L’Esprit souterrain/1/02

La bibliothèque libre.
◄  I
III  ►


II


Son cœur battait si fort que ses yeux se troublaient et sa tête tournait. Machinalement il entreprit de mettre ses affaires en ordre. Il dénoua le paquet de ses hardes; puis il ouvrit sa malle de livres et voulut les ranger. Mais bientôt ce travail le lassa. À chaque instant s’offrait à ses yeux éblouis l’image de cette jeune femme dont l’apparition avait bouleversé son âme et vers qui tout son cœur se portait dans un irrésistible élan. Tant de bonheur désorientait sa pâle existence, ses pensées s’obscurcissaient ; il éprouvait comme une agonie d’incertitude et d’espérance.

Il prit son passe-port et le porta au logeur, espérant voir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine la porte, prit le papier et dit

— C’est bien ; vis en paix. Et la porte se referma.

Ordinov resta un instant étonné. Sans s’expliquer pourquoi l’aspect de ce vieillard, au regard empreint de haine et de méchanceté, lui était pénible. Mais l’impression désagréable se dissipa bientôt. Depuis trois jours, Ordinov vivait dans un véritable tourbillon, qui contrastait singulièrement avec son ancienne tranquillité. Il ne pouvait ni ne voulait réfléchir. C’était une sorte de confusion. Il sentait sourdement que sa vie venait de se briser en deux parts. Maintenant il n’avait qu’un désir, qu’une passion, et nulle autre pensée ne pouvait le troubler.

Il rentra dans sa chambre et y trouva près du poète où cuisait le dîner une petite vieille bossue, si sale et si déguenillée qu’il fut pris de compassion pour elle. Elle paraissait très-méchante. De temps à autre elle marmonnait, en remuant sa bouche édentée et son nez. C’était la domestique. Ordinov essaya de lui parler, mais elle se tut évidemment par malice. À l’heure du dîner, elle sortit du poêle des stchi[1], des pâtés, de la viande, et les porta chez ses maîtres, puis elle en apporta autant à Ordinov. Après le dîner, un silence complet régna dans la maison.

Ordinov prit un livre et le feuilleta, s’efforçant de comprendre et n’y parvenant pas malgré plusieurs lectures. Impatienté, il jeta le livre et de nouveau voulut mettre ses affaires en ordre. Enfin il prit son chapeau, son manteau, et sortit. Il allait au hasard, sans voir la route, tâchant de se recueillir, de concentrer quelques pensées éparses et de se rendre compte de sa situation. Mais cet effort ne réussit qu’à augmenter ses souffrances. Le froid et le chaud l’envahissaient alternativement, et il avait parfois de tels battements de cœur qu’il était obligé de s’appuyer au mur. « Non, mieux vaut la mort », pensait-il, « mieux vaut la mort », murmura-t-il de ses lèvres tremblantes et enflammées, sans songer à ce qu’il disait.

Il marcha très-longtemps. Enfin il s’aperçut qu’il était mouillé jusqu’aux os et remarqua pour la première fois que la pluie tombait à verse. Il retourna chez lui. Non loin de la maison il aperçut le dvornik et crut voir que le Tartare le regardait fixement et avec curiosité, puis fit mine de s’éloigner en voyant qu’Ordinov l’avait aperçu.

— Bonsoir, lui dit Ordinov en l’atteignant. Comment t’appelle-t-on ?

— On m’appelle dvornik, répondit l’autre en souriant.

— Y a-t-il longtemps que tu es dvornik ici ?

— Longtemps.

— Mon logeur est un mechtchanine ?

— Mechtchanine, s’il te l’a dit.

— Que fait-il ?

— Il est malade, il vit, il prie Dieu.

— C’est sa femme ?…

— Quelle femme ?

— Celle qui habite avec lui.

— Sa fa-a-me, s’il te l’a dit. Adieu, barine.

Le Tartare toucha sa casquette et pénétra dans sa loge.

Ordinov rentra chez lui. La vieille, en marmonnant et en grognant toute seule, lui ouvrit la porte, la ferma au verrou et monta sur le poêle où elle achevait son siècle[2]. La nuit venait. Ordinov alla chercher de la lumière, mais la porte des logeurs était fermée à clef. Il appela la vieille qui, dressée sur son coude, le regardait fixement et paraissait inquiète de le voir près de cette serrure. Elle lui jeta sans rien dire un paquet d’allumettes, et il entra dans sa chambre. Pour la centième fois il essaya de mettre en ordre ses effets et ses livres. Mais bientôt, sans s’expliquer ce qui lui arrivait, il fut obligé de s’asseoir sur un banc et tomba dans un bizarre engourdissement. Par instants, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas un sommeil, mais une torpeur maladive. Il entendit une porte s’ouvrir et comprit que les logeurs rentraient de la prière du soir. Il lui vint à l’esprit qu’il avait quelque chose à leur demander, il se leva et eut la sensation qu’il marchait, mais il fit un faux pas et tomba sur un tas de bois que la vieille avait jeté dans la chambre. Il resta là, inanimé, et quand il ouvrit les yeux, longtemps après, il s’étonna d’être couché sur le banc, tout habillé : sur lui, avec une tendre sollicitude, se penchait un visage de femme, un adorable visage tout humide de larmes douces et comme maternelles. Il sentit qu’on déposait un oreiller sous sa tête, qu’on le couvrait de quelque chose de chaud et qu’une main fraîche touchait son front brûlant. Il aurait voulu dire : Merci ! Il aurait voulu prendre cette main, la porter à ses lèvres arides, l’arroser de ses larmes et l’embrasser, l’embrasser toute une éternité ! Il aurait voulu dire bien des choses, mais il ne savait quoi. Surtout il aurait voulu mourir en cet instant. Ses mains étaient de plomb, il ne pouvait les mouvoir, il était inerte et entendait seulement son sang battre dans ses artères avec une extraordinaire violence. Il sentit encore qu’on lui mouillait les tempes… Enfin il s’évanouit.

Le soleil cinglait d’une gerbe de rayons d’or les carreaux de la chambre quand Ordinov s’éveilla, vers huit heures du matin. Une sensation délicieuse de calme, de repos, de bien-être, caressait ses membres. Puis il lui sembla que quelqu’un était naguère auprès de lui, et il acheva de s’éveiller en cherchant anxieusement cet être invisible. Il aurait tant voulu étreindre son amie et lui dire pour la première fois de la vie : « Salut à toi, mon amour ! »

— Mais que tu dors longtemps ! dit une légère voix de femme.

Ordinov tourna la tête, et le visage de sa belle logeuse se pencha vers lui avec un affable sourire, clair comme le jour.

— Tu as été longtemps malade ! reprit-elle. Mais c’est assez, lève-toi. Pourquoi rester ainsi en prison ? La liberté est meilleure que le pain, plus belle que le soleil. Allons, lève-toi, mon mignon, lève-toi.

Ordinov saisit et serra fortement la main de la jeune fille. Il pensait rêver encore.

— Attends, dit-elle, je vais te faire du thé. En veux-tu ? Prends-en, va, ça te fera du bien : je le sais, moi, j’ai été malade aussi.

— Oui, donne-moi à boire, dit Ordinov d’une voix faible en se levant. Il était sans forces. Un frisson lui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris, comme rompus. Mais il avait le cœur en fête, et le soleil l’échauffait comme un feu de joie. Une vie nouvelle, puissante, inconnue, commençait pour lui. La tête lui tournait faiblement.

— On t’appelle Vassili, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. J’ai mal entendu, ou c’est le nom que le logeur te donnait hier.

— Oui, Vassili, et toi ? Dit Ordinov.

Il voulut s’approcher d’elle, mais il se soutenait à peine et chancela. Elle le retint par la main, en riant.

— Moi, je m’appelle Catherine.

De ses grands et clairs yeux bleus elle plongeait au fond du regard d’Ordinov. Tous deux se tenaient fortement les mains, sans plus parler.

— Tu as quelque chose à me demander, dit-elle enfin.

— Oui… Je ne sais, répondit Ordinov, et il eut un éblouissement.

— Comme tu es, vois ! Assez, mon mignon, ne te chagrine pas. Mets-toi ici, au soleil, près de la table… Reste tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle en le voyant faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir, tu auras tout le temps de me voir.

Un instant après, elle apporta le thé, le posa sur la table et s’assit en face d’Ordinov.

— Prends, dit-elle, bois. Eh bien ! As-tu toujours mal à la tête ?

— Non, maintenant, non… Je ne sais pas, peut-être ai-je mal… Mais je ne veux plus… J’en ai assez !… Ah ! Je ne sais pas ce que j’ai, ajouta-t-il, suffoqué ; et reprenant la main de Catherine : Reste ici, ne t’éloigne pas. Donne, donne-moi tes mains… Tu m’éblouis, je te regarde comme un soleil ! S’écria-t-il comme arrachant ces mots de son cœur. Les sanglots lui serraient la gorge.

— Mon pauvre ! Tu n’as probablement pas vécu avec de bonnes gens. Tu es seul, tout seul ? N’as-tu pas de parents ?

— Non, personne. Je suis seul… Mais ça m’est égal. Maintenant ça va mieux… Je suis bien, maintenant ! Dit Ordinov avec le ton du délire.

Il lui semblait que la chambre tournait autour de lui.

— Moi aussi j’ai longtemps vécu toute seule… Comme tu me regardes !… dit-elle après un silence. Eh bien… et après ? On dirait que mes yeux te brûlent ! Tu sais, quand on aime quelqu’un… Moi, dès le premier moment je t’ai pris dans mon cœur. Si tu es malade, je te soignerai comme moi. Mais il ne faut plus être malade, non, Quand tu iras mieux, nous vivrons comme frère et sœur, veux-tu ? Une sœur, c’est difficile à trouver quand Dieu ne vous en a pas donné.

— Qui es-tu ? D’où es-tu ? Murmura Ordinov.

— Je ne suis pas d’ici… De quoi t’occupes-tu ?… Tu sais ce conte : il y avait une fois douze frères dans une grande forêt. Une jolie fille s’y égara ; elle entra dans leur maison, y mit tout en ordre, y imprégna toutes choses de sa tendresse. À leur retour, les frères devinèrent qu’une sœur leur était venue, et ils l’appelèrent, et elle se montra. Tous l’appelèrent sœur et lui laissèrent sa chère liberté. Elle fut leur sœur et leur égale… Connaissais-tu ce conte ?

— Je le connais, dit Ordinov.

— Il fait bon vivre. Est-ce que tu aimes la vie ?

— Oui ! Oui ! S’écria Ordinov, longtemps, longtemps, tout un siècle de vie !

— Eh bien ! Je ne sais pas, dit pensivement Catherine, moi, je voudrais mourir. C’est pourtant bon d’aimer la vie et les braves gens, oui… Regarde, te voilà redevenu blanc comme la farine !

— Oui, la tête me tourne…

— Attends, je vais t’apporter un matelas et un autre oreiller. Je te les mettrai là, tu t’endormiras en rêvant de moi, et le mal passera… Notre vieille bonne aussi est malade…

Elle parlait tout en faisant le lit, et parfois elle regardait Ordinov et lui souriait par-dessus l’épaule.

— Que de livres tu as ! Dit-elle en soulevant la malle.

Elle vint au jeune homme, le prit par la main, le mena au lit et le couvrit d’une couverture.

— On dit que les livres corrompent l’homme, continua-t-elle en hochant la tête d’un air capable. Tu aimes lire dans les livres ?

— Oui, dit au hasard Ordinov, sans savoir s’il dormait ou s’il veillait, et en serrant fortement la main de Catherine pour s’assurer qu’il ne dormait pas.

— Chez mon patron aussi il y a beaucoup de livres. Veux-tu les voir ? Il dit que ce sont des livres de piété, et il m’y lit toujours. Je te les montrerai plus tard, et tu m’expliqueras ce qu’il m’y lit.

— Parle-moi encore, murmura Ordinov en la regardant fixement.

— Aimes-tu prier ? Demanda-t-elle après un silence. Sais-tu, moi, j’ai toujours peur, j’ai peur…

Elle n’acheva pas et parut s’abîmer dans une profonde rêverie. Ordinov porta sa main à ses lèvres.

— Pourquoi baises-tu ma main ? Dit-elle en rougissant. Eh bien ! Prends, baise-les, continua-t-elle en riant et en lui donnant ses deux mains. Puis, en retirant une, elle la posa sur le front brûlant du jeune homme et se mit à lui lisser et à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit par terre, près du lit, et colla sa joue à la joue d’Ordinov, lui caressant le visage de son haleine humide et tiède. Tout à coup il sentit des larmes abondantes et brûlantes tomber comme du plomb fondu des yeux de la jeune fille sur ses joues. Il devenait de plus en plus faible, ses mains ne pouvaient plus se mouvoir. À ce moment on entendit heurter à la porte et le verrou grincer. Ordinov put encore se rendre compte de la présence du vieillard derrière la cloison. Il vit, assez nettement, Catherine se lever, sans hâte, sans embarras, et faire sur lui un signe de croix. Il venait de fermer les yeux quand un chaud et long baiser lui brûla les lèvres. Il ressentit comme un coup de couteau en plein cœur, poussa un gémissement et s’évanouit de nouveau.

Alors commença pour lui une vie étrange.

Parfois, dans une confuse conscience, il se voyait condamné à vivre dans une sorte d’inéluctable rêve, un singulier cauchemar de luttes stériles. Épouvanté, il essayait de réagir contre cette fatalité, mais dans le moment le plus désespéré d’une lutte acharnée, une puissance inconnue le terrassait de nouveau ; de nouveau il sentait qu’il perdait connaissance, de nouveau un abîme d’obscurité profonde, sans limites, sans rien devant lui, et il s’y précipitait en criant d’angoisse et de désespoir. Parfois, au contraire, c’étaient des instants de bonheur qui dépassaient ses forces et l’anéantissaient. Alors son corps avait acquis une vivacité convulsive ; le passé s’éclairait, l’heure présente n’était que joie et victoire ; il rêvait éveillé un bonheur inouï. Qui a connu de tels instants ? Une ineffable espérance vivifie l’âme comme une rosée, on voudrait pleurer de joie, et bien que l’organisme soit vaincu par tant de sensations extrêmes, bien qu’on sente le tissu de la vie se déchirer, on s’applaudit d’une régénération et d’une résurrection. Parfois encore il s’assoupissait, et revivait alors, tous ensemble, les événements des derniers jours : mais ce n’étaient que des apparitions étranges et problématiques. Et parfois enfin le malade perdait le souvenir et s’étonnait de ne plus être dans son vieux coin, chez son ancienne logeuse ; il s’étonnait que la vieille ne vînt plus, comme elle en avait l’habitude aux heures tardives du crépuscule, vers le poêle, qui s’éteignait et jetait encore des lueurs intermittentes dont s’illuminaient les angles de la pièce, chauffer ses mains osseuses et tremblantes, sans cesser de radoter à mi-voix, et en jetant parfois des regards de surprise à son locataire qu’elle considérait comme un maniaque à cause de son acharnement au travail. – Et d’autres fois enfin, il se rappelait qu’il avait déménagé. Mais comment cela s’était-il fait ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi ce déménagement ? Il ne savait, tout son être s’était abstrait de sa propre personnalité dans une tension irrésistible et constante. Où donc l’appelait-on et qui est-ce qui l’appelait ? Qui avait mis dans son sang ce feu insupportable qui le consumait ? Il ne pouvait s’en rendre compte, il avait oublié. Souvent il croyait voir passer une ombre et s’efforçait de la saisir ; souvent il croyait entendre tout près de son lit le froissement de pas légers et le murmure de paroles tendres et caressantes, douces comme une musique. Un souffle humide et haletant glissait sur son visage, et tout son être frémissait d’amour. Des larmes ardentes brûlaient ses joues enfiévrées, et un soudain, un long et tendre baiser aspirait ses lèvres ; alors il lui semblait que sa vie s’éteignait, il lui semblait que le monde, autour de lui, s’était arrêté, que le monde était mort pour des siècles et des siècles, qu’une nuit dix fois séculaire enténébrait l’étendue.

Mais, à d’autres heures, le souvenir lui revenait de ses années d’enfance. Il revivait ces années sans trouble et leurs joies sereines, et leur bonheur perpétuel, et ce premier étonnement – si doux ! – de la vie, alors qu’un essaim d’esprits bienfaisants sortait de chaque fleur qu’il cueillait, et jasait avec lui sur le pré luxuriant, devant la petite maisonnette nichée dans un bouquet d’acacias. Les doux esprits lui souriaient de l’extrémité du grand lac transparent au bord duquel il se plaisait à rester durant des heures entières, à écouter le bruit des vagues. Et c’étaient les esprits qui l’endormaient au frémissement de leurs ailes, dans des rêves colorés et riants, à l’heure où sa mère se penchait sur son petit lit, lui faisait au front le signe de la croix, l’embrassait et le berçait de chansons de nourrice durant les longues nuits paisibles. Mais voilà qu’apparaissait un être qui lui causait des terreurs au-dessus de son âge et versait dans sa vie les premiers poisons du chagrin. Il sentait confusément que cet être, ce vieillard inconnu pèserait sur tout son avenir, et il le regardait en tremblant et ne pouvait détourner de lui ses yeux un seul instant. Ce maudit vieillard le poursuivait partout. Au jardin, il l’épiait et le saluait hypocritement en hochant la tête derrière chaque arbuste. À la maison, il se transformait en chacune des poupées de l’enfant, et riait, et le harcelait, grimaçant dans ses mains comme un méchant gnome. À l’école, il excitait contre lui ses camarades inhumains, ou bien, prenant place sur le banc, il lui apparaissait, blotti dans chacune des lettres de sa grammaire. Et pendant la nuit il s’asseyait à son chevet… Il chassait l’essaim des esprits bienfaisants qui jadis battaient de leurs ailes d’or et de saphir autour de la couchette. Il chassait aussi loin de l’enfant, et pour toujours, sa pauvre mère, et, durant des nuits interminables, il murmurait un conte fantastique, incompréhensible pour le pauvre petit, mais qui le déchirait et l’agitait de terreurs et de passions prématurées. Et sourd aux sanglots, sourd aux prières, le vieux continuait jusqu’à ce que sa victime tombât dans une torpeur voisine de l’évanouissement… Tout à coup l’enfant se réveillait homme fait : des années avaient passé, il retombait brusquement dans sa situation actuelle, et brusquement il comprenait qu’il était seul et étranger dans le monde entier, seul parmi des gens mystérieux et sujets à caution, parmi des ennemis toujours réunis dans un coin de la chambre obscure, et chuchotant entre eux, et échangeant des signes d’intelligence avec la vieille accroupie auprès du feu, qui leur montrait du geste le malade et puis se remettait à chauffer ses mains ridées. Une extrême inquiétude s’emparait de lui. Il cherchait à savoir quels étaient ces gens et pourquoi il se trouvait chez eux ; et il soupçonnait qu’il s’était égaré dans un repaire de malfaiteurs où quelque puissance inconnue l’avait entraîné sans lui laisser la liberté d’examiner l’aspect des habitants et du maître. Et la peur le prenait tandis que, dans les ténèbres, la vieille à tête blanche et tremblante accroupie devant le feu qui s’éteignait commençait un long récit, à voix basse. Et à son immense terreur le conte prenait corps devant lui ; c’étaient des gestes, des visages, il revoyait tout, depuis les rêves confus de son enfance jusqu’à ses plus récentes pensées ; et toutes ses actions, et toutes ses lectures, et tout ce qu’il avait oublié dès longtemps ; tout s’anime, prend une apparence, atteint à des hauteurs vertigineuses et tourbillonne autour de lui. Il voit s’ouvrir devant ses yeux des jardins magiques et fastueux, naître et mourir des villes entières, des cimetières entiers lui envoyer leurs morts ressuscités, des races entières grandir et décroître, et chacune de ses pensées se matérialisait autour de son chevet de malade, chaque rêve prenait corps en naissant, de telle sorte qu’il n’avait plus d’idées spirituelles, mais des mondes physiques et des constructions tangibles d’idées. Et il se voyait lui-même perdu comme un grain de sable dans cet étrange univers, infranchissable, infini, et il sentait la vie peser de tout son poids sur son indépendance et le poursuivre sans trêve comme une éternelle ironie. Et il se voyait mourir et tomber en poussière sans espérance de résurrection pour l’éternité. Et il cherchait où s’enfuir, sans trouver un coin pour se cacher dans cet abominable monde. Enfin, éperdu d’horreur, il réunit ses forces, jeta un cri et s’éveilla…

Il s’éveilla baigné d’une sueur glaciale. Autour de lui régnait un silence de mort. La nuit était profonde. Mais il lui semblait que quelque part se continuait encore le merveilleux conte, qu’une voix enrouée ressassait l’interminable récit qu’il croyait reconnaître. Et cela parlait de forêt sombre, de brigands audacieux, d’un gaillard déterminé presque semblable à Stegnka Razine, et de joyeux compagnons, et de bourlakis[3], et d’une jolie fille, et de la mère Volga[4]. N’était-ce pas une illusion ? Entendait-il vraiment ? Une heure entière il resta ainsi aux écoutes, les yeux ouverts, immobile, dans une torpeur douloureuse. Enfin il s’assit avec précaution, et se réjouit de se sentir assez fort, d’une force que sa terrible maladie n’avait pas épuisée. Le délire avait cessé, la réalité recommençait. Il s’aperçut qu’il était encore vêtu comme lors de sa conversation avec Catherine et en conclut qu’il ne devait pas s’être écoulé beaucoup de temps depuis le matin où elle l’avait quitté. Une sorte de fièvre de volonté enflammait son sang. En tâtant le long du mur il trouva un grand clou fiché en haut de la cloison contre laquelle était rangé son lit, et s’y suspendant de tout le poids de son corps il se dressa et parvint avec peine jusqu’à une certaine fente qui filtrait dans la chambre une très-faible lumière. Il appliqua un de ses yeux à cette fente et se mit à regarder en retenant sa respiration.

Dans un coin de la chambrette des logeurs il y avait un lit, et, devant le lit, une table couverte d’un tapis encombré de livres de grand et antique format, reliés comme des missels. Contre le mur était clouée une image aussi vieille que celle qu’Ordinov avait dans sa propre chambre. Devant l’image brûlait une lampe. Le vieux Mourine était étendu sur son lit, malade, pâle comme la laine, couvert d’une fourrure. Il tenait un livre ouvert sur ses genoux. Catherine était couchée sur un banc près du lit, un bras autour de la poitrine du vieillard, la tête penchée sur son épaule. Elle le regardait avec des yeux attentifs, tout brillants d’un étonnement enfantin, et semblait écouter avec une curiosité infinie ce qu’il lui racontait. Par moments, la voix du conteur s’élevait, l’animation se peignait sur sa figure blême, il fronçait le sourcil, ses yeux jetaient des éclairs, et Catherine semblait frissonner de terreur. Alors quelque chose qui ressemblait à un sourire apparaissait sur les traits du vieillard, et Catherine aussi souriait, doucement. Par moments les larmes brillaient dans ses yeux, et le vieillard la caressait comme un enfant, et elle l’étreignait plus fortement de son bras nu, si blanc ! Et laissait amoureusement rouler sa tête sur la poitrine du malade.

Ordinov se demandait si tout cela n’était pas un rêve. Il parvenait à s’en convaincre, mais le sang lui montait à la tête, et les veines de ses tempes se gonflaient. Il lâcha le clou, se leva de son lit, et en chancelant, sans comprendre lui-même son action, marcha comme un somnambule jusqu’à la porte des logeurs et se laissa violemment tomber contre cette porte. Le verrou rouillé céda avec fracas, et Ordinov se trouva au milieu de la chambre à coucher des logeurs. Il vit Catherine tressaillir et se lever en sursaut ; il vit la fureur étinceler dans les yeux du vieillard, sous ses sourcils énormes violemment contractés, et tout à coup sa figure devenir affreuse. Il vit encore le vieillard saisir, sans le quitter des yeux, le fusil pendu au mur. Il vit enfin la lueur du canon braqué droit sur lui, d’une main mal assurée et que la fureur faisait trembler… Un coup de feu retentit, puis un cri surhumain, sauvage, lui succéda, et quand la fumée fut dissipée, Ordinov aperçut un terrible spectacle. Frémissant d’horreur, il se pencha sur le vieillard. Mourine gisait par terre, tordu dans des convulsions, absolument défiguré et les lèvres blanches d’écume. Ordinov comprit que le malheureux était en proie à une épouvantable attaque d’épilepsie. Il aida Catherine à le soigner.

  1. Sorte de potage aux choux.
  2. Expression russe.
  3. Haleurs sur le Volga.
  4. Expression russe. On dit aussi le père Don.