L’Hôtel du Nord/18

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 115-124).


XVIII


Louise, qui ourle des essuie-mains, lève brusquement la tête. On a frappé à la porte du Bureau.

— Qu’est-ce que c’est ? crie-t-elle, sans quitter sa chaise. Personne ne répond. Alors elle se lève et va ouvrir. C’est un inconnu qui porte une valise.

— Excusez du dérangement, je cherche une chambre.

L’homme est convenablement habillé. Il paraît timide. Il pose à terre la valise qui lui bat les jambes et se découvre avec politesse. Louise lui jette un coup d’œil bienveillant.

— C’est une chambre de garçon que vous voulez ? demande-t-elle.

— Non. Nous sommes deux ; ma femme est restée à la porte. Attendez, je l’appelle… Eh, Ginette !

— J’ai quelque chose au troisième, déclare Louise. Quarante-cinq francs la semaine. Ça vous plairait-il ?

— Oui.

— Alors, asseyez-vous un instant. Je vais toujours vous inscrire. On montera après…

Elle tire de derrière le comptoir le « Livre de Police », un registre à couverture bleue, et l’ouvre avec soin sur une table.

— Vous avez des papiers ? Faut que j’aie tout votre état civil. C’est la barbe, mais il y a tant d’étrangers à Paris !

— Bien sûr. Je m’appelle Prosper Maltaverne.

L’homme sort une enveloppe de son portefeuille et la tend à Louise qui hésite une seconde.

— On s’y reconnaît plus dans ces paperasses. Maltaverne, Prosper… Ça, au moins, c’est facile à retenir. J’ai des Polonais, on n’arrive pas à écrire leurs noms… Faut pourtant que je tienne mon livre bien à jour. Dame ! un voleur pourrait se faufiler dans l’hôtel… Quelle profession ?

Maltaverne prend un air penaud et se penche :

— Je suis sergent de ville. Ça vous fait rien ?

— Je n’en ai jamais logé. Ce n’est pas parce qu’on est agent qu’il faut aller coucher sous les ponts… À votre tour, madame ».

— Mademoiselle Ginette Buisson.

— Je vous croyais mariés, remarque Louise. D’ailleurs, ça me regarde pas.

Elle achève d’écrire, referme son livre et sourit à ses nouveaux clients.

— Comme ça, tout est en règle. Vous le savez mieux que moi, monsieur Maltaverne, avec la police, on n’en a jamais fini. Ici, le « viseur » passe tous les deux jours… Montons voir la chambre, maintenant.

Au troisième, Louise ouvre une porte.

— Vous voyez, c’est très clair ; ça donne sur le canal. Il y a un poêle pour cuisiner, une armoire…

— Le lit est bon ? interrompt la femme.

— Chez nous les matelas sont propres. Regardez.

Elle soulève les couvertures. Maltaverne interroge Ginette du regard.

— Ça va, dit-il.

— Alors, je vous laisse, monsieur Maltaverne. Installez-vous.

« Il n’a pas l’air dégourdi, pour un flic », pense-t-elle en sortant.

C’est bientôt l’heure du déjeuner et le couloir empeste la cuisine. Louise grimace.

« Ces ménages ! Ils en font des saletés avec leur popote. »

En passant, elle ouvre la porte des cabinets.

« La blonde du 36 m’a encore fichu des cochonneries dans le trou, grogne-t-elle. Jamais, elle n’aura le courage de descendre ses ordures aux poubelles, celle-là ! Tant qu’on aura des ménages au troisième, on ne tiendra jamais la maison propre. »

Pendant que Maltaverne, soigneusement, installe dans l’armoire le contenu de la valise, Ginette, qu’un rien amuse, ouvre la fenêtre, regarde dehors et bat des mains. Elle n’a, pour ainsi dire, jamais quitté Paris. Elle a des cheveux frisottés, des yeux qui pétillent, le nez en l’air.

Elle s’écrie : « On est bien tombé ! Ce qu’on va être heureux, ici. »

Prosper approuve d’un signe de tête. Puis, bras dessus bras dessous, ils descendent dans la boutique. Kenel, au comptoir, bavarde avec le patron.

— Qu’est-ce que je vous offre ? demande Lecouvreur qui paie toujours une tournée aux nouveaux locataires.

Prosper hésite, mais Ginette déclare impétueusement :

— Servez-moi une amourette, monsieur.

— Une amourette ? fait Prosper, interloqué.

— Toutes les femmes sont folles de ce truc-là, dit Kenel à la cantonade.

Ginette, avec une gourmandise de jeune chatte, lape son apéritif. Elle a déjà lié connaissance avec Kenel.

— Nous sommes arrivés de ce matin. Nous habitons au 34.

— Par exemple ! Et moi, au 33. Il rit : Faudra qu’on tâche de s’entendre, hein ?

Puis, avec un geste aimable :

— Videz votre verre. Je paie une tournée.

Kenel et Prosper sont devenus inséparables. Le dimanche, en promenade, au café, on ne les voit jamais l’un sans l’autre, et, bien entendu, Ginette est toujours entre eux.

— Propro, tu offres un verre ? demande Kenel.

— Tu l’entends, Ginette ? Faut-il dire oui ?

Ginette minaude. « Tu sais bien qu’il est notre ami… »

Kenel l’enveloppe d’une œillade. Une perle, cette petite ! Dès le premier mois elle est devenue sa maîtresse et, chaque fois que Prosper a son service de nuit, elle va le retrouver.

Il se frotte les mains et flanque sur l’épaule de Prosper une tape à assommer un bœuf.

« Ce vieux frangin ! »

L’autre reste un instant abasourdi, puis rigole.

C’est vrai, Kenel, c’est comme un frère. Entre un ami pareil et une maîtresse toujours aux petits soins, comment ne pas trouver la vie épatante !

Ils dînent souvent ensemble, dans la chambre de Maltaverne, au 34. Prosper aime ces soirées tranquilles, les fins de repas où l’on digère en grillant une « cibiche ». Kenel, avec son accent faubourien, raconte des gaudrioles ou bien il se chamaille avec Ginette et Prosper est obligé d’intervenir.

— Eh, les enfants ! Soyez sages.

— Ginette peut pas m’encaisser, réplique Kenel.

Prosper se renverse sur sa chaise.

— Ha ! Ha ! Ha ! T’entends ça, Ginette ? Viens… Faites la paix. Embrasse-la, Kenel… Mais si, puisque je te donne la permission.

Il rit de les voir s’embrasser sur la joue.

— Allez, encore une fois… Na…

Il a l’air d’un coq en pâte. Quand on le voit arriver chez Lecouvreur, le visage épanoui, on lui demande :

— Ça va, la vie de famille ?

Il répond oui. Mais il sent souvent une intention ironique dans cette question. On le jalouse, parbleu !

Même, une fois, sur son passage, il a entendu murmurer un mot difficile à avaler.

Lui, cocu ? D’abord Ginette ne connaît personne à Paris. Il n’y aurait que Kenel. Oui, mais avec celui-là, rien à craindre. N’empêche que cette idée l’a travaillé plus qu’il n’aurait voulu.

Un autre jour, il est tombé au milieu d’une conversation. La patronne disait : « C’est à croire qu’il tient la chandelle. » En le voyant, elle s’est tue. Sans demander d’explications, il s’est éloigné, perplexe. Est-ce de lui qu’on parlait ?

Maintenant, dès qu’il rentre de son service, il se met en civil et descend au café. À cause des cancans il ne veut plus laisser sa femme seule avec Kenel quand arrive l’heure de l’apéritif. Son apparition est toujours saluée par un « V’la Propro » sonore. Mais il ne sourit plus comme autrefois ; ce surnom de Propro lui est même devenu désagréable.

Un soir, Mimar et le père Deborger l’avaient, contre son habitude, entraîné dans une partie de cartes. Il jouait mollement, tout occupé, sans en avoir l’air, à surveiller du coin de l’œil Kenel et Ginette qui s’étaient installés de l’autre côté de la table ; il cherchait à surprendre des bouts de leur conversation.

Sa Ginette est penchée sur Kenel ; elle lui frôle le visage de ses cheveux blonds. Elle bavarde et soudain éclate de rire.

Prosper ne peut retenir un geste d’énervement. Il a mal à la tête ; il lui semble aussi qu’on l’observe sournoisement. « Atout et ratatout ! s’écrie Mimar. J’ai gagné. »

Prosper jette son jeu sur la table ; plusieurs cartes tombent par terre, il se baisse pour les ramasser. Les jambes de Kenel et celles de Ginette sont entrelacées !

Il se relève, d’un bond, et sans réfléchir se précipite sur Kenel qui reçoit le coup de poing en plein visage. Les verres, les bouteilles s’écrasent sur le carreau. Ginette pousse un cri et se trouve mal. Kenel, qui s’est vite ressaisi, serre Prosper à la gorge.

— Émile, sépare-les ! crie Louise.

Les deux énergumènes ont roulé au milieu des chaises renversées. Ils écument, se bourrent de coups. On fait cercle autour d’eux, sans oser les approcher. Kenel, le plus fort des deux, réussit à acculer Prosper dans un coin et là, un genou posé sur la poitrine de son adversaire, les poings serrés, il hurle :

— Je t’écraserais comme une merde !

Les yeux de Prosper demandent grâce. Lecouvreur se précipite.

— Finissez ! Ou je fais venir la police.

Kenel se relève le premier ; des clients aident Prosper à se mettre debout. On essaie de les réconcilier. Ginette, affalée sur une chaise, continue à sangloter.

L’œil poché, la chemise ouverte, les vêtements couverts de sciure, Prosper, longtemps indécis, se laisse enfin traîner vers son ex-ami. Il ne sait plus bien ce qui s’est passé. Peut-être a-t-il mal vu, après tout. On le presse, on le pousse. Il tend la main à Kenel.

— Non, bougonne l’autre, on n’agit pas comme ça avec des copains. Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? Dis-le ? Dis-le donc ce que je t’ai fait ?

Mais Lecouvreur lui prend le bras : « Allons, faites la paix ou bien je vous fous tous les deux à la porte. »

L’argument est tel, que Prosper et Kenel se serrent la main. Tous les clients applaudissent.

— Maintenant, venez prendre un verre, ajoute Lecouvreur. Prosper, appuyé au comptoir, trinque avec Kenel et, encore tremblant, bredouille quelques mots d’excuse. Ginette est là, près de lui, comme avant ; elle l’embrasse. Quelqu’un lui tape amicalement sur l’épaule. Non, vraiment, il ne sait plus ce qui s’est passé.

Dire qu’un peu plus il pouvait perdre sa place de sergent de ville !