L’Exode/3/5

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Oscar Lamberty (p. 176-194).
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V


Le vieux Barnabé était le plus réglé des bourgeois d’Ypres, le plus asservi à des habitudes, le plus incapable d’initiative ou de volonté.

Du vivant de sa femme, il lui remettait son carnet de visites. C’était elle qui envoyait aux clients le détail des honoraires, qui touchait les loyers et les fermages, tandis que Barnabé se contentait de l’argent nécessaire à ses menus plaisirs.

À la mort de cette épouse exemplaire, les complications de l’existence l’assaillirent, et le bonheur de vivre lui fut ainsi gâté.

Incapable de soigner à la fois ses affaires et ses malades, il prit l’héroïque décision d’abandonner le tout à Sylvain. Lui laissant sa clientèle et la gérance du patrimoine, il se retira au premier étage de sa vaste maison.

Nanette, sa vieille cuisinière, fut élevée au rang de gouvernante, et elle en prit occasion, suivant l’exemple de sa défunte maîtresse, pour soumettre Barnabé à son gouvernement.

Bien qu’il fût une manière de colosse assez prompt à s’emporter, il ne faisait peur à personne. Ses colères n’émouvaient point Nanette. Elle savait que Barnabé perdait la tête au plus léger ennui. Comme le moindre effort lui était pénible, il gémissait, rien qu’à mettre son col. À cause de sa corpulence, il transpirait à lever les bras ; ses grosses mains inhabiles cassaient les boutons de nacre ; d’un geste brusque il déchirait une boutonnière et, après un quart d’heure de lutte, il emplissait la chambre de ses appels désespérés.

Nanette accourait à ses cris. Voyant son maître dans son fauteuil, haletant, le front en sueur, le col dressé par-dessus les oreilles, elle le croyait frappé d’apoplexie. Mais déjà il se redressait pour maudire les boutons de nacre, les cols amidonnés, l’incurie de Nanette et la complication de l’univers.

— S’il y a du bon sens, grondait la vieille bonne, à se mettre dans un état pareil !

Un peu plus tard, la grosse voix de Barnabé s’élevait à nouveau dans la détresse :

— Nanette, mon chapeau !… Nanette qu’a-t-on fait de ma canne ?

Et la gouvernante arrivait, le poing sur la hanche :

— Votre chapeau ?… Mais vous l’avez porté vous-même dans votre chambre. Et votre canne, la voilà, elle vous crève les yeux.

— Parfait ! parfait ! disait-il, soudainement adouci.

Après quoi, il s’en allait « faire un tour en ville », dans sa chère ville, dont il connaissait toutes les rues, toutes les maisons, toutes les pierres, et les gens, avec l’histoire de leur famille, qu’il étendait de souvenir à trois ou quatre générations.

À quatre-vingt quatre ans, ses yeux d’un bleu naïf gardaient l’ingénuité de l’enfance, et de longs cheveux se gonflaient à ses joues rasées, « comme les rideaux blancs d’un berceau ».

Cette image d’auteur, que Philippe avait retenue, lui semblait convenir au vieux Barnabé, si jeune encore et si candide. L’écrivain, qui avait vu les surhommes de sa génération marcher dans la vie, « les poings serrés, la gueule en avant », retrouvait en Barnabé le charme délicieux des choses anciennes, la profonde et naturelle philosophie des enfants que n’a point contaminés le virus moderne de la « volonté de puissance », ni l’imbécile obsession de « parvenir » et de « gagner beaucoup d’argent ».

Chaque soir, à huit heures, Barnabé se rendait au Cercle de la Concorde, dont la salle de lecture et la salle de billard se trouvaient à l’étage de la Châtelainie.

Assis dans un fauteuil, près du tapis vert de la table ronde, il y parcourait le journal, puis, allumant un cigare, il feuilletait de vieux fascicules de la Revue de Paris.

L’armoire aux livres en alignait plusieurs années complètes, mais anciennes, léguées au Cercle par le notaire Paturon. Barnabé les relisait avec un plaisir toujours nouveau, grâce au don qu’il avait d’oublier ce qui ne se rapportait point à sa bonne ville, ou ce qui s’était passé durant ses derniers quarante ou cinquante ans.

Le cigare, son verre de bière, l’habitude et, surtout, l’atmosphère intime de la Concorde donnaient du charme à sa lecture, qu’il terminait invariablement au premier coup de neuf heures.

Le temps était venu de régler sa montre et de faire une partie de billard.

Cette montre, lourde, ancienne, et qu’il ne pouvait glisser dans son gilet, était une montre à chaîne, sonnant les premières mesures du carillon des halles. C’est pourquoi Barnabé la tenait plus chère que la prunelle de ses gros yeux. Mais elle retardait incurablement ; il fallait la régler tous les soirs, et elle ne consentait à marcher vingt-quatre heures qu’après une laborieuse opération.

Assis devant la pendule du Cercle, Barnabé s’extrayait de la poche une longue bourse à coulants. Il y cherchait une clé que ses doigts becquetaient avec peine ; puis, ayant ouvert la montre, il comptait les tours de clé et, enfin, poussait la grande aiguille à la minute précise.

Ayant remis la montre au gousset et le gousset dans sa poche, il était à la disposition du colonel Système, qui l’attendait, une queue de billard à la main.

Le colonel Système perdait ainsi, chaque soir, cinq bonnes minutes à contempler cette ridicule opération ; si bien qu’il dit à son partenaire :

— Vraiment, Barnabé, je ne vous croyais pas si conservateur.

Exhibant son chronomètre, il ajouta :

— Tenez, regardez-moi ; il me faut dix secondes pour le remonter.

— C’est possible, repartit Barnabé, mais il ne sonne point, votre chronomètre !

À quoi le colonel répliqua, avec un sourire qui ne laissait point d’être malicieux :

— Vous retardez, mon cher, croyez-moi, vous retardez.

Partout ailleurs que dans une petite ville des Flandres, on eût laissé là cette minuscule affaire. Mais, à Ypres, elle donna naissance à ce que Philippe appelait une « querelle de mouches ». Le colonel se flattait d’accueillir les « idées progressives ». Aussi ne manquait-il point de railler la vieille montre à chaîne, les tendances rétrogrades et les opinions « antédiluviennes » de Barnabé, qui, par exemple, s’opposait à la démolition des remparts, et, ainsi, risquait de compromettre le développement projeté de la ville.

Des messieurs influents se joignirent au colonel. On affecta de se réunir à neuf heures précises pour voir Barnabé « remonter son carillon ». Comme ces médiocres plaisanteries menaçaient de le brouiller avec le colonel, Barnabé se résigna à l’achat d’un chronomètre d’or.

Ce fut une victoire pour le « parti avancé » de la Concorde. Et l’on félicita le vieux médecin, lorsque, par habitude, il réglait sa nouvelle montre, comme l’ancienne, au coup de neuf heures, à la pendule du Cercle. Barnabé, serrant la pomme du remontoir entre le pouce et l’index de la main gauche, tournait de l’autre son beau chronomètre avec une maladresse volontaire.

— Voyons, s’écriait le colonel, ce n’est pas ainsi… Vous n’y êtes pas du tout !

Mais les doigts lourds du vieillard ne montraient aucune complaisance à cet engin nouveau. Si légers et prudents à tenir la montre ancienne, ils se faisaient durs et négligents à manier cette mécanique sans âme, outrageusement brillante, et qui représentait à ses yeux l’injurieuse vulgarité du « modernisme », dont le nouveau quartier de la gare offrait de si déplorables échantillons.

Un beau soir, Barnabé s’aperçut qu’il avait forcé le fameux chronomètre ! Et il en éprouva une secrète satisfaction.

— La voilà bien, votre camelote ! s’écria-t-il en prenant à témoin ces messieurs ; elle m’a coûté quatre cents francs et m’a servi quinze jours !

— Mon pauvre ami, répliqua le colonel, retournez à votre vieil oignon.

Que l’on s’imagine l’effet de la guerre en un tel milieu ! Personne, d’abord, n’y voulut croire.

— C’est absurde ! disait le notaire, la Belgique est neutre.

— Évidemment, approuvait le colonel, aucun pays n’a le droit de nous attaquer.

Quand la nouvelle fut incontestable, on ne se montra point trop inquiet :

— Qu’est-ce que les Allemands viendraient faire chez nous ?

À cette question capitale, on ne pouvait donner de réponse valable. D’ailleurs, le colonel rassurait tout le monde par sa compétence et son optimisme, et sa fermeté imposait aux trembleurs.

Il fut, néanmoins, le premier à fuir, quand les Allemands arrivèrent.

Ce soir-là, Barnabé se trouvait seul à la Table ronde où, pour maintenir la tradition, il feuilletait la Revue de Paris.

Brusquement la porte s’ouvrit, et deux sabreurs parurent.

— Sortez ! cria l’un, qui se dirigea vers la salle de billard.

L’autre, voyant le vieux continuer sa lecture, le prit au collet et le secoua jusqu’au palier, où sa canne et son chapeau furent jetés après lui.

Le jour suivant, il revint. L’ennemi ayant quitté la ville, deux ou trois membres du Cercle s’y risquèrent à leur tour, mais on ne joua point aux cartes : on ne se sentait pas suffisamment rassuré.

Bientôt, lorsque les fugitifs envahirent la cité, ces messieurs décampèrent un à un. De nouveau, Barnabé resta seul à fumer sa longue pipe de terre dans les salles vides, et, gardien des traditions anciennes, il fit, comme d’habitude, sa partie de billard. Il joua pour le colonel absent, avec une scrupuleuse bonne foi, et se battit de quinze points en cinquante.

Un beau soir, entrèrent des officiers anglais. Barnabé s’attendit à des vexations. Résolu d’y résister avec une ferme politesse, il alluma un cigare et s’incrusta dans son fauteuil. Mais les Anglais le saluèrent, puis, s’étant mis à l’aise, lui donnèrent aussi peu d’attention que s’il eût fait partie du mobilier. De son côté, il feignit de ne point remarquer leur présence, et, comme devant, il s’absorba dans la Revue de Paris.

La situation, toutefois, s’aggravait rapidement.

— Si j’étais de vous, conseilla Sylvain, je partirais avec Nanette.

— Jamais ! protesta le vieillard.

À quatre-vingt quatre ans, que lui importait la vie ? S’il devait attendre la mort, il l’attendrait dans sa maison ; car il prétendait ne point quitter la ville, fût-elle de nouveau envahie par les Allemands.

Déjà les canons lointains apportaient comme une rumeur d’orage ; on apercevait des éponges de fumée, un peu partout, à l’horizon.

— « A few shells », dirent négligemment les Anglais, que Philippe interrogeait au passage.

Leur paisible optimisme soutenait le moral de la population. On les voyait dans les prairies s’amuser au jeu de football, et ceux qui partaient pour les tranchées avaient l’air joyeux et marchaient en chantant.

Bientôt les vitres tremblèrent au vacarme des canons. Chacun s’empressa d’emballer ses meubles ; et l’on commençait à fuir, lorsque les autorités suspendirent la délivrance des passeports : Ypres ne courait aucun danger ; on répondait de la sûreté des habitants.

Mais, le 28 octobre, les obus éclatèrent dans les rues. Ce fut alors un sauve-qui-peut où l’on ne s’inquiéta ni des passeports ni des autorités. On galopa entre des maisons croulantes ; on s’enfuit sans argent ni bagage, abandonnant tout à la destruction.

Un obus renversa un pan de mur à la clinique. Les religieuses tombèrent à genoux, les blessés qui purent sauter de leur lit se traînèrent jusqu’aux casernes, où le service de la Croix-Rouge leur donna l’hospitalité. Sylvain fit prendre les autres par des ambulances militaires, et, tandis que les religieuses fuyaient à leur tour, il courut chez lui s’occuper de sa famille.

À peine entré dans sa maison, une trombe d’air le renversa. Quand il se mit debout, assourdi par le vacarme, il vit la rue pleine de décombres et, sur le trottoir, en face, quelques murailles ébréchées entre des monceaux de plâtras.

Une bombe venait de détruire l’hôtel où l’officier allemand avait logé son cheval. Tous les carreaux des maisons voisines s’étaient évaporés jusqu’aux châssis…

Cette nuit-là, on descendit dans les caves. Un aviateur anglais et trois officiers français y installèrent des matelas et des fauteuils. Mme Claveaux, frissonnant sous un châle, étreignit ses fillettes, pâles de froid et de terreur. Barnabé, assis dans un coin, regardait brûler la bougie, posée sur un tonneau. Philippe, sur un trépied, fumait une cigarette. Enervé par l’orage qui roulait continûment, il tâchait de deviner où s’abattrait le tonnerre, chaque fois qu’un obus passait en hurlant.

Vers minuit, on sonna. Sylvain, qui s’était endormi, poussa la tête par le soupirail.

— Qui est là ? cria-t-il dans le noir.

On entendit une voix suppliante :

— Vite, monsieur le docteur, deux enfants blessés… En dépit de l’humeur qu’il éprouva d’être appelé dans les rues sous le bombardement, Sylvain n’hésita point à faire son devoir. Il se couvrit les épaules d’une couverture de laine, et, la porte étant bloquée de décombres, se hissa par le soupirail. Ses pas, écrasant du verre, se perdirent aussitôt. Après une heure, où Mme Claveaux désespéra de revoir son mari, il reparut sur le trottoir et, sans perdre un moment, se glissa dans la cave.

— Rien à faire ! dit-il, deux enfants éventrés par un obus. Ils étaient morts, d’ailleurs, quand je suis arrivé.

Le reste de la nuit se passa dans la terreur. Les officiers français, dans la cave adjacente, étudiaient une carte à la fumeuse lueur de deux bougies. L’Anglais, couché sur son matelas, ronflait, indifférent au vacarme des bombes.

Vers l’aube, le vieux Barnabé, vaincu par la fatigue, s’endormit, le menton sur la poitrine et les mains tombantes aux accoudoirs de son fauteuil.

Le lendemain, dans les intervalles du bombardement, on jeta l’argenterie dans les vastes pots de grès où, jadis, Mme Claveaux conservait sa provision de beurre. Ils furent enterrés au jardin. On lia des valeurs en paquets ; on bourra de vêtements quelques valises ; chacun saisit les objets précieux qu’il pouvait emporter et, on laissa le reste à la merci des obus.

— Allons ! soupira le Dr Claveaux, qui, une valise à chaque main, ne pouvait essuyer ses pleurs.

Au dernier moment, Barnabé se révolta.

— Non ! s’écria-t-il, je ne partirai pas !

Et, repoussant Nanette, marquant chaque syllabe de coups de poing dans l’espace, il reprit :

— Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… laissez-moi, je ne par-ti-rai pas !

Nanette, autrefois si acariâtre et si despotique, tâchait en pleurant de lui saisir la main.

— Que le diable vous emporte ! gesticulait Barnabé.

Il se calma, quand Sylvain lui promit de descendre à Poperinghe, et de l’y installer au couvent des Sœurs.

Mme Claveaux n’attendit point qu’on parvînt à le persuader. Un train de la Croix-Rouge était seul disponible. Encore était-ce par une faveur spéciale qu’on y réservait place à la famille du médecin.

Mme Claveaux sortit par une fenêtre, la porte étant bloquée de débris. Ses filles, Nanette et les bonnes se hâtèrent après elle, tandis que Philippe et Sylvain achevaient de calmer le furieux Barnabé.

Avec un dernier serment, on put enfin le pousser sur les gravats qui montaient à hauteur des châssis.

Bien qu’il ne restât plus une minute à perdre, on prit le chemin le plus long, en se glissant dans les rues étroites et en évitant le voisinage des halles, dont la tour servait de point de mire aux canons.

Tout en sueur, on parvint à la gare. Des convois de blessés y arrivaient incessamment. Aussi le train n’était-il point parti, au désappointement de Barnabé qui, le plus lentement possible, avait tiré ses pas.

Sur la place, encombrée de charrettes et de voitures de la Croix-Rouge, des officiers français, des infirmiers militaires se hâtaient d’évacuer les malades, les éclopés, les moribonds, au fracas d’une canonnade qui faisait trembler le sol depuis le matin.

Sur le quai, les civières allongeaient une interminable file de corps mutilés. Quelques blessés s’accoudaient, fumant une cigarette qu’un infirmier leur offrait au passage. La plupart demeuraient étendus, les yeux creux et cernés, la face terreuse ; d’autres se cachaient la figure sous un bras replié, et on hissait toute cette chair meurtrie dans des trains, qui furent bourrés jusqu’aux fourgons.

Le premier allait partir, après un long retard, lorsque deux blessés arrivèrent : un Français, le bras en écharpe, et un prisonnier allemand, qui se retenait de la main à l’épaule de son ennemi. L’Allemand, dont le pantalon fendu montrait un bandage à la cuisse, pouvait à peine se tenir debout. Le Français, de son bras valide, le soutenait à la taille. Tous deux étaient jeunes et semblaient écrasés de fatigue. Associant leurs forces, ils se traînaient vers le fourgon d’arrière, où des infirmiers les aidèrent à monter.

Après cela, Philippe dont les yeux se mouillèrent, comprit l’épouvantable barbarie de cette culture allemande qui sanctifiait la guerre et donnait tant à souffrir !

Mais le train commença de se mouvoir. On jeta un dernier regard sur les maisons de la place, puis sur les douves des remparts. Un cygne dédaigneux regardait passer des chariots automobiles sous les peupliers de la route où, jadis, venaient rêver les amoureux…

Un sentiment de délivrance atténuait la tristesse du départ. Sauf Barnabé, chacun se sentit heureux d’avoir échappé à l’angoissante agitation des derniers jours. À la joie de vivre encore succéda peu à peu une excitation mêlée d’inquiétude et de bonheur.

On fut bientôt à Poperinghe et Barnabé se leva.

Sylvain n’essaya point de le retenir, sachant qu’au premier mot le vieillard bondirait vers la portière.

Selon sa promesse, le médecin descendit avec lui, laissant Héloir et les dames continuer leur voyage dans la direction de Calais.

Philippe ne se doutait point, en souhaitant bonne chance à Barnabé, qu’il ne le verrait plus en ce monde. Il apprit sa fin, longtemps après, en Angleterre, où il avait rejoint le Dr Claveaux.

Sylvain lui conta que Barnabé s’était enfui du couvent des bonnes Sœurs, dès le lendemain de son installation. À force de prières et d’argent, un de ses fermiers consentit à le voiturer jusqu’à Ypres. Mais, aux remparts, cheval et paysan, épouvantés par les obus, refusèrent d’entrer dans la ville. Aussi bien Barnabé fut-il, dès la porte, arrêté par les Anglais, qui prétendirent le renvoyer sur l’heure.

Il résista si longtemps qu’on lui permit de visiter sa maison. Grâce à son vin et à la protection d’un capitaine, on lui laissa quelques jours de répit. Une bouteille de champagne lui assura la complaisance des militaires, qui vinrent le prendre pour l’éloigner de la zone de feu. Finalement, on admira son courage ; on lui apporta des victuailles en échange de son vin, dont il se montrait généreux, sachant qu’il n’aurait guère occasion de l’épuiser. D’ailleurs, ces messieurs pouvaient le lui prendre. S’ils ne l’avaient pas pris jusqu’alors, c’est qu’ils en ignoraient l’existence. D’autre part, on protégeait encore la ville contre le pillage et les dégâts des maraudeurs. Il suffisait aux officiers de faire visite à Barnabé pour qu’il s’empressât de leur verser son vieux bourgogne.

C’est pourquoi on le laissa tranquille dans son fauteuil, où il passait le temps à lire et à fumer, en attendant la fin de ces jours de malheur.

Plusieurs semaines s’écoulèrent, sans qu’un obus tombât dans les rues.

Croyant la ville sauve, des gens du peuple y reparurent. S’installant au fond des caves, ils s’ingénièrent à de menus commerces qui leur permettaient de vivre aux dépens du soldat.

Bientôt Barnabé se risqua vers la Place. Impatient de voir l’hôtel de la Châtelainie, le vieillard ne s’arrêta point aux ruines qu’il rencontra le long du chemin. Hélas ! le local du Cercle avait horriblement souffert ; mais la salle de lecture était encore debout. L’escalier, enseveli sous un mur écroulé, ne montrait qu’un palier réduit à ses arêtes.

Péniblement, Barnabé gravit les décombres et parvint à la balustrade où, s’appuyant, il vit que la plupart des maisons avaient perdu leur toiture et que sa pauvre ville ressemblait aux gâteaux de cire d’une ruche d’abeilles, dont les fragments épars traînaient, abandonnés sous le ciel gris.

Des bâtisses montraient à nu leur ameublement, pareil au décor d’un théâtre où manquaient les acteurs ; d’autres s’alignaient comme des rangées de squelettes, et l’on apercevait, entre leurs côtes béantes, grouiller une vermine de soldats.

Sur une poutre, comme un drapeau, flottait un tapis rouge ; un piano demeurait suspendu aux solives d’un plafond entr’ouvert ; des cadres se voyaient aux murs, et des cheminées de marbre, à chaque étage ; parfois, plus rien qu’un trou à la place d’une maison.

La tour des halles tendait vers les nuages un bras mutilé. Au loin, dans la campagne, les flocons blancs des obus flottaient par-dessus les arbres, fauchés à hauteurs inégales et gardant des bouts de branches, pareils à des moignons.

Autour de la ville, sur les routes au delà des remparts, des canons, des chariots, des soldats remuaient comme des chenilles sur le bord d’une feuille rongée. Soulevant ses lunettes, Barnabé s’essuya les paupières ; puis il entra dans la salle de lecture.

Une housse de poussière blanche couvrait les meubles ; le vent soufflait par les fenêtres sans carreaux ; les Revues de Paris se décollaient sous la pluie, et une odeur de moisissure montait de ces ruines qui rappelaient au vieillard le temps heureux où l’on pouvait vivre tranquille, sans souci des Allemands.

Aussi, regrettant d’avoir vécu trop vieux, il souhaita mourir, bien qu’il ne se sentît point le courage de se donner la mort. Rentré chez lui, et songeant au passé, il erra dans les chambres démolies, recueillant un bibelot, un paquet de lettres, une photographie, qu’il emportait à la cuisine, seule pièce habitable qui ne fût point éventrée par les obus.

Quand le bombardement recommença, il attendit la mort dans son fauteuil, qu’il reculait seulement pour s’abriter du froid et de la pluie, car la fenêtre et le plafond troué s’ouvraient à tous les vents.

Un soir, des officiers français le trouvèrent, enveloppé d’une couverture, au milieu des plâtras mouillés. La bise d’automne soulevait ses cheveux blancs, et il dormait dans son fauteuil.

Comme on l’entraînait vers un abri, il disparut dans l’ombre. Toute la nuit, il rôda dans les rues vers les endroits où tombaient les obus.

Mais la mort ne voulut point de ce désespéré, qui marchait à sa rencontre. Vaincu par la fatigue et la faim, il retourna chez lui aux premières lueurs de l’aube.

Dès lors, craignant d’être découvert, il se réfugia dans les caves. Grâce à des gens du peuple, qui se cachaient comme lui, il put se procurer de la nourriture. On ne le remarquait point, car il ne sortait que le soir, et seulement aux heures de canonnade.

Autour de lui, la ville s’écroulait, des ambulances bourdonnaient dans l’ombre, emportant des blessés ; mais le vieillard, protégé, semblait-il, par un pouvoir surnaturel, s’acharnait à chercher la mort qui fuyait à son approche. Enfin, ne pouvant trouver la délivrance, il retournait dans sa cave, s’échouer sur un matelas. Souvent, ne sachant que faire dans sa longue solitude, il tirait sa montre et la contemplait au jour pâle et gris du soupirail. Quand l’aiguille approchait de la minute attendue, il s’appuyait à l’oreille le visage de cette ancienne amie qui, pour lui seul, chantait la chanson d’Ypres, la chanson de liberté ! Le carillon des halles ne la chantait plus. Il était mort, comme la ville. Et Barnabé n’avait que sa montre et ses souvenirs pour en évoquer le charme évanoui.

Encore une fois, des officiers le découvrirent : des Anglais inflexibles qui l’emportèrent dans une auto jusqu’au prochain village, où il fut déposé hors de la zone de feu. Il trouva un logement à l’auberge ; dès le lendemain, il fit des promenades, espérant arriver à Ypres, dont il regardait, pendant des heures, le clocher de Saint-Martin et la tour des halles, informes et sombres à l’horizor de la plaine.

Il ne pouvait en approcher qu’à travers champs, les routes étant encombrées de soldats et de transports militaires. Cependant, chaque jour, il surveillait de loin le chemin conduisant aux remparts.

Un après-midi, il reçut une lettre de Sylvain, qui lui annonçait sa visite. Sous prétexte de sauver ce qu’il restait de valeurs enterrées dans son jardin, le Dr Claveaux se promettait de rester quelque temps auprès de son père, dans l’espoir de le décider à partir.

Aussitôt Barnabé s’enfuit. C’était un jour de bombardement terrible. Les obus tombaient sur les routes, bien au delà des remparts. Aussi les colonnes militaires furent-elles arrêtées, en attendant la nuit. Les soldats, abrités derrière les fermes, avaient abandonné leurs chariots alignés. Plus une âme n’était visible dans la campagne, d’où jaillissaient des fontaines de terre qui retombaient d’un seul coup.

S’appuyant sur sa canne, Barnabé, libre enfin, se dirigea vers la ville où on l’empêchait de se rendre depuis si longtemps.

Comme il parvenait près d’un sentier, des soldats, du seuil d’une ferme, lui crièrent de rebrousser chemin, étonnés de la folie de ce vieux qui se promenait sous les bombes.

Leurs cris se perdirent dans le roulement de la canonnade.

Vers le soir, ils se remirent en route, le bombardement s’étant apaisé.

En arrivant aux remparts, ils trouvèrent un vieux bourgeois étendu la face contre terre, sur le bord d’un fossé. Sa canne et son large feutre étaient tombés dans l’eau. Un arbre, cassé à mi-hauteur, montrait qu’un obus avait éclaté non loin de là. Pourtant, le vieillard ne portait aucune blessure. On prit dans ses poches un portefeuille bourré de lettres jaunies et le portrait d’une grosse dame, dont la coiffure en tonnelets fit sourire les soldats.

Quand il vint pour chercher son père, le Dr Claveaux apprit qu’on l’avait enterré près des remparts.

Sans doute, son âme ingénue y voltige-t-elle encore, car il est certain qu’elle refusera d’aller en paradis aussi longtemps que le carillon de sa bonne ville ne chantera point de nouveau sa vieille chanson du souvenir et des temps heureux de la liberté !