L’Esprit souterrain/2/11

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XI


Il n’y a rien de mieux au monde qu’une inertie consciente. Vive donc le souterrain !

Ah ! pourquoi en suis-je jamais sorti ? Pourquoi n’y suis-je pas né ? ― Car j’ai voulu essayer de vivre, je vous l’ai dit : j’ai essayé d’être goujat. ― Peut-être même ai-je aussi essayé d’être héros. Rien, il n’y a rien dans le monde pour moi. Mon passé est une perpétuelle et ironique négation. Hélas ! j’ai rêvé, je n’ai pas vécu ! et pourtant je vais bientôt mourir. De cela je ne me plains pas trop. Pourtant, messieurs, avouez vous-mêmes que ce n’est pas juste !

J’ai rêvé la vie au loin, sur les bords de la mère Volga, avec la si belle, la si étrange fille, dont je n’ai pas eu la force de m’emparer quand elle m’était offerte, elle ma vraie vie, ma seule vie, et depuis ce jour-là je suis mort avant la mort, tué par une apparition farouche, une ombre de vieux satyre qui n’a peut-être jamais existé, et je disserte…

Je vous jure, messieurs, que je ne crois pas un traître mot de tout ce que je viens d’écrire, ― c’est-à-dire, peut-être bien au contraire j’y crois très-vivement, ― et pourtant quelque chose me dit que je mens comme un cordonnier.

― Pourquoi donc avez-vous écrit tout cela ?

― Je voudrais bien, messieurs, vous voir condamnés à quarante ans de néant, et je voudrais bien ensuite savoir ce que vous seriez devenus !

― Imaginez un peu cela, je vous prie : vous n’avez pas eu d’existence réelle, et dans un caveau où ne pénètre qu’une lumière de crépuscule finissant, une aube d’agonie, vous vous demandez ce que c’est que la vie, et ce que c’est que le jour. Je vous ai donné quarante ans pour vous faire une opinion sur ces graves sujets, et aujourd’hui, premier jour de la quarante et unième année, je vous interroge : « Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que… ? » Mais vous ne me laissez pas finir. Vous avez tant pensé, tant réfléchi, que vous éclatez en paroles, un peu incohérentes, mais non pas tout à fait dénuées d’un certain sens, ― qui, je l’avoue, n’est peut-être pas le sens commun.