L’Exode/2/3

La bibliothèque libre.
Oscar Lamberty (p. 81-90).
◄  II
IV  ►

III

Bien qu’il eût à peine passé quarante-cinq ans, Frédéric Sauvelain était chauve et fort épuisé par les privations et les soucis de la vie d’artiste. Sa longue barbe commençait à grisonner et ses yeux profonds, sous la rudesse des sourcils, avaient quelque chose de fiévreux.

Mais quand son regard, d’un gris d’acier, s’immobilisait à vous écouter, deux plis amers se creusaient aux coins de sa moustache en cascade, pour peu qu’il soupçonnât le mensonge ou la dissimulation.

Il sifflotait alors, et son silence vous gênait, vous portait à rougir. Aussi n’avait-il guère avancé sa fortune.

Malgré son caractère sauvage, inhabile aux démarches de la réclame, il avait pu soutenir son ménage, élever son fils et peindre à sa manière, qui était rude et somptueuse.

Il était venu causer des événements avec Philippe. Assis sur le divan, dans le salon, il se lamentait à l’écroulement de la civilisation. Pensif, l’écrivain écoutait cet homme grave dont la vie entière avait été jusqu’alors une ascension pénible vers la beauté.

— Quand on pense, disait-il, accoudé sur un genou et le menton dans la main, quand on pense que nous nous sommes tourmentés toute notre vie, toi pour écrire une belle page, moi pour peindre un bon tableau !… C’est à n’y pas croire !… Étions-nous des imbéciles, des visionnaires, ou simplement des dupes ?… Je commence à croire que Léon n’avait pas tort en me traitant de vieux fou…

C’était de son fils qu’il parlait ainsi, jeune ingénieur électricien « de la nouvelle génération », que Frédéric n’avait pu convertir à son austère idéalisme.

De nouveau, il soupira :

— C’est la barbarie qui va s’étendre sur le monde !

— Oui, dit Philippe, c’est la fin de tout… Je ne crois plus à rien.

Frédéric montra du regard le portrait de Nietzsche, à la muraille :

— Hein !… Est-elle assez lâche, assez vile, sa morale des forts !… Il devrait bien ressusciter, l’animal, et voir ses disciples à l’œuvre !… Ah ! Dieu… en a-t-il fourni des prétextes à la mufflerie de ses contemporains !

Philippe, qui suivait sa propre pensée, murmura :

— Dire que pas un de nous n’est sûr de vivre, après l’arrivée de ces brutes !

— Si nous étions en guerre contre la France, nous penserions à des hommes sous l’uniforme du soldat !… Mais le Prussien : un casque à pointe et une baïonnette !

La terreur même qu’inspirait l’Allemagne la marquait au front du signe d’infamie.

— Pouah ! fit le peintre, qui se leva, ne pouvant tenir en place.

— C’est honteux ! dit Frédéric, après un long silence…

Il lui était inconcevable que l’Allemagne eût renié sa signature, qu’elle jetât au panier les morceaux déchirés de son honneur. Car, enfin, un grand pays ne peut être parjure, sans ruiner du même coup les fondements de la civilisation.

— Toute notre société repose sur la valeur d’une signature !… Si les Allemands triomphent, à qui osera-t-on se fier ? À quel serment pourrons-nous croire encore ?

Et Frédéric, dans sa rage impuissante, arrêtait ses pas de fauve encagé :

— Ah ! se sentir vieux, désarmé devant ces soudards !

— Le plus grave, ajouta Philippe, c’est qu’ils ont empoisonné l’âme du monde. Ces gens-là se font gloire d’obéir comme des esclaves. Encore, si c’était à leur conscience ! Mais c’est à une poignée de bandits. Et ils s’enorgueillissent de leur puissance, qui n’est que l’abaissement de soixante millions d’individus !…

Frédéric se laissa tomber dans un fauteuil, et ses yeux brillèrent à l’image des jours d’horreur qu’on allait vivre :

— Comme ils bavaient tous, en parlant de la guerre, les sombres bestiaux !… Je me rappelle un amateur allemand qui me disait, l’année dernière : je comprends que la France nous en veuille, nous lui avons pris l’Alsace-Lorraine. Je comprends que l’Angleterre nous déteste, elle est jalouse de notre prospérité ; mais, vous autres Belges, vous devriez marcher avec nous, car c’est à nous, à notre industrie, à notre commerce que vous devez votre richesse… Quant à votre Congo, il vous coûte cinquante millions par an ; vous êtes incapables de l’exploiter… D’ailleurs, tôt ou tard, vous ferez partie de notre empire, nous avons besoin d’Anvers. Et il me prédisait la guerre ; mais, comme tout le monde, je ne pouvais pas y croire, je ne pouvais pas m’imaginer que ce Philistin parlait sérieusement…

Un peu plus tard, quand Marthe et sa belle-sœur vinrent prendre un verre de champagne, ce fut en apportant un panier de provisions.

Longue et maigre, comme son frère, Mme Sauvelain gardait une beauté de proportions que faisait valoir une attitude qui semblait toujours en garde contre les offenses et les humiliations. Ses traits, un peu secs, devenaient durs dans la colère, mais un joli sourire se jouait sur ses lèvres aux plus légères avances de sympathie ou de considération.

En la comparant à Marthe, on se plaisait à dire :

— Il s’en faut qu’elle soit aussi bonne ; mais elle est juste avec passion.

Elle était juste jusqu’à l’intolérance. Après vingt ans de fréquentation du monde artiste, où elle avait beaucoup nui aux intérêts de Sauvelain, elle y avait trop souffert pour n’être pas impitoyable à cette lutte féroce des égoïsmes qu’on nomme la société.

Ses opinions sur le monde s’accordaient avec celles de Philippe ; mais son frère, à force de lectures, était devenu tolérant Elle, au contraire, s’aigrissait avec l’âge. Elle se croyait une victime choisie du destin, qui déchaînait la guerre au moment où Frédéric touchait au but, après vingt années d’efforts… Et leur fils, qu’ils avaient eu tant de peine à élever, à conduire jusqu’au bout de ses études, jusqu’à la situation où il gagnait enfin sa vie, ce fils devait tout quitter pour combattre les Allemands !

Que de fois on avait eu peur de le voir gâter son avenir ; et Dieu sait si sa mauvaise tête avait inquiété ses parents ! De bonne heure, il s’était tourné vers les mathématiques, à l’étonnement de son père, qui n’y entendait rien. Imbu des idées de sa génération, le fils méprisait l’art, la morale austère, les scrupules que le vieux peintre tenait respectables ; et il parlait femmes, argent, automobiles, technologie, avec l’assurance d’un esprit positif qui veillait à ne point se laisser duper. Il dirigeait en France une fabrique dont les ouvriers avaient appris à le détester. Inflexible, comme sa mère, il se montrait dur à la moindre négligence, et le socialisme lui semblait un cancer industriel, qu’il extirpait de son mieux.

Le plus inquiétant de ses fredaines venait des femmes entretenues que séduisaient sa belle mine, son aplomb « nouvelle couche » et sa prestance de jeune boxeur. Il avait couru, au sujet de ses « amours », des histoires dont Frédéric s’était indigné. Mais le fils, haussant les épaules, avait déclaré « que ça se faisait couramment ».

Il semblait enfin s’être rangé ; il ne se raillait plus du mariage ; depuis un an, il avait payé ses dettes et se disait disposé à épouser une jolie fille qui lui apporterait de quoi s’offrir une Daimler ou une Rolls-Royce. Au demeurant, le meilleur fils du monde. Actif, d’une volonté musculaire, prêt à tout, n’ayant peur de rien, il regardait la vie dans les yeux sans cligner les paupières.

Par défaut d’imagination, il se faisait une joie de partir pour le front, d’abord parce qu’il fallait bien se défendre, ensuite parce que l’attaque des Allemands réveillait en lui un instinct sportif.

— Je plains le uhlan qui lui tombera sous la baïonnette, reprit Yvonne. Je viens de recevoir une lettre de Léon, où il parle de les éventrer comme des pourceaux.

— Pauvre petit ! soupira Marthe.

— À quelle heure qu’il arrive ? demanda Lysette. Yvonne soupira, pâle et le visage angoissé :

— Demain matin, mignonne… Nous n’aurons qu’un demi-jour à passer ensemble !

— Alors je peux venir chez toi ?… je voudrais le voir jusqu’à la dernière minute.

— Oui, mignonne, mais tu tâcheras de ne pas pleurer… du moins devant lui.

— Il vaut mieux qu’il vienne ici, conseilla Marthe. Restons ensemble !


À l’aube… Tout dort sur le boulevard désert. Seul, un convoi de chevaux sabote vers les casernes — d’épais chevaux de labour que tirent de vieux paysans.

Sur le seuil d’une maison, trois hommes paraissent, puis deux femmes qui s’essuient les yeux.

Impatients d’échapper à l’émotion du départ, les hommes s’en vont aussitôt, avec une raideur que l’on sent affectée.

— En avant ! dit Sauvelain.

— Ne te retourne pas, dit Héloir.

Mais le plus jeune, au coin de la rue, sent son masque de crânerie lui tomber tout à coup. Il s’arrête, jetant un dernier regard à la maison où sa mère tend les bras…

— Allons, petit… du courage !

C’est Sauvelain qui appelle son fils.

Il voit Yvonne, que Marthe retient d’accourir, de reprendre son enfant.

— Dépêche-toi ! Bon Dieu !…

Et les trois hommes continuent leur chemin, sans plus tourner la tête.

Sous les arbres du boulevard, les chevaux s’éloignent, soulevant de la poussière. La porte s’est fermée ; puis le soleil, sortant des nuages, resplendit dans les brumailles du matin…


Bientôt la ville se transforma en une vaste ambulance. Chacun prit la fièvre de la Croix-Rouge, après le départ des soldats. On faisait provision de pansements, on plumait de la charpie, on allait à la gare attendre l’arrivée du premier convoi. Hôtels, couvents, maisons particulières s’organisaient pour recevoir des blessés.

Philippe, aidé de Sauvelain, dressa des lits jusque dans la bibliothèque.

Le peintre, chaque jour, se réfugiait auprès des Héloir. Incapable de travail, il feuilletait un gros dictionnaire de médecine pour se préparer à son rôle d’infirmier. Aussi bien l’art n’était-il plus qu’un souvenir, en un temps où la mort et l’incendie ravageaient le pays.

Quand les premiers blessés arrivèrent, on courut leur offrir des cigares et du vin.

Sales, poussiéreux, livides, ils emplissaient jusqu’aux plates-formes des tramways arrêtés sur le boulevard. Autour d’eux, la foule s’agitait à leur passer des fruits, des gâteaux, des billets de banque. Yvonne et Frédéric, aussi pâles que les soldats, s’informaient de leur fils :

— Léon Sauvelain, du cinquième de ligne ?

Mais les blessés, hagards, éperdus, n’avaient pas l’air de comprendre. Ils gardaient dans les yeux une épouvante, et on les sentait loin, bien loin de cette cohue dont le cœur se serrait à voir leur souffrance et leur misère. Cependant, ils apparaissaient transfigurés aux regards de la foule ; des linges boueux cernaient leur front plus royalement qu’un diadème, et leurs mains terreuses semblaient dorées par la gloire, par le feu des canons… Car c’étaient les vainqueurs de Liège, et les journaux, bientôt, déclarèrent qu’ils avaient sauvé l’Europe.

Frédéric n’en pouvait croire ses yeux éblouis : « L’OFFENSIVE ALLEMANDE ARRÊTÉE !… Notre territoire à l’abri de l’invasion !… C’est l’avis des experts militaires !… L’ARMÉE DE VON EMMICH DÉCIMÉE !… Les Français victorieux entrent à Mulhouse ! … NOUS POUVONS NOUS ATTENDRE AU CHATIMENT DES ENVAHISSEURS !… »

— Il y a donc une justice ? demandait Sauvelain.

— Homme de peu de foi ! s’écriait Philippe.

Et tous deux se regardaient, trop émus pour trouver rien à dire. Ainsi nôtre petite armée tenait en échec le colosse allemand, ce colosse qui faisait trembler l’Europe !

On baignait dans le miracle ! On perdait la tête, ivre d’espérance, après avoir pâli devant le spectre de la mort ! Aussi accueillait-on avec indifférence « l’intervention tardive de l’Angleterre, qui se préparait à nous porter secours ».

À quoi bon ?

NOUS SOMMES ASSURÉS DE LA VICTOIRE !… NOUS N’AVONS PLUS BESOIN DE SECOURS !

Héloir et Sauvelain, grisés d’orgueil, Se promenaient dans la gloire, en se donnant le bras.

Chemin faisant, ils élevaient la Belgique au rang de grande puissance ; ils reculaient la frontière jusqu’au Rhin, et couronnaient le « petit Belge », si longtemps méconnu, dédaigné. Il venait de révéler au monde la secrète noblesse de son âme, repliée jusqu’alors sur elle-même, et qui n’avait pu s’épanouir, tant la maintenait dans l’humiliation l’hostile nationalisme de ses puissants voisins.

À présent la presse étrangère comparait les vainqueurs de Liège aux héros des Thermopiles.

« Aucune parole, déclarait le Times, ne peut exagérer la valeur de l’héroïque résistance des Belges. Elle prendra dans l’histoire une place qu’on n’oubliera jamais. »

De tels éloges faisaient perdre à Philippe le peu de bon sens qui lui restait encore. Jamais, il n’avait connu des heures plus enivrantes. Jamais il n’eût rêvé pour son pays une gloire si pure, d’une telle beauté morale. Il en recevait une âme nouvelle, plus large, plus haute. Frédéric aussi. Tous deux ambitionnèrent d’accomplir de grandes choses ; un monde nouveau s’ouvrait à leur espoir ; L’Angleterre ne repousserait plus les tableaux du peintre, la France accueillerait les livres de l’écrivain. Pourquoi pas ?

Un soleil d’Austerlitz brillait dans les nues ; le cortège de la Victoire passait dans le ciel bleu :

— Frédéric, les barrières sont écroulées !… Nous sommes devenus des Européens !