nature, de faire d’un côté trés distinctement connoître à un esprit, qui est formé pour animer un corps, la dignité & les perfections de la nature, la grandeur de sa fin, & la noblesse de son origine ; & que de l’autre on lui apprît distinctement toutes les foiblesses, & toutes les dépendances basses & douloureuses, qu’il va épouser en épousant ce corps, n’est-il pas vrai que ce que vous nommez les premiers momens de sa vie, lui paroîtroient les premiers instans de sa mort ? Aussi a-t-il été neccessaire pour cette raison, que les sentimens confus de la nature, qui nous attachent à la vie, precedassent les idées distinctes qui sont assés propres en elles mêmes à nous en détacher, & que les premiers eussent naturellement plus de force que les autres. Car quoique Dieu ne veüille pas que nous nous attachions à la vie avec excez, l’Auteur de la nature a dû nous interesser dans la conservation de la nature corporelle, sans laquelle il n’y auroit point de Société.

La mort a deux faces tres-differentes l’une ne de l’autre, & même tres-opposées, selon qu’on la considere par raport à l’ame. Car on peut dire que la vie & la mort font chacune l’abaiffement & la gloire de l’homme. La vie fait la gloire du corps & l’abaissement de notre ame. C’est par la vie que le corps s’étend jufqu’à la juste & naturelle proportion de ses parties. La vie lui donne de la santé, de la force, de l’agilité, de la beauté, de l’adresse, & fait en un mot toutes ses perfections. Mais la vie fait l’abaissement de notre ame. Elle l’attache à des objets qui n’ont aucun raport avec son excellence naturelle. Elle fait que cet esprit s’occupe des plus petites affaires, & se renferme dans un ménage, dans un champ, dans une vigne, dans les besoins du corps les plus bas ; comme si cet esprit immortel n’étoit fait, que pour prolonger pour quelques momens la durée de cette fragile machine à laquelle il est attaché.

Si la vie fait la gloire du corps & l’abaissement de l’esprit, on peut dire que la mort fait la gloire de l’esprit & l’abaissement du corps. Le corps tombe ; mais l’esprit se releve. Le corps diminue & se reduit à un peu de poussiere avec le temps : mais l’esprit s’étend, comme une sphère divine, qui devient plus grande à mesure qu’elle aproche de Dieu. Le corps perd le mouvement qu’il avoit, l’esprit acquiert des connoissances qu’il n’avoit point. Le corps se confond avec la terre, l’esprit se reünit avec Dieu.

L’abbaissement qui suit la mort est l’abbaissement d’une matiere insensible. Un cadavre rongé par les vers qui le dévorent ne souffre point de douleurs. Il ne sent point la mauvaise odeur qu’il exhale. Il ne s’effraye point des tenebres qui l’environnent & il ne se déplaisit point à luy-même, lors même qu’il n’est plus qu’un triste composé de chair & de boue, qu’un affreux mélange de terre & de sang, d’ossemens & de pourriture. C’est une illusion de la nature préoccupée, qui nous fait attacher nos propres sentimens aux objets qui n’en font que la simple occasion.

La matière sans vie & sans sentiment est dans son état naturel ; ce n’est pas là un abbaissement pour elle. Ce deshonneur n’est que dans nôtre imagination. Mais il n’en est pas de même de l’abbaissement où la vie nous fait descendre. Cet état n’est point naturel à un esprit comme le nôtre ; & sans doute aussi que l’Auteur de la nature ne l’y eût point abandonné sans la consideration de son péché, l’homme vivroit : mais sa vie seroit plus noble. C’est se tromper que de prétendre que la mort de l’homme commence le suplice de sa corruption. La vie a déja puni l’homme criminel par ces tristes dépendances, qui attachent les pensées, les soins, les desirs & les affections d’un esprit si grand & si noble à la conservation de cette basse argile, que nous appellons nôtre corps.

Telle est neanmoins la foiblesse de l’homme, qu’il veut sentir un abaissement qui n’est pas en luy, & ne veut point s’apercevoir d’un abaissement qui luy est propre. Il s’effraye de abbaissement imaginé & ne sauroit s’apercevoir de abbaissement veritable.

Mais enfin que le corps soit reéllement abaissé, que m’importe, si mon esprit gagne infiniment plus que mon corps
corps ne perd. Avons nous l’imagìnation si foible que de croire que nôtre bonheur est tellement attaché à certaines affaires, certaines possessions, certaines charges, certain domestique, & certain cercle de personnes avec lesquelles nous avons societé, que nous ne saurions être heureux quand nous aurons perdu toutes ces choses?

Peu s’en faut que nous n’ayons de la mort les idées qu’en ont les enfans, lors qu’ils s’imaginent de s’ennuyer dans le sepulchre, ou de n’oser demeurer tous seuls dans ces grandes tenebres. Nous nous épouvantons de nos propres fantômes, nous confondons tellement nos propres sentimens avec le tombeau qu’ils ont pour objet, que nous nous imaginons, ou peu s’en faut, trouver dans le sepulchre cette horreur qui n’existe que dans nôtre ame.

Nous ne craindrions point cette Solitude prétendüe, & cette privation apparente qui suivent la mort, si substituant les idées distinctes de la raison aux sentimens confus de la nature, nous considerions que par la mort nous ne per
perdons ni le sujet, ni la cause des plaisirs que nous pouvons avoir eu dans ce monde. Car le sujet, c’est nôtre ame qui demeure. La cause c’est Dieu qui est immortel & immuable. Ce qui fait que nous regrettons le ciel, la terre, les élemens, la societé, c’est que nous revétons toutes ces choses des sentimens agreables, que nous avons eu à leur occasion ; ne considerant pas que nous emportons avec nous les couleurs & la toile, le peintre & le pinceau, qui nous sont necessaires, pour nous faire ces peintures admirables, & que si Dieu ne nous manque, rien ne nous pourra jamais manquer.

L’idée de Destruction qui est enfermée dans la mort ne devroit pas nous faire plus de peine, que cette idée de Solitude, dont nous venons de faire voir la fausseté. Il est vray que la mort semble détruire l’homme en plusieurs manieres differentes. Elle détruit le monde à son égard, étant certain que le soleil, la lune, les étoiles, l’air, la terre, la mer, s’ils ne aneantissent point en eux mêmes, s'aneantissent en quelque que sorte pour luy, puis qu’il luy est impossible d’en faire plus aucun usage. L’homme n’est point aneanti en luy même : mais il l’est dans la nature qu’il admiroit, & qui perit pour luy ; dans la societé où il avoit ses attachemens, & qui cesse d’être à son égard ; dans son corps l’organe de ses plaisirs, qui se perd dans la poussiere du tombeau. Voyons s’il y a quelque chose de réel dans ces trois sortes de destructions.

Premierement on ne peut point dire, que les choses exterieures s’aneantissent non seulement en elles mêmes : mais encore à l’égard de leur usage. Car que savons nous, si la même institution ne subsiste point, encore qua la maniere de cette institution ne subsiste plus ? Il est vray qu’il n’y a pas beaucoup d’apparence, que nous ayons aprés nôtre mort des sensations semblables à celles que nous avons eües pendant nôtre vie. Car il n’est plus necessaire que ces sensations soient propotionées à l’état & à la conservation d’un corps, qui ne subsiste plus pour nous. Le dessein que l’Auteur de la nature a eu de nous interesser dans la conservation de ce corps, par le plaisir que les alimens nous donnent ayant cessé, on conçoit sans peine que le plaisir du goût n’est point un sentiment, qui ayt lieu aprés la mort, à moins que Dieu ne l’attache à d’autres objets pour d’autres fins ; mais il ne semble que l’oüie & la veüe n’étant pas seulement destinées à la conservation du corps : mais aussi à la recherche de tout ce qui peut nourir l’admiration & la reconnoissance, que nous avons pour le Createur, nous n’avons aucune bonne raison de croire, que ces sensations ne subsistent point aprés nôtre mort. J’avoüe que nous ne verrons point par l’ébranlement du nerf optique : mais cela n’empéche voint, que nous ne puissions voir. Car au fond qu’est ce que l’ébranlement du nerf optique a de commun avec le sentiment de la lumiere ? Ces choses n’ont naturellement aucun raport l’une avec l’autre ; & si nous voyons la lumiere & les choses visibles à l’occasion du nerf optique agité d’une certaine maniere, rien n’empêche, que nous n’ayons ces mêmes sensations à l’occasion de la matiere étherée, qui avoit accoûtumé d’ébranler le nerf optique ; ce qui peut se dire à proportion de l’oüie. Mais quand nous n’aurions point ces mêmes sensations, que nous importe, puis que nous en aurons d’autres, & même d’un ordre plus élevé. Car comme en perdant le corps, nous n’aurons perdu que ce qui nous contraignoit & nous abaissoit, nous ne devons point craindre, que nôtre esprit perde rien, en se détachant de la matiere, de la pureté & de la noblesse de ses operations.

Il n’est pas trop permis, & il est d’ailleurs assés inutile, de vouloir s’abandonner à ses conjectures sur des choses qu’il a pleu à Dieu de nous cacher : mais peut-être n’y auroit-il point trop de hardiesse à conjecturer, que comme l’abaissement de l’homme pendant sa vie consiste en ce que l’intelligence est soumise au sentiment, la gloire qui suivra la mort consistera en ce que le sentiment sera parfaitement soumis à l’intelligence. En effet présentement que l’ame est descendue du ciel en terre pour habiter dans une maiſon d’argile, il ne s’agit point d’étendre ſes veües & ſes lumieres : mais il s’agit au contraire de les reſſerer & de les borner afin qu’elle ne dédaigne pas de les employer à la conſervation du corps. Mais lors que l’ame montera de la terre vers le ciel, où il ne faudra plus qu’elle travaille à conſerver un corps : mais à glorifier Dieu, il ne s’agira plus de borner & de reſſerrer ſes connoiſſances : mais de les étendre & de les épurer, pour les rendre plus dignes de Dieu, qu’elles auront pour objet.

La ſeconde deſtruction que nous trouvons dans la mort n’eſt pas moins imaginaire. Car ſi nous voyons rompre les liens qui nous attachoient à la ſocieté, nous ne devons point croire que nous demeurions pour cela ſans attachement. La ſocieté des eſprits vaut bien celle des corps, quoy qu’en penſe la nature foible & préoccupée ; & quand nous perdrons ces yeux & ces oreilles deſtinés au commerce, que nous avons avec les hommes, nous nous conſolons puis que nous ne pouvons douter que nous n’acquerions d’autres manieres de sentir & de connoître par la force d’une autre institution proportionée à nôtre état.

Enfin j’avoüe qu’un homme qui demeure dans ce monde & qui perd les membres de son corps est à plaindre. Mais quand un homme est transporté dans un autre monde, qu’il voit une autre économie d’objets, que seroit-il de ces sens, qui ont du raport avec ce monde & qui n’en ont point avec son état. Le mal vient de ce que nous donnons trop au corps & trop peu à l’ame dans l’idée ordinaire, que nous avons de nous mêmes, au lieu qu’à suivre les idées distinctes de choses, nous ne saurions trop donner à l’esprit & trop peu à la matiere.

Et ici j’oseray hardiment avancer une maxime qui paroîtra un paradoxe assés extraordinaire ; c’est que quoy que selon l’idée confuse que nous avons de ces choses, la mort soit beaucoup plus capable de nous humilier que la vie, cependant selon l’idée distincte & dans la verité de la chose la vie est un objet plus humiliant que la mort.

La mort humilie le grand Seigneur, le Prince, le Monarque : mais la vie humilie l’homme, & c’et dire beaucoup plus. La mort nous ôte les appuys de nôtre vanité : mais la vie dans l’abaissement où elle nous réduit, suspend en nous presque tous les sentimens de nôtre veritable grandeur. La mort fait descendre le corps dans le sepulchre : mais la vie fait, pour ainsi dire, descendre nôtre ame du ciel en terre. La mort finit le commerce que nous avions avec le monde : mais la vie suspend le commerce naturel, que nous devions avoir avec Dieu & pour lequel nôtre cœur se sent fait. La mort est suivie de tenebres, de vers, de pourriture : que nous ne sentons pas : la vie est toute composée de foiblesses, de bassesses ; d’infirmités, de disgraces, lesquelles nous sentons.

Il est donc vray qu’on se préoccupe & qu’on se trompe, lors qu’on s’éfraye par les idées s’abandon, de necessité, de solitude & de destruction, qui entrent dans l’image de la mort ; mais voici en quoy l’on ne se trompe pas ; c’est lorsqu’on redoute le Jugement de Dieu, qui accompagne la mort. Car il est certain que ce jugement ne peut être que terrible à une conscience, qui se sent chargée de divers pechés ; & où est l’homme qui ne se trouve dans cet état, pour peu de reflexion qu’il fasse sur sa vie passée ? Il est vray que ce moment est redoutable, duquel on conçoit que dépend toute l’éternité : mais certainement le cœur de l’homme se fait aussi en cela diverses illusions. Il s’imagine que c’est le moment de la mort, qui est le prix de la vie éternelle ; & il ne voit pas que ce n’est pas ce moment : mais toute sa vie que Dieu demande, que ce moment n’a en soy rien qui soit plus agreable à Dieu & que toute son importance consiste simplement en ce qu’il est le dernier moment, & qu’enfin ce n’est point ce moment qui contracte avec la justice de Dieu : mais tout le temps qu’on a passé dans l’impénitence.

Le sentiment donc de nôtre immortalité, de nos perfections, & de nôtre fin s’accorderont admirablement bien, & avec les autres sentimens de la nature, & avec les principes de la Religion, que Dieu nous a donné pour nous consoler, malgré tout ce que ce Roy des épouvantemens paroit avoir d’affreux & de terrible.