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L’Origine des espèces/Chapitre V

La bibliothèque libre.
L’Origine des espèces (1859 (1re éd.) — 1872 (6e éd., traduite en 1876))
Traduction par Edmond Barbier.
Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères éditeurs (p. 144-180).


CHAPITRE V.

Des lois de la variation

Effets du changement des conditions. — Usage et non-usage des parties combinées avec la sélection naturelle ; organes du vol et de la vue. — Acclimatation. — Variations corrélatives. — Compensation et économie de croissance. — Fausses corrélations. — Les organismes inférieurs multiples et rudimentaires sont variables. — Les parties développées de façon extraordinaire sont très variables ; les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques ; les caractères sexuels secondaires sont très variables. — Les espèces du même genre varient d’une manière analogue. — Retour à des caractères depuis longtemps perdus. — Résumé.

J’ai, jusqu’à présent, parlé des variations — si communes et si diverses chez les êtres organisés réduits à l’état de domesticité, et, à un degré moindre, chez ceux qui se trouvent à l’état sauvage — comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. Quelques savants croient qu’une des fonctions du système reproducteur consiste autant à produire des différences individuelles, ou des petites déviations de structure, qu’à rendre les descendants semblables à leurs parents. Mais le fait que les variations et les monstruosités se présentent beaucoup plus souvent à l’état domestique qu’à l’état de nature, le fait que les espèces ayant un habitat très étendu sont plus variables que celles ayant un habitat restreint, nous autorisent à conclure que la variabilité doit avoir ordinairement quelque rapport avec les conditions d’existence auxquelles chaque espèce a été soumise pendant plusieurs générations successives. J’ai essayé de démontrer, dans le premier chapitre, que les changements des conditions agissent de deux façons : directement, sur l’organisation entière, ou sur certaines parties seulement de l’organisme ; indirectement, au moyen du système reproducteur. En tout cas, il y a deux facteurs : la nature de l’organisme, qui est de beaucoup le plus important des deux, et la nature des conditions ambiantes. L’action directe du changement des conditions conduit à des résultats définis ou indéfinis. Dans ce dernier cas, l’organisme semble devenir plastique, et nous nous trouvons en présence d’une grande variabilité flottante. Dans le premier cas, la nature de l’organisme est telle qu’elle cède facilement, quand on la soumet à de certaines conditions et tous, ou presque tous les individus, se modifient de la même manière.

Il est très difficile de déterminer jusqu’à quel point le changement des conditions, tel, par exemple, que le changement de climat, d’alimentation, etc., agit d’une façon définie. Il y a raison de croire que, dans le cours du temps, les effets de ces changements sont plus considérables qu’on ne peut l’établir par la preuve directe. Toutefois, nous pouvons conclure, sans craindre de nous tromper, qu’on ne peut attribuer uniquement à une cause agissante semblable les adaptations de structure, si nombreuses et si complexes, que nous observons dans la nature entre les différents êtres organisés. Dans les cas suivants, les conditions ambiantes semblent avoir produit un léger effet défini : E. Forbes affirme que les coquillages, à l’extrémité méridionale de leur habitat, revêtent, quand ils vivent dans des eaux peu profondes, des couleurs beaucoup plus brillantes que les coquillages de la même espèce, qui vivent plus au nord et à une plus grande profondeur ; mais cette loi ne s’applique certainement pas toujours. M. Gould a observé que les oiseaux de la même espèce sont plus brillamment colorés, quand ils vivent dans un pays où le ciel est toujours pur, que lorsqu’ils habitent près des côtes ou sur des îles ; Wollaston assure que la résidence près des bords de la mer affecte la couleur des insectes. Moquin-Tandon donne une liste de plantes dont les feuilles deviennent charnues, lorsqu’elles croissent près des bords de la mer, bien que cela ne se produise pas dans toute autre situation. Ces organismes, légèrement variables, sont intéressants, en ce sens qu’ils présentent des caractères analogues à ceux que possèdent les espèces exposées à des conditions semblables.

Quand une variation constitue un avantage si petit qu’il soit pour un être quelconque, on ne saurait dire quelle part il convient d’attribuer à l’action accumulatrice de la sélection naturelle, et quelle part il convient d’attribuer à l’action définie des conditions d’existence. Ainsi, tous les fourreurs savent fort bien que les animaux de la même espèce ont une fourrure d’autant plus épaisse et d’autant plus belle, qu’ils habitent un pays plus septentrional ; mais qui peut dire si cette différence provient de ce que les individus les plus chaudement vêtus ont été favorisés et ont persisté pendant de nombreuses générations, ou si elle est une conséquence de la rigueur du climat ? Il paraît, en effet, que le climat exerce une certaine action directe sur la fourrure de nos quadrupèdes domestiques.

On pourrait citer, chez une même espèce, des exemples de variations analogues, bien que cette espèce soit exposée à des conditions ambiantes aussi différentes que possible ; d’autre part, on pourrait citer des variations différentes produites dans des conditions ambiantes qui paraissent identiques. Enfin, tous les naturalistes pourraient citer des cas innombrables d’espèces restant absolument les mêmes, c’est-à-dire qui ne varient en aucune façon, bien qu’elles vivent sous les climats les plus divers. Ces considérations me font pencher à attribuer moins de poids à l’action directe des conditions ambiantes qu’à une tendance à la variabilité, due à des causes que nous ignorons absolument.

On peut dire que dans un certain sens non seulement les conditions d’existence déterminent, directement ou indirectement, les variations, mais qu’elles influencent aussi la sélection naturelle ; les conditions déterminent, en effet, la persistance de telle ou telle variété. Mais quand l’homme se charge de la sélection, il est facile de comprendre que les deux éléments du changement sont distincts ; la variabilité se produit d’une façon quelconque, mais c’est la volonté de l’homme qui accumule les variations dans certaines directions ; or, cette intervention répond à la persistance du plus apte à l’état de nature.

EFFETS PRODUITS PAR LA SÉLECTION NATURELLE SUR L’ACCROISSEMENT DE L’USAGE ET DU NON-USAGE DES PARTIES.

Les faits cités dans le premier chapitre ne permettent, je crois, aucun doute sur ce point : que l’usage, chez nos animaux domestiques renforce et développe certaines parties, tandis que le non-usage les diminue ; et, en outre, que ces modifications sont héréditaires. À l’état de nature, nous n’avons aucun terme de comparaison qui nous permette de juger des effets d’un usage ou d’un non-usage constant, car nous ne connaissons pas les formes type ; mais, beaucoup d’animaux possèdent des organes dont on ne peut expliquer la présence que par les effets du non-usage. Y a-t-il, comme le professeur Owen l’a fait remarquer, une anomalie plus grande dans la nature qu’un oiseau qui ne peut pas voler ; cependant, il y en a plusieurs dans cet état. Le canard à ailes courtes de l’Amérique méridionale doit se contenter de battre avec ses ailes la surface de l’eau, et elles sont, chez lui, à peu près dans la même condition que celles du canard domestique d’Aylesbury ; en outre, s’il faut en croire M. Cunningham, ces canards peuvent voler quand ils sont tout jeunes, tandis qu’ils en sont incapables à l’âge adulte. Les grands oiseaux qui se nourrissent sur le sol, ne s’envolent guère que pour échapper au danger ; il est donc probable que le défaut d’ailes, chez plusieurs oiseaux qui habitent actuellement ou qui, dernièrement encore, habitaient des îles océaniques, où ne se trouve aucune bête de proie, provient du non-usage des ailes. L’autruche, il est vrai, habite les continents et est exposée à bien des dangers auxquels elle ne peut pas se soustraire par le vol, mais elle peut, aussi bien qu’un grand nombre de quadrupèdes, se défendre contre ses ennemis à coups de pied. Nous sommes autorisés à croire que l’ancêtre du genre autruche avait des habitudes ressemblant à celles de l’outarde, et que, à mesure que la grosseur et le poids du corps de cet oiseau augmentèrent pendant de longues générations successives, l’autruche se servit toujours davantage de ses jambes et moins de ses ailes, jusqu’à ce qu’enfin il lui devînt impossible de voler.

Kirby a fait remarquer, et j’ai observé le même fait, que les tarses ou partie postérieure des pattes de beaucoup de scarabées mâles qui se nourrissent d’excréments, sont souvent brisés ; il a examiné dix-sept spécimens dans sa propre collection et aucun d’eux n’avait plus la moindre trace des tarses. Chez l’Onites apelles les tarses disparaissent si souvent, qu’on a décrit cet insecte comme n’en ayant pas. Chez quelques autres genres, les tarses existent, mais à l’état rudimentaire. Chez l’Ateuchus, ou scarabée sacré des Egyptiens, ils font absolument défaut. On ne saurait encore affirmer positivement que les mutilations accidentelles soient héréditaires ; toutefois, les cas remarquables observés par M. Brown-Séquard, relatifs à la transmission par hérédité des effets de certaines opérations chez le cochon d’Inde, doivent nous empêcher de nier absolument cette tendance. En conséquence, il est peut-être plus sage de considérer l’absence totale des tarses antérieurs chez l’Ateuchus, et leur état rudimentaire chez quelques autres genres, non pas comme des cas de mutilations héréditaires, mais comme les effets d’un non-usage longtemps continué ; en effet, comme beaucoup de scarabées qui se nourrissent d’excréments ont perdu leurs tarses, cette disparition doit arriver à un âge peu avancé de leur existence, et, par conséquent, les tarses ne doivent pas avoir beaucoup d’importance pour ces insectes, ou ils ne doivent pas s’en servir beaucoup.

Dans quelques cas, on pourrait facilement attribuer au défaut d’usage certaines modifications de structure qui sont surtout dues à la sélection naturelle. M. Wollaston a découvert le fait remarquable que, sur cinq cent cinquante espèces de scarabées (on en connaît un plus grand nombre aujourd’hui) qui habitent l’île de Madère, deux cents sont si pauvrement pourvues d’ailes, qu’elles ne peuvent voler ; il a découvert, en outre, que, sur vingt-neuf genres indigènes, toutes les espèces appartenant à vingt-trois de ces genres se trouvent dans cet état ! Plusieurs faits, à savoir que les scarabées, dans beaucoup de parties du monde, sont portés fréquemment en mer par le vent et qu’ils y périssent ; que les scarabées de Madère, ainsi que l’a observé M. Wollaston, restent cachés jusqu’à ce que le vent tombe et que le soleil brille ; que la proportion des scarabées sans ailes est beaucoup plus considérable dans les déserts exposés aux variations atmosphériques, qu’à Madère même ; que — et c’est là le fait le plus extraordinaire sur lequel M. Wollaston a insisté avec beaucoup de raison — certains groupes considérables de scarabées, qui ont absolument besoin d’ailes, autre part si nombreux, font ici presque entièrement défaut ; ces différentes considérations, dis-je, me portent à croire que le défaut d’ailes chez tant de scarabées à Madère est principalement dû à l’action de la sélection naturelle, combinée probablement avec le non-usage de ces organes. Pendant plusieurs générations successives, tous les scarabées qui se livraient le moins au vol, soit parce que leurs ailes étaient un peu moins développées, soit en raison de leurs habitudes indolentes, doivent avoir eu la meilleure chance de persister, parce qu’ils n’étaient pas exposés à être emportés à la mer ; d’autre part, les individus qui s’élevaient facilement dans l’air, étaient plus exposés à être emportés au large et, par conséquent, à être détruits.

Les insectes de Madère qui ne se nourrissent pas sur le sol, mais qui, comme certains coléoptères et certains lépidoptères, se nourrissent sur les fleurs, et qui doivent, par conséquent, se servir de leurs ailes pour trouver leurs aliments, ont, comme l’a observé M. Wollaston, les ailes très développées, au lieu d’être diminuées. Ce fait est parfaitement compatible avec l’action de la sélection naturelle. En effet, à l’arrivée d’un nouvel insecte dans l’île, la tendance au développement ou à la réduction de ses ailes, dépend de ce fait qu’un plus grand nombre d’individus échappent à la mort, en luttant contre le vent ou en discontinuant de voler. C’est, en somme, ce qui se passe pour des matelots qui ont fait naufrage auprès d’une côte ; il est important pour les bons nageurs de pouvoir nager aussi longtemps que possible, mais il vaut mieux pour les mauvais nageurs ne pas savoir nager du tout, et s’attacher au bâtiment naufragé.

Les taupes et quelques autres rongeurs fouisseurs ont les yeux rudimentaires, quelquefois même complètement recouverts d’une pellicule et de poils. Cet état des yeux est probablement dû à une diminution graduelle, provenant du non-usage, augmenté sans doute par la sélection naturelle. Dans l’Amérique méridionale, un rongeur appelé Tucu-Tuco ou Ctenomys a des habitudes encore plus souterraines que la taupe ; on m’a assuré que ces animaux sont fréquemment aveugles. J’en ai conservé un vivant et celui-là certainement était aveugle ; je l’ai disséqué après sa mort, et j’ai trouvé alors que son aveuglement provenait d’une inflammation de la membrane clignotante. L’inflammation des yeux est nécessairement nuisible à un animal ; or, comme les yeux ne sont pas nécessaires aux animaux qui ont des habitudes souterraines, une diminution de cet organe, suivie de l’adhérence des paupières et de leur protection par des poils, pourrait dans ce cas devenir avantageuse ; s’il en est ainsi, la sélection naturelle vient achever l’œuvre commencée par le non-usage de l’organe.

On sait que plusieurs animaux appartenant aux classes les plus diverses, qui habitent les grottes souterraines de la Carniole et celles du Kentucky, sont aveugles. Chez quelques crabes, le pédoncule portant l’œil est conservé, bien que l’appareil de la vision ait disparu, c’est-à-dire que le support du télescope existe, mais que le télescope lui-même et ses verres font défaut. Comme il est difficile de supposer que l’œil, bien qu’inutile, puisse être nuisible à des animaux vivant dans l’obscurité, on peut attribuer l’absence de cet organe au non-usage. Chez l’un de ces animaux aveugles, le rat de caverne (Neotoma), dont deux spécimens ont été capturés par le professeur Silliman à environ un demi-mille de l’ouverture de la grotte, et par conséquent pas dans les parties les plus profondes, les yeux étaient grands et brillants. Le professeur Silliman m’apprend que ces animaux ont fini par acquérir une vague aptitude à percevoir les objets, après avoir été soumis pendant un mois à une lumière graduée.

Il est difficile d’imaginer des conditions ambiantes plus semblables que celles de vastes cavernes, creusées dans de profondes couches calcaires, dans des pays ayant à peu près le même climat. Aussi, dans l’hypothèse que les animaux aveugles ont été créés séparément pour les cavernes d’Europe et d’Amérique, on doit s’attendre à trouver une grande analogie dans leur organisation et leurs affinités. Or, la comparaison des deux faunes nous prouve qu’il n’en est pas ainsi. Schiödte fait remarquer, relativement aux insectes seuls : « Nous ne pouvons donc considérer l’ensemble du phénomène que comme un fait purement local, et l’analogie qui existe entre quelques faunes qui habitent la caverne du Mammouth (Kentucky) et celles qui habitent les cavernes de la Carniole, que comme l’expression de l’analogie qui s’observe généralement entre la faune de l’Europe et celle de l’Amérique du Nord. » Dans l’hypothèse où je me place, nous devons supposer que les animaux américains, doués dans la plupart des cas de la faculté ordinaire de la vue, ont quitté le monde extérieur, pour s’enfoncer lentement et par générations successives dans les profondeurs des cavernes du Kentucky, ou, comme l’ont fait d’autres animaux, dans les cavernes de l’Europe. Nous possédons quelques preuves de la gradation de cette habitude ; Schiödte ajoute en effet : « Nous pouvons donc regarder les faunes souterraines comme de petites ramifications qui, détachées des faunes géographiques limitées du voisinage, ont pénétré sous terre et qui, à mesure qu’elles se plongeaient davantage dans l’obscurité, se sont accommodées à leurs nouvelles conditions d’existence. Des animaux peu différents des formes ordinaires ménagent la transition ; puis, viennent ceux conformés pour vivre dans un demi-jour ; enfin, ceux destinés à l’obscurité complète et dont la structure est toute particulière. » Je dois ajouter que ces remarques de Schiödte s’appliquent, non à une même espèce, mais à plusieurs espèces distinctes. Quand, après d’innombrables générations, l’animal atteint les plus grandes profondeurs, le non-usage de l’organe a plus ou moins complètement atrophié l’œil, et la sélection naturelle lui a, souvent aussi, donné une sorte de compensation pour sa cécité en déterminant un allongement des antennes. Malgré ces modifications, nous devons encore trouver certaines affinités entre les habitants des cavernes de l’Amérique et les autres habitants de ce continent, aussi bien qu’entre les habitants des cavernes de l’Europe et ceux du continent européen. Or, le professeur Dana m’apprend qu’il en est ainsi pour quelques-uns des animaux qui habitent les grottes souterraines de l’Amérique ; quelques-uns des insectes qui habitent les cavernes de l’Europe sont très voisins de ceux qui habitent la région adjacente. Dans l’hypothèse ordinaire d’une création indépendante, il serait difficile d’expliquer de façon rationnelle les affinités qui existent entre les animaux aveugles des grottes et les autres habitants du continent. Nous devons, d’ailleurs, nous attendre à trouver, chez les habitants des grottes souterraines de l’ancien et du nouveau monde, l’analogie bien connue que nous remarquons dans la plupart de leurs autres productions. Comme on trouve en abondance, sur des rochers ombragés, loin des grottes, une espèce aveugle de Bathyscia, la perte de la vue chez l’espèce de ce genre qui habite les grottes souterraines, n’a probablement aucun rapport avec l’obscurité de son habitat ; il semble tout naturel, en effet, qu’un insecte déjà privé de la vue s’adapte facilement à vivre dans les grottes obscures. Un autre genre aveugle ( Anophthalmus) offre, comme l’a fait remarquer M. Murray, cette particularité remarquable, qu’on ne le trouve que dans les cavernes ; en outre, ceux qui habitent les différentes cavernes de l’Europe et de l’Amérique appartiennent à des espèces distinctes ; mais il est possible que les ancêtres de ces différentes espèces, alors qu’ils étaient doués de la vue, aient pu habiter les deux continents, puis s’éteindre, à l’exception de ceux qui habitent les endroits retirés qu’ils occupent actuellement. Loin d’être surpris que quelques-uns des habitants des cavernes, comme l’Amblyopsis, poisson aveugle signalé par Agassiz, et le Protée, également aveugle, présentent de grandes anomalies dans leurs rapports avec les reptiles européens, je suis plutôt étonné que nous ne retrouvions pas dans les cavernes un plus grand nombre de représentants d’animaux éteints, en raison du peu de concurrence à laquelle les habitants de ces sombres demeures ont été exposés.

ACCLIMATATION.

Les habitudes sont héréditaires chez les plantes ; ainsi, par exemple, l’époque de la floraison, les heures consacrées au sommeil, la quantité de pluie nécessaire pour assurer la germination des graines, etc., et ceci me conduit à dire quelques mots sur l’acclimatation. Comme rien n’est plus ordinaire que de trouver des espèces d’un même genre dans des pays chauds et dans des pays froids, il faut que l’acclimatation ait, dans la longue série des générations, joué un rôle considérable, s’il est vrai que toutes les espèces du même genre descendent d’une même souche. Chaque espèce, cela est évident, est adaptée au climat du pays qu’elle habite ; les espèces habitant une région arctique, ou même une région tempérée, ne peuvent supporter le climat des tropiques, et vice versa. En outre, beaucoup de plantes grasses ne peuvent supporter les climats humides. Mais on a souvent exagéré le degré d’adaptation des espèces aux climats sous lesquels elles vivent. C’est ce que nous pouvons conclure du fait que, la plupart du temps, il nous est impossible de prédire si une plante importée pourra supporter notre climat, et de cet autre fait, qu’un grand nombre de plantes et d’animaux, provenant des pays les plus divers, vivent chez nous en excellente santé. Nous avons raison de croire que les espèces à l’état de nature sont restreintes à un habitat peu étendu, bien plus par suite de la lutte qu’elles ont à soutenir avec d’autres êtres organisés, que par suite de leur adaptation à un climat particulier. Que cette adaptation, dans la plupart des cas, soit ou non très rigoureuse, nous n’en avons pas moins la preuve que quelques plantes peuvent, dans une certaine mesure, s’habituer naturellement à des températures différentes, c’est-à-dire s’acclimater. Le docteur Hooker a recueilli des graines de pins et de rhododendrons sur des individus de la même espèce, croissant à des hauteurs différentes sur l’Himalaya ; or, ces graines, semées et cultivées en Angleterre, possèdent des aptitudes constitutionnelles différentes relativement à la résistance au froid. M. Thwaites m’apprend qu’il a observé des faits semblables à Ceylan ; M. H.-C. Watson a fait des observations analogues sur des espèces européennes de plantes rapportées des Açores en Angleterre ; je pourrais citer beaucoup d’autres exemples. À l’égard des animaux, on peut citer plusieurs faits authentiques prouvant que, depuis les temps historiques, certaines espèces ont émigré en grand nombre de latitudes chaudes vers de plus froides, et réciproquement. Toutefois, nous ne pouvons affirmer d’une façon positive que ces animaux étaient strictement adaptés au climat de leur pays natal, bien que, dans la plupart des cas, nous admettions que cela soit ; nous ne savons pas non plus s’ils se sont subséquemment si bien acclimatés dans leur nouvelle patrie, qu’ils s’y sont mieux adaptés qu’ils ne l’étaient dans le principe.

On pourrait sans doute acclimater facilement, dans des pays tout différents, beaucoup d’animaux vivant aujourd’hui à l’état sauvage ; ce qui semble le prouver, c’est que nos animaux domestiques ont été originairement choisis par les sauvages, parce qu’ils leur étaient utiles et parce qu’ils se reproduisaient facilement en domesticité, et non pas parce qu’on s’est aperçu plus tard qu’on pouvait les transporter dans les pays les plus différents. Cette faculté extraordinaire de nos animaux domestiques à supporter les climats les plus divers, et, ce qui est une preuve encore plus convaincante, à rester parfaitement féconds partout où on les transporte, est sans doute un argument en faveur de la proposition que nous venons d’émettre. Il ne faudrait cependant pas pousser cet argument trop loin ; en effet, nos animaux domestiques descendent probablement de plusieurs souches sauvages ; le sang, par exemple, d’un loup des régions tropicales et d’un loup des régions arctiques peut se trouver mélangé chez nos races de chiens domestiques. On ne peut considérer le rat et la souris comme des animaux domestiques ; ils n’en ont pas moins été transportés par l’homme dans beaucoup de parties du monde, et ils ont aujourd’hui un habitat beaucoup plus considérable que celui des autres rongeurs ; ils supportent, en effet, le climat froid des îles Féroë, dans l’hémisphère boréal, et des îles Falkland, dans l’hémisphère austral, et le climat brûlant de bien des îles de la zone torride. On peut donc considérer l’adaptation à un climat spécial comme une qualité qui peut aisément se greffer sur cette large flexibilité de constitution qui paraît inhérente à la plupart des animaux. Dans cette hypothèse, la capacité qu’offre l’homme lui-même, ainsi que ses animaux domestiques, de pouvoir supporter les climats les plus différents ; le fait que l’éléphant et le rhinocéros ont autrefois vécu sous un climat glacial, tandis que les espèces existant actuellement habitent toutes les régions de la zone torride, ne sauraient être considérés comme des anomalies, mais bien comme des exemples d’une flexibilité ordinaire de constitution qui se manifeste dans certaines circonstances particulières.

Quelle est la part qu’il faut attribuer aux habitudes seules ? quelle est celle qu’il faut attribuer à la sélection naturelle de variétés ayant des constitutions innées différentes ? quelle est celle enfin qu’il faut attribuer à ces deux causes combinées dans l’acclimatation d’une espèce sous un climat spécial ? C’est là une question très obscure. L’habitude ou la coutume a sans doute quelque influence, s’il faut en croire l’analogie ; les ouvrages sur l’agriculture et même les anciennes encyclopédies chinoises donnent à chaque instant le conseil de transporter les animaux d’une région dans une autre. En outre, comme il n’est pas probable que l’homme soit parvenu à choisir tant de races et de sous-races, dont la constitution convient si parfaitement aux pays qu’elles habitent, je crois qu’il faut attribuer à l’habitude les résultats obtenus. D’un autre côté, la sélection naturelle doit tendre inévitablement à conserver les individus doués d’une constitution bien adaptée aux pays qu’ils habitent. On constate, dans les traités sur plusieurs espèces de plantes cultivées, que certaines variétés supportent mieux tel climat que tel autre. On en trouve la preuve dans les ouvrages sur la pomologie publiés aux États-Unis ; on y recommande, en effet, d’employer certaines variétés dans les États du Nord, et certaines autres dans les États du Sud. Or, comme la plupart de ces variétés ont une origine récente, on ne peut attribuer à l’habitude leurs différences constitutionnelles. On a même cité, pour prouver que, dans certains cas, l’acclimatation est impossible, l’artichaut de Jérusalem, qui ne se propage jamais en Angleterre par semis et dont, par conséquent, on n’a pas pu obtenir de nouvelles variétés ; on fait remarquer que cette plante est restée aussi délicate qu’elle l’était. On a souvent cité aussi, et avec beaucoup plus de raison, le haricot comme exemple ; mais on ne peut pas dire, dans ce cas, que l’expérience ait réellement été faite, il faudrait pour cela que, pendant une vingtaine de générations, quelqu’un prît la peine de semer des haricots d’assez bonne heure pour qu’une grande partie fût détruite par le froid ; puis, qu’on recueillît la graine des quelques survivants, en ayant soin d’empêcher les croisements accidentels ; puis, enfin, qu’on recommençât chaque année cet essai en s’entourant des mêmes précautions. Il ne faudrait pas supposer, d’ailleurs, qu’il n’apparaisse jamais de différences dans la constitution des haricots, car plusieurs variétés sont beaucoup plus rustiques que d’autres ; c’est là un fait dont j’ai pu observer moi-même des exemples frappants.

En résumé, nous pouvons conclure que l’habitude ou bien que l’usage et le non-usage des parties ont, dans quelques cas, joué un rôle considérable dans les modifications de la constitution et de l’organisme ; nous pouvons conclure aussi que ces causes se sont souvent combinées avec la sélection naturelle de variations innées, et que les résultats sont souvent aussi dominés par cette dernière cause.

VARIATIONS CORRÉLATIVES.

J’entends par cette expression que les différentes parties de l’organisation sont, dans le cours de leur croissance et de leur développement, si intimement reliées les unes aux autres, que d’autres parties se modifient quand de légères variations se produisent dans une partie quelconque et s’y accumulent en vertu de l’action de la sélection naturelle. C’est là un sujet fort important, que l’on connaît très imparfaitement et dans la discussion duquel on peut facilement confondre des ordres de faits tout différents. Nous verrons bientôt, en effet, que l’hérédité simple prend quelquefois une fausse apparence de corrélation. On pourrait citer, comme un des exemples les plus évidents de vraie corrélation, les variations de structure qui, se produisant chez le jeune ou chez la larve, tendent à affecter la structure de l’animal adulte. Les différentes parties homologues du corps, qui, au commencement de la période embryonnaire, ont une structure identique, et qui sont, par conséquent, exposées à des conditions semblables, sont éminemment sujettes à varier de la même manière. C’est ainsi, par exemple, que le côté droit et le côté gauche du corps varient de la même façon ; que les membres antérieurs, que même la mâchoire et les membres varient simultanément ; on sait que quelques anatomistes admettent l’homologie de la mâchoire inférieure avec les membres. Ces tendances, je n’en doute pas, peuvent être plus ou moins complètement dominées par la sélection naturelle. Ainsi, il a existé autrefois une race de cerfs qui ne portaient d’andouillers que d’un seul côté ; or, si cette particularité avait été très avantageuse à cette race, il est probable que la sélection naturelle l’aurait rendue permanente.

Les parties homologues, comme l’ont fait remarquer certains auteurs, tendent à se souder, ainsi qu’on le voit souvent dans les monstruosités végétales ; rien n’est plus commun, en effet, chez les plantes normalement conformées, que l’union des parties homologues, la soudure, par exemple, des pétales de la corolle en un seul tube. Les parties dures semblent affecter la forme des parties molles adjacentes ; quelques auteurs pensent que la diversité des formes qu’affecte le bassin chez les oiseaux, détermine la diversité remarquable que l’on observe dans la forme de leurs reins. D’autres croient aussi que, chez l’espèce humaine, la forme du bassin de la mère exerce par la pression une influence sur la forme de la tête de l’enfant. Chez les serpents, selon Schlegel, la forme du corps et le mode de déglutition déterminent la position et la forme de plusieurs des viscères les plus importants.

La nature de ces rapports reste fréquemment obscure. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire insiste fortement sur ce point, que certaines déformations coexistent fréquemment, tandis que d’autres ne s’observent que rarement sans que nous puissions en indiquer la raison. Quoi de plus singulier que le rapport qui existe, chez les chats, entre la couleur blanche, les yeux bleus et la surdité ; ou, chez les mêmes animaux, entre le sexe femelle et la coloration tricolore ; chez les pigeons, entre l’emplumage des pattes et les pellicules qui relient les doigts externes ; entre l’abondance du duvet, chez les pigeonneaux qui sortent de l’œuf, et la coloration de leur plumage futur ; ou, enfin, le rapport qui existe chez le chien turc nu, entre les poils et les dents, bien que, dans ce cas, l’homologie joue sans doute un rôle ? Je crois même que ce dernier cas de corrélation ne peut pas être accidentel ; si nous considérons, en effet, les deux ordres de mammifères dont l’enveloppe dermique présente le plus d’anomalie, les cétacés (baleines) et les édentés (tatous, fourmiliers, etc.), nous voyons qu’ils présentent aussi la dentition la plus anormale ; mais, comme l’a fait remarquer M. Mivart, il y a tant d’exceptions à cette règle, qu’elle a en somme peu de valeur.

Je ne connais pas d’exemple plus propre à démontrer l’importance des lois de la corrélation et de la variation, indépendamment de l’utilité et, par conséquent, de toute sélection naturelle, que la différence qui existe entre les fleurs internes et externes de quelques composées et de quelques ombellifères. Chacun a remarqué la différence qui existe entre les fleurettes périphériques et les fleurettes centrales de la marguerite, par exemple ; or, l’atrophie partielle ou complète des organes reproducteurs accompagne souvent cette différence. En outre, les graines de quelques-unes de ces plantes diffèrent aussi sous le rapport de la forme et de la ciselure. On a quelquefois attribué ces différences à la pression des involucres sur les fleurettes, ou à leurs pressions réciproques, et la forme des graines contenues dans les fleurettes périphériques de quelques composées semble confirmer cette opinion ; mais, chez les ombellifères, comme me l’apprend le docteur Hooker, ce ne sont certes pas les espèces ayant les capitulées les plus denses dont les fleurs périphériques et centrales offrent le plus fréquemment des différences. On pourrait penser que le développement des pétales périphériques, en enlevant la nourriture aux organes reproducteurs, détermine leur atrophie ; mais ce ne peut être, en tout cas, la cause unique ; car, chez quelques composées, les graines des fleurettes internes et externes diffèrent sans qu’il y ait aucune différence dans les corolles. Il se peut que ces différences soient en rapport avec un flux de nourriture différent pour les deux catégories de fleurettes ; nous savons, tout au moins, que, chez les fleurs irrégulières, celles qui sont le plus rapprochées de l’axe se montrent les plus sujettes à la pélorie, c’est-à-dire à devenir symétriques de façon anormale. J’ajouterai comme exemple de ce fait et comme cas de corrélation remarquable que, chez beaucoup de pélargoniums, les deux pétales supérieurs de la fleur centrale de la touffe perdent souvent leurs taches de couleur plus foncée ; cette disposition est accompagnée de l’atrophie complète du nectaire adhérent, et la fleur centrale devient ainsi pélorique ou régulière. Lorsqu’un des deux pétales supérieurs est seul décoloré, le nectaire n’est pas tout à fait atrophié, il est seulement très raccourci.

Quant au développement de la corolle, il est très probable, comme le dit Sprengel, que les fleurettes périphériques servent à attirer les insectes, dont le concours est très utile ou même nécessaire à la fécondation de la plante ; s’il en est ainsi, la sélection naturelle a pu entrer en jeu. Mais il paraît impossible, en ce qui concerne les graines, que leurs différences de formes, qui ne sont pas toujours en corrélation avec certaines différences de la corolle, puissent leur être avantageuses ; cependant, chez les Ombellifères, ces différences semblent si importantes — les graines étant quelquefois orthospermes dans les fleurs extérieures et cœlospermes dans les fleurs centrales — que de Candolle l’aîné a basé sur ces caractères les principales divisions de l’ordre. Ainsi, des modifications de structure, ayant une haute importance aux yeux des classificateurs, peuvent être dues entièrement aux lois de la variation et de la corrélation, sans avoir, autant du moins que nous pouvons en juger, aucune utilité pour l’espèce.

Nous pouvons quelquefois attribuer à tort à la variation corrélative des conformations communes à des groupes entiers d’espèces, qui ne sont, en fait, que le résultat de l’hérédité. Un ancêtre éloigné, en effet, a pu acquérir, en vertu de la sélection naturelle, quelques modifications de conformation, puis, après des milliers de générations, quelques autres modifications indépendantes. Ces deux modifications, transmises ensuite à tout un groupe de descendants ayant des habitudes diverses, pourraient donc être naturellement regardées comme étant en corrélation nécessaire. Quelques autres corrélations semblent évidemment dues au seul mode d’action de la sélection naturelle. Alphonse de Candolle a remarqué, en effet, qu’on n’observe jamais de graines ailées dans les fruits qui ne s’ouvrent pas. J’explique ce fait par l’impossibilité où se trouve la sélection naturelle de donner graduellement des ailes aux graines, si les capsules ne sont pas les premières à s’ouvrir ; en effet, c’est dans ce cas seulement que les graines, conformées de façon à être plus facilement emportées par le vent, l’emporteraient sur celles moins bien adaptées pour une grande dispersion.

COMPENSATION ET ÉCONOMIE DE CROISSANCE.

Geoffroy Saint-Hilaire l’aîné et Goethe ont formulé, à peu près à la même époque, la loi de la compensation de croissance ; pour me servir des expressions de Goethe : « afin de pouvoir dépenser d’un côté, la nature est obligée d’économiser de l’autre. » Cette règle s’applique, je crois, dans une certaine mesure, à nos animaux domestiques ; si la nutrition se porte en excès vers une partie ou vers un organe, il est rare qu’elle se porte, en même temps, en excès tout au moins, vers un autre organe ; ainsi, il est difficile de faire produire beaucoup de lait à une vache et de l’engraisser en même temps. Les mêmes variétés de choux ne produisent pas en abondance un feuillage nutritif et des graines oléagineuses. Quand les graines que contiennent nos fruits tendent à s’atrophier, le fruit lui-même gagne beaucoup en grosseur et en qualité. Chez nos volailles, la présence d’une touffe de plumes sur la tête correspond à un amoindrissement de la crête, et le développement de la barbe à une diminution des caroncules. Il est difficile de soutenir que cette loi s’applique universellement chez les espèces à l’état de nature ; elle est admise cependant par beaucoup de bons observateurs, surtout par les botanistes. Toutefois, je ne donnerai ici aucun exemple, car je ne vois guère comment on pourrait distinguer, d’un côté, entre les effets d’une partie qui se développerait largement sous l’influence de la sélection naturelle et d’une autre partie adjacente qui diminuerait, en vertu de la même cause, ou par suite du non-usage ; et, d’un autre côté, entre les effets produits par le défaut de nutrition d’une partie, grâce à l’excès de croissance d’une autre partie adjacente.

Je suis aussi disposé à croire que quelques-uns des cas de compensation qui ont été cités, ainsi que quelques autres faits, peuvent se confondre dans un principe plus général, à savoir : que la sélection naturelle s’efforce constamment d’économiser toutes les parties de l’organisme. Si une conformation utile devient moins utile dans de nouvelles conditions d’existence, la diminution de cette conformation s’ensuivra certainement, car il est avantageux pour l’individu de ne pas gaspiller de la nourriture au profit d’une conformation inutile. C’est ainsi seulement que je puis expliquer un fait qui m’a beaucoup frappé chez les cirripèdes, et dont on pourrait citer bien des exemples analogues : quand un cirripède parasite vit à l’intérieur d’un autre cirripède, et est par ce fait abrité et protégé, il perd plus ou moins complètement sa carapace. C’est le cas chez l’Ibla mâle, et d’une manière encore plus remarquable chez le Proteolepas. Chez tous les autres cirripèdes, la carapace est formée par un développement prodigieux des trois segments antérieurs de la tête, pourvus de muscles et de nerfs volumineux ; tandis que, chez le Proteolepas parasite et abrité, toute la partie antérieure de la tête est réduite à un simple rudiment, placé à la base d’antennes préhensiles ; or, l’économie d’une conformation complexe et développée, devenue superflue, constitue un grand avantage pour chaque individu de l’espèce ; car, dans la lutte pour l’existence, à laquelle tout animal est exposé, chaque Proteolepas a une meilleure chance de vivre, puisqu’il gaspille moins d’aliments.

C’est ainsi, je crois, que la sélection naturelle tend, à la longue, à diminuer toutes les parties de l’organisation, dès qu’elles deviennent superflues en raison d’un changement d’habitudes ; mais elle ne tend en aucune façon à développer proportionnellement les autres parties. Inversement, la sélection naturelle peut parfaitement réussir à développer considérablement un organe, sans entraîner, comme compensation indispensable, la réduction de quelques parties adjacentes.

LES CONFORMATIONS MULTIPLES, RUDIMENTAIRES ET D’ORGANISATION INFÉRIEURE SONT VARIABLES.

Il semble de règle chez les variétés et chez les espèces, comme l’a fait remarquer Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que, toutes les fois qu’une partie ou qu’un organe se trouve souvent répété dans la conformation d’un individu (par exemple les vertèbres chez les serpents et les étamines chez les fleurs polyandriques), le nombre en est variable, tandis qu’il est constant lorsque le nombre de ces mêmes parties est plus restreint. Le même auteur, ainsi que quelques botanistes, ont, en outre, reconnu que les parties multiples sont extrêmement sujettes à varier. En tant que, pour me servir de l’expression du professeur Owen, cette répétition végétative est un signe d’organisation inférieure, la remarque qui précède concorde avec l’opinion générale des naturalistes, à savoir : que les êtres placés aux degrés inférieurs de l’échelle de l’organisation sont plus variables que ceux qui en occupent le sommet.

Je pense que, par infériorité dans l’échelle, on doit entendre ici que les différentes parties de l’organisation n’ont qu’un faible degré de spécialisation pour des fonctions particulières ; or, aussi longtemps que la même partie a des fonctions diverses à accomplir, on s’explique peut-être pourquoi elle doit rester variable, c’est-à-dire pourquoi la sélection naturelle n’a pas conservé ou rejeté toutes les légères déviations de conformation avec autant de rigueur que lorsqu’une partie ne sert plus qu’à un usage spécial. On pourrait comparer ces organes à un couteau destiné à toutes sortes d’usages, et qui peut, en conséquence, avoir une forme quelconque, tandis qu’un outil destiné à un usage déterminé doit prendre une forme particulière. La sélection naturelle, il ne faut jamais l’oublier, ne peut agir qu’en se servant de l’individu, et pour son avantage.

On admet généralement que les parties rudimentaires sont sujettes à une grande variabilité. Nous aurons à revenir sur ce point ; je me contenterai d’ajouter ici que leur variabilité semble résulter de leur inutilité et de ce que la sélection naturelle ne peut, en conséquence, empêcher des déviations de conformation de se produire.

UNE PARTIE EXTRAORDINAIREMENT DÉVELOPPÉE CHEZ UNE ESPÈCE QUELCONQUE, COMPARATIVEMENT À L’ÉTAT DE LA MÊME PARTIE CHEZ LES ESPÈCES VOISINES, TEND À VARIER BEAUCOUP.

M. Waterhouse a fait à ce sujet, il y a quelques années, une remarque qui m’a beaucoup frappé. Le professeur Owen semble en être arrivé aussi à des conclusions presque analogues. Je ne saurais essayer de convaincre qui que ce soit de la vérité de la proposition ci-dessus formulée sans l’appuyer de l’exposé d’une longue série de faits que j’ai recueillis sur ce point, mais qui ne peuvent trouver place dans cet ouvrage.

Je dois me borner à constater que, dans ma conviction, c’est là une règle très générale. Je sais qu’il y a là plusieurs causes d’erreur, mais j’espère en avoir tenu suffisamment compte. Il est bien entendu que cette règle ne s’applique en aucune façon aux parties, si extraordinairement développées qu’elles soient, qui ne présentent pas un développement inusité chez une espèce ou chez quelques espèces, comparativement à la même partie chez beaucoup d’espèces très voisines. Ainsi, bien que, dans la classe des mammifères, l’aile de la chauve-souris soit une conformation très anormale, la règle ne saurait s’appliquer ici, parce que le groupe entier des chauves-souris possède des ailes ; elle s’appliquerait seulement si une espèce quelconque possédait des ailes ayant un développement remarquable, comparativement aux ailes des autres espèces du même genre. Mais cette règle s’applique de façon presque absolue aux caractères sexuels secondaires, lorsqu’ils se manifestent d’une manière inusitée. Le terme caractère sexuel secondaire, employé par Hunter, s’applique aux caractères qui, particuliers à un sexe, ne se rattachent pas directement à l’acte de la reproduction. La règle s’applique aux mâles et aux femelles, mais plus rarement à celles-ci, parce qu’il est rare qu’elles possèdent des caractères sexuels secondaires remarquables. Les caractères de ce genre, qu’ils soient ou non développés d’une manière extraordinaire, sont très variables, et c’est en raison de ce fait que la règle précitée s’applique si complètement à eux ; je crois qu’il ne peut guère y avoir de doute sur ce point. Mais les cirripèdes hermaphrodites nous fournissent la preuve que notre règle ne s’applique pas seulement aux caractères sexuels secondaires ; en étudiant cet ordre, je me suis particulièrement attaché à la remarque de M. Waterhouse, et je suis convaincu que la règle s’applique presque toujours. Dans un futur ouvrage, je donnerai la liste des cas les plus remarquables que j’ai recueillis ; je me bornerai à citer ici un seul exemple qui justifie la règle dans son application la plus étendue. Les valves operculaires des cirripèdes sessiles (balanes) sont, dans toute l’étendue du terme, des conformations très importantes et qui diffèrent extrêmement peu, même chez les genres distincts. Cependant, chez les différentes espèces de l’un de ces genres, le genre Pyrgoma, ces valves présentent une diversification remarquable, les valves homologues ayant quelquefois une forme entièrement dissemblable. L’étendue des variations chez les individus d’une même espèce est telle, que l’on peut affirmer, sans exagération, que les variétés de la même espèce diffèrent plus les unes des autres par les caractères tirés de ces organes importants que ne le font d’autres espèces appartenant à des genres distincts.

J’ai particulièrement examiné les oiseaux sous ce rapport, parce que, chez ces animaux, les individus d’une même espèce, habitant un même pays, varient extrêmement peu ; or, la règle semble certainement applicable à cette classe. Je n’ai pas pu déterminer qu’elle s’applique aux plantes, mais je dois ajouter que cela m’aurait fait concevoir des doutes sérieux sur sa réalité, si l’énorme variabilité des végétaux ne rendait excessivement difficile la comparaison de leur degré relatif de variabilité.

Lorsqu’une partie, ou un organe, se développe chez une espèce d’une façon remarquable ou à un degré extraordinaire, on est fondé à croire que cette partie ou cet organe a une haute importance pour l’espèce ; toutefois, la partie est dans ce cas très sujette à varier. Pourquoi en est-il ainsi ? Je ne peux trouver aucune explication dans l’hypothèse que chaque espèce a fait l’objet d’un acte créateur spécial et que tous ses organes, dans le principe, étaient ce qu’ils sont aujourd’hui. Mais, si nous nous plaçons dans l’hypothèse que les groupes d’espèces descendent d’autres espèces à la suite de modifications opérées par la sélection naturelle, on peut, je crois, résoudre en partie cette question. Que l’on me permette d’abord quelques remarques préliminaires. Si, chez nos animaux domestiques, on néglige l’animal entier, ou un point quelconque de leur conformation, et qu’on n’applique aucune sélection, la partie négligée (la crête, par exemple, chez la poule Dorking), ou la race entière, cesse d’avoir un caractère uniforme ; on pourra dire alors que la race dégénère. Or, le cas est presque identique pour les organes rudimentaires, pour ceux qui n’ont été que peu spécialisés en vue d’un but particulier et peut-être pour les groupes polymorphes ; dans ces cas, en effet, la sélection naturelle n’a pas exercé ou n’a pas pu exercer son action, et l’organisme est resté ainsi dans un état flottant. Mais, ce qui nous importe le plus ici, c’est que les parties qui, chez nos animaux domestiques, subissent actuellement les changements les plus rapides en raison d’une sélection continue, sont aussi celles qui sont très sujettes à varier. Que l’on considère les individus d’une même race de pigeons et l’on verra quelles prodigieuses différences existent chez les becs des culbutants, chez les becs et les caroncules des messagers, dans le port et la queue des paons, etc., points sur lesquels les éleveurs anglais portent aujourd’hui une attention particulière. Il y a même des sous-races, comme celle des culbutants courte-face, chez lesquelles il est très difficile d’obtenir des oiseaux presque parfaits, car beaucoup s’écartent de façon considérable du type admis. On peut réellement dire qu’il y a une lutte constante, d’un côté entre la tendance au retour à un état moins parfait, aussi bien qu’une tendance innée à de nouvelles variations, et d’autre part, avec l’influence d’une sélection continue pour que la race reste pure. À la longue, la sélection l’emporte, et nous ne mettons jamais en ligne de compte la pensée que nous pourrions échouer assez misérablement pour obtenir un oiseau aussi commun que le culbutant commun, d’un bon couple de culbutants courte-face purs. Mais, aussi longtemps que la sélection agit énergiquement, il faut s’attendre à de nombreuses variations dans les parties qui sont sujettes à son action.

Examinons maintenant ce qui se passe à l’état de nature. Quand une partie s’est développée d’une façon extraordinaire chez une espèce quelconque, comparativement à ce qu’est la même partie chez les autres espèces du même genre, nous pouvons conclure que cette partie a subi d’énormes modifications depuis l’époque où les différentes espèces se sont détachées de l’ancêtre commun de ce genre. Il est rare que cette époque soit excessivement reculée, car il est fort rare que les espèces persistent pendant plus d’une période géologique. De grandes modifications impliquent une variabilité extraordinaire et longtemps continuée, dont les effets ont été accumulés constamment par la sélection naturelle pour l’avantage de l’espèce. Mais, comme la variabilité de la partie ou de l’organe développé d’une façon extraordinaire a été très grande et très continue pendant un laps de temps qui n’est pas excessivement long, nous pouvons nous attendre, en règle générale, à trouver encore aujourd’hui plus de variabilité dans cette partie que dans les autres parties de l’organisation, qui sont restées presque constantes depuis une époque bien plus reculée. Or, je suis convaincu que c’est là la vérité. Je ne vois aucune raison de douter que la lutte entre la sélection naturelle d’une part, avec la tendance au retour et la variabilité d’autre part, ne cesse dans le cours des temps, et que les organes développés de la façon la plus anormale ne deviennent constants. Aussi, d’après notre théorie, quand un organe, quelque anormal qu’il soit, se transmet à peu près dans le même état à beaucoup de descendants modifiés, l’aile de la chauve-souris, par exemple, cet organe a dû exister pendant une très longue période à peu près dans le même état, et il a fini par n’être pas plus variable que toute autre conformation. C’est seulement dans les cas où la modification est comparativement récente et extrêmement considérable, que nous devons nous attendre à trouver encore, à un haut degré de développement, la variabilité générative, comme on pourrait l’appeler. Dans ce cas, en effet, il est rare que la variabilité ait déjà été fixée par la sélection continue des individus variant au degré et dans le sens voulu, et par l’exclusion continue des individus qui tendent à faire retour vers un état plus ancien et moins modifié.

LES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES SONT PLUS VARIABLES QUE LES CARACTÈRES GÉNÉRIQUES.

On peut appliquer au sujet qui va nous occuper le principe que nous venons de discuter. Il est notoire que les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques. Je cite un seul exemple pour faire bien comprendre ma pensée : si un grand genre de plantes renferme plusieurs espèces, les unes portant des fleurs bleues, les autres des fleurs rouges, la coloration n’est qu’un caractère spécifique, et personne ne sera surpris de ce qu’une espèce bleue devienne rouge et réciproquement ; si, au contraire, toutes les espèces portent des fleurs bleues, la coloration devient un caractère générique, et la variabilité de cette coloration constitue un fait beaucoup plus extraordinaire.

J’ai choisi cet exemple parce que l’explication qu’en donneraient la plupart des naturalistes ne pourrait pas s’appliquer ici ; ils soutiendraient, en effet, que les caractères spécifiques sont plus variables que les caractères génériques, parce que les premiers impliquent des parties ayant une importance physiologique moindre que ceux que l’on considère ordinairement quand il s’agit de classer un genre. Je crois que cette explication est vraie en partie, mais seulement de façon indirecte ; j’aurai, d’ailleurs, à revenir sur ce point en traitant de la classification. Il serait presque superflu de citer des exemples pour prouver que les caractères spécifiques ordinaires sont plus variables que les caractères génériques ; mais, quand il s’agit de caractères importants, j’ai souvent remarqué, dans les ouvrages sur l’histoire naturelle, que, lorsqu’un auteur s’étonne que quelque organe important, ordinairement très constant, dans un groupe considérable d’espèces, diffère beaucoup chez des espèces très voisines, il est souvent variable chez les individus de la même espèce. Ce fait prouve qu’un caractère qui a ordinairement une valeur générique devient souvent variable lorsqu’il perd de sa valeur et descend au rang de caractère spécifique, bien que son importance physiologique puisse rester la même. Quelque chose d’analogue s’applique aux monstruosités ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, tout au moins, ne met pas en doute que, plus un organe diffère normalement chez les différentes espèces du même groupe, plus il est sujet à des anomalies chez les individus.

Dans l’hypothèse ordinaire d’une création indépendante pour chaque espèce, comment pourrait-il se faire que la partie de l’organisme qui diffère de la même partie chez d’autres espèces du même genre, créées indépendamment elles aussi, soit plus variable que les parties qui se ressemblent beaucoup chez les différentes espèces de ce genre ? Quant à moi, je ne crois pas qu’il soit possible d’expliquer ce fait. Au contraire, dans l’hypothèse que les espèces ne sont que des variétés fortement prononcées et persistantes, on peut s’attendre la plupart du temps à ce que les parties de leur organisation qui ont varié depuis une époque comparativement récente et qui par suite sont devenues différentes, continuent encore à varier. Pour poser la question en d’autres termes : on appelle caractères génériques les points par lesquels toutes les espèces d’un genre se ressemblent et ceux par lesquels elles diffèrent des genres voisins ; on peut attribuer ces caractères à un ancêtre commun qui les a transmis par hérédité à ses descendants, car il a dû arriver bien rarement que la sélection naturelle ait modifié, exactement de la même façon, plusieurs espèces distinctes adaptées à des habitudes plus ou moins différentes ; or, comme ces prétendus caractères génériques ont été transmis par hérédité avant l’époque où les différentes espèces se sont détachées de leur ancêtre commun et que postérieurement ces caractères n’ont pas varié, ou que, s’ils diffèrent, ils ne le font qu’à un degré extrêmement minime, il n’est pas probable qu’ils varient actuellement. D’autre part, on appelle caractères spécifiques les points par lesquels les espèces diffèrent des autres espèces du même genre ; or, comme ces caractères spécifiques ont varié et se sont différenciés depuis l’époque où les espèces se sont écartées de l’ancêtre commun, il est probable qu’ils sont encore variables dans une certaine mesure ; tout au moins, ils sont plus variables que les parties de l’organisation qui sont restées constantes depuis une très longue période.

LES CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES SONT VARIABLES.

Je pense que tous les naturalistes admettront, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans aucun détail, que les caractères sexuels secondaires sont très variables. On admettra aussi que les espèces d’un même groupe diffèrent plus les unes des autres sous le rapport des caractères sexuels secondaires que dans les autres parties de leur organisation : que l’on compare, par exemple, les différences qui existent entre les gallinacés mâles, chez lesquels les caractères sexuels secondaires sont très développés, avec les différences qui existent entre les femelles. La cause première de la variabilité de ces caractères n’est pas évidente ; mais nous comprenons parfaitement pourquoi ils ne sont pas aussi persistants et aussi uniformes que les autres caractères ; ils sont, en effet, accumulés par la sélection sexuelle, dont l’action est moins rigoureuse que celle de la sélection naturelle ; la première, en effet, n’entraîne pas la mort, elle se contente de donner moins de descendants aux mâles moins favorisés. Quelle que puisse être la cause de la variabilité des caractères sexuels secondaires, la sélection sexuelle a un champ d’action très étendu, ces caractères étant très variables ; elle a pu ainsi déterminer, chez les espèces d’un même groupe, des différences plus grandes sous ce rapport que sous tous les autres.

Il est un fait assez remarquable, c’est que les différences secondaires entre les deux sexes de la même espèce portent précisément sur les points mêmes de l’organisation par lesquels les espèces d’un même genre diffèrent les unes des autres. Je vais citer à l’appui de cette assertion les deux premiers exemples qui se trouvent sur ma liste ; or, comme les différences, dans ces cas, sont de nature très extraordinaire, il est difficile de croire que les rapports qu’ils présentent soient accidentels. Un même nombre d’articulations des tarses est un caractère commun à des groupes très considérables de coléoptères ; or, comme l’a fait remarquer Westwood, le nombre de ces articulations varie beaucoup chez les engidés, et ce nombre diffère aussi chez les deux sexes de la même espèce. De même, chez les hyménoptères fouisseurs, le mode de nervation des ailes est un caractère de haute importance, parce qu’il est commun à des groupes considérables ; mais la nervation, dans certains genres, varie chez les diverses espèces et aussi chez les deux sexes d’une même espèce. Sir J. Lubbock a récemment fait remarquer que plusieurs petits crustacés offrent d’excellents exemples de cette loi. « Ainsi, chez le Pontellus, ce sont les antennes antérieures et la cinquième paire de pattes qui constituent les principaux caractères sexuels ; ce sont aussi ces organes qui fournissent les principales différences spécifiques. » Ce rapport a pour moi une signification très claire ; je considère que toutes les espèces d’un même genre descendent aussi certainement d’un ancêtre commun, que les deux sexes d’une même espèce descendent du même ancêtre. En conséquence, si une partie quelconque de l’organisme de l’ancêtre commun, ou de ses premiers descendants, est devenue variable, il est très probable que la sélection naturelle et la sélection sexuelle se sont emparées des variations de cette partie pour adapter les différentes espèces à occuper diverses places dans l’économie de la nature, pour approprier l’un à l’autre les deux sexes de la même espèce, et enfin pour préparer les mâles à lutter avec d’autres mâles pour la possession des femelles.

J’en arrive donc à conclure à la connexité intime de tous les principes suivants, à savoir : la variabilité plus grande des caractères spécifiques, c’est-à-dire ceux qui distinguent les espèces les unes des autres, comparativement à celle des caractères génériques, c’est-à-dire les caractères possédés en commun par toutes les espèces d’un genre ; — l’excessive variabilité que présente souvent un point quelconque lorsqu’il est développé chez une espèce d’une façon extraordinaire, comparativement à ce qu’il est chez les espèces congénères ; et le peu de variabilité d’un point, quelque développé qu’il puisse être, s’il est commun à un groupe tout entier d’espèces ; — la grande variabilité des caractères sexuels secondaires et les différences considérables qu’ils présentent chez des espèces très voisines ; — les caractères sexuels secondaires se manifestant généralement sur ces points mêmes de l’organisme où portent les différences spécifiques ordinaires. Tous ces principes dérivent principalement de ce que les espèces d’un même groupe descendent d’un ancêtre commun qui leur a transmis par hérédité beaucoup de caractères communs ; — de ce que les parties qui ont récemment varié de façon considérable ont plus de tendance à continuer de le faire que les parties fixes qui n’ont pas varié depuis longtemps ; — de ce que la sélection naturelle a, selon le laps de temps écoulé, maîtrisé plus ou moins complètement la tendance au retour et à de nouvelles variations ; — de ce que la sélection sexuelle est moins rigoureuse que la sélection naturelle ; — enfin, de ce que la sélection naturelle et la sélection sexuelle ont accumulé les variations dans les mêmes parties et les ont adaptées ainsi à diverses fins, soit sexuelles, soit ordinaires.

LES ESPÈCES DISTINCTES PRÉSENTENT DES VARIATIONS ANALOGUES, DE TELLE SORTE QU’UNE VARIÉTÉ D’UNE ESPÈCE REVÊT SOUVENT UN CARACTÈRE PROPRE À UNE ESPÈCE VOISINE, OU FAIT RETOUR À QUELQUES-UNS DES CARACTÈRES D’UN ANCÊTRE ÉLOIGNÉ.

On comprendra facilement ces propositions en examinant nos races domestiques. Les races les plus distinctes de pigeons, dans des pays très éloignés les uns des autres, présentent des sous-variétés caractérisées par des plumes renversées sur la tête et par des pattes emplumées ; caractères que ne possédait pas le biset primitif ; c’est là un exemple de variations analogues chez deux ou plusieurs races distinctes. La présence fréquente, chez le grosse-gorge, de quatorze et même de seize plumes caudales peut être considérée comme une variation représentant la conformation normale d’une autre race, le pigeon paon. Tout le monde admettra, je pense, que ces variations analogues proviennent de ce qu’un ancêtre commun a transmis par hérédité aux différentes races de pigeons une même constitution et une tendance à la variation, lorsqu’elles sont exposées à des influences inconnues semblables. Le règne végétal nous fournit un cas de variations analogues dans les tiges renflées, ou, comme on les désigne habituellement, dans les racines du navet de Suède et du rutabaga, deux plantes que quelques botanistes regardent comme des variétés descendant d’un ancêtre commun et produites par la culture ; s’il n’en était pas ainsi, il y aurait là un cas de variation analogue entre deux prétendues espèces distinctes, auxquelles on pourrait en ajouter une troisième, le navet ordinaire. Dans l’hypothèse de la création indépendante des espèces, nous aurions à attribuer cette similitude de développement des tiges chez les trois plantes, non pas à sa vraie cause, c’est-à-dire à la communauté de descendance et à la tendance à varier dans une même direction qui en est la conséquence, mais à trois actes de création distincts, portant sur des formes extrêmement voisines. Naudin a observé plusieurs cas semblables de variations analogues dans la grande famille des cucurbitacées, et divers savants chez les céréales. M. Walsh a discuté dernièrement avec beaucoup de talent divers cas semblables qui se présentent chez les insectes à l’état de nature, et il les a groupés sous sa loi d’égale variabilité.

Toutefois, nous rencontrons un autre cas chez les pigeons, c’est-à-dire l’apparition accidentelle, chez toutes les races, d’une coloration bleu-ardoise, des deux bandes noires sur les ailes, des reins blancs, avec une barre à l’extrémité de la queue, dont les plumes extérieures sont, près de leur base, extérieurement bordées de blanc. Comme ces différentes marques constituent un caractère de l’ancêtre commun, le biset, on ne saurait, je crois, contester que ce soit là un cas de retour et non pas une variation nouvelle et analogue qui apparaît chez plusieurs races. Nous pouvons, je pense, admettre cette conclusion en toute sécurité ; car, comme nous l’avons vu, ces marques colorées sont très sujettes à apparaître chez les petits résultant du croisement de deux races distinctes ayant une coloration différente ; or, dans ce cas, il n’y a rien dans les conditions extérieures de l’existence, sauf l’influence du croisement sur les lois de l’hérédité, qui puisse causer la réapparition de la couleur bleu-ardoise accompagnée des diverses autres marques.

Sans doute, il est très surprenant que des caractères réapparaissent après avoir disparu pendant un grand nombre de générations, des centaines peut-être. Mais, chez une race croisée une seule fois avec une autre race, la descendance présente accidentellement, pendant plusieurs générations — quelques auteurs disent pendant une douzaine ou même pendant une vingtaine — une tendance à faire retour aux caractères de la race étrangère. Après douze générations, la proportion du sang, pour employer une expression vulgaire, de l’un des ancêtres n’est que de 1 sur 2048 ; et pourtant, comme nous le voyons, on croit généralement que cette proportion infiniment petite de sang étranger suffit à déterminer une tendance au retour. Chez une race qui n’a pas été croisée, mais chez laquelle les deux ancêtres souche ont perdu quelques caractères que possédait leur ancêtre commun, la tendance à faire retour vers ce caractère perdu pourrait, d’après tout ce que nous pouvons savoir, se transmettre de façon plus ou moins énergique pendant un nombre illimité de générations. Quand un caractère perdu reparaît chez une race après un grand nombre de générations, l’hypothèse la plus probable est, non pas que l’individu affecté se met soudain à ressembler à un ancêtre dont il est séparé par plusieurs centaines de générations, mais que le caractère en question se trouvait à l’état latent chez les individus de chaque génération successive et qu’enfin ce caractère s’est développé sous l’influence de conditions favorables, dont nous ignorons la nature. Chez les pigeons barbes, par exemple, qui produisent très rarement des oiseaux bleus, il est probable qu’il y a chez les individus de chaque génération une tendance latente à la reproduction du plumage bleu. La transmission de cette tendance, pendant un grand nombre de générations, n’est pas plus difficile à comprendre que la transmission analogue d’organes rudimentaires complètement inutiles. La simple tendance à produire un rudiment est même quelquefois héréditaire.

Comme nous supposons que toutes les espèces d’un même genre descendent d’un ancêtre commun, nous pourrions nous attendre à ce qu’elles varient accidentellement de façon analogue ; de telle sorte que les variétés de deux ou plusieurs espèces se ressembleraient, ou qu’une variété ressemblerait par certains caractères à une autre espèce distincte — celle-ci n’étant, d’après notre théorie, qu’une variété permanente bien accusée. Les caractères exclusivement dus à une variation analogue auraient probablement peu d’importance, car la conservation de tous les caractères importants est déterminée par la sélection naturelle, qui les approprie aux habitudes différentes de l’espèce. On pourrait s’attendre, en outre, à ce que les espèces du même genre présentassent accidentellement des caractères depuis longtemps perdus. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l’ancêtre commun d’un groupe naturel quelconque, nous ne pourrons distinguer entre les caractères dus à un retour et ceux qui proviennent de variations analogues. Si, par exemple, nous ignorions que le Biset, souche de nos pigeons domestiques, n’avait ni plumes aux pattes, ni plumes renversées sur la tête, il nous serait impossible de dire s’il faut attribuer ces caractères à un fait de retour ou seulement à des variations analogues ; mais nous aurions pu conclure que la coloration bleue est un cas de retour, à cause du nombre des marques qui sont en rapport avec cette nuance, marques qui, selon toute probabilité, ne reparaîtraient pas toutes ensemble au cas d’une simple variation ; nous aurions été, d’ailleurs, d’autant plus fondés à en arriver à cette conclusion, que la coloration bleue et les différentes marques reparaissent très souvent quand on croise des races ayant une coloration différente. En conséquence, bien que, chez les races qui vivent à l’état de nature, nous ne puissions que rarement déterminer quels sont les cas de retour à un caractère antérieur, et quels sont ceux qui constituent une variation nouvelle, mais analogue, nous devrions toutefois, d’après notre théorie, trouver quelquefois chez les descendants d’une espèce en voie de modification des caractères qui existent déjà chez d’autres membres du même groupe. Or, c’est certainement ce qui arrive.

La difficulté que l’on éprouve à distinguer les espèces variables provient, en grande partie, de ce que les variétés imitent, pour ainsi dire, d’autres espèces du même genre. On pourrait aussi dresser un catalogue considérable de formes intermédiaires entre deux autres formes qu’on ne peut encore regarder que comme des espèces douteuses ; or, ceci prouve que les espèces, en variant, ont revêtu quelques caractères appartenant à d’autres espèces, à moins toutefois que l’on n’admette une création indépendante pour chacune de ces formes très voisines. Toutefois, nous trouvons la meilleure preuve de variations analogues dans les parties ou les organes qui ont un caractère constant, mais qui, cependant, varient accidentellement de façon à ressembler, dans une certaine mesure, à la même partie ou au même organe chez une espèce voisine. J’ai dressé une longue liste de ces cas, mais malheureusement je me trouve dans l’impossibilité de pouvoir la donner ici. Je dois donc me contenter d’affirmer que ces cas se présentent certainement et qu’ils sont très remarquables.

Je citerai toutefois un exemple curieux et compliqué, non pas en ce qu’il affecte un caractère important, mais parce qu’il se présente chez plusieurs espèces du même genre, dont les unes sont réduites à l’état domestique et dont les autres vivent à l’état sauvage. C’est presque certainement là un cas de retour. L’âne porte quelquefois sur les jambes des raies transversales très distinctes, semblables à celles qui se trouvent sur les jambes du zèbre ; on a affirmé que ces raies sont beaucoup plus apparentes chez l’ânon, et les renseignements que je me suis procurés à cet égard confirment le fait. La raie de l’épaule est quelquefois double et varie beaucoup sous le rapport de la couleur et du dessin. On a décrit un âne blanc, mais non pas albinos, qui n’avait aucune raie, ni sur l’épaule ni sur le dos ; — ces deux raies d’ailleurs sont quelquefois très faiblement indiquées ou font absolument défaut chez les ânes de couleur foncée. On a vu, dit-on, le koulan de Pallas avec une double raie sur l’épaule. M. Blyth a observé une hémione ayant sur l’épaule une raie distincte, bien que cet animal n’en porte ordinairement pas. Le colonel Poole m’a informé, en outre, que les jeunes de cette espèce ont ordinairement les jambes rayées et une bande faiblement indiquée sur l’épaule. Le quagga, dont le corps est, comme celui du zèbre, si complètement rayé, n’a cependant pas de raies aux jambes ; toutefois, le docteur Gray a dessiné un de ces animaux dont les jarrets portaient des zébrures très distinctes.

En ce qui concerne le cheval, j’ai recueilli en Angleterre des exemples de la raie dorsale, chez des chevaux appartenant aux races les plus distinctes et ayant des robes de toutes les couleurs. Les barres transversales sur les jambes ne sont pas rares chez les chevaux isabelle et chez ceux poil de souris ; je les ai observées en outre chez un alezan ; on aperçoit quelquefois une légère raie sur l’épaule des chevaux isabelle et j’en ai remarqué une faible trace chez un cheval bai. Mon fils a étudié avec soin et a dessiné un cheval de trait belge, de couleur isabelle, ayant les jambes rayées et une double raie sur chaque épaule ; j’ai moi-même eu l’occasion de voir un poney isabelle du Devonshire, et on m’a décrit avec soin un petit poney ayant la même robe, originaire du pays de Galles, qui, tous deux, portaient trois raies parallèles sur chaque épaule.

Dans la région nord-ouest de l’Inde, la race des chevaux Kattywar est si généralement rayée, que, selon le colonel Poole, qui a étudié cette race pour le gouvernement indien, on ne considère pas comme de race pure un cheval dépourvu de raies. La raie dorsale existe toujours, les jambes sont ordinairement rayées, et la raie de l’épaule, très commune, est quelquefois double et même triple. Les raies, souvent très apparentes chez le poulain, disparaissent quelquefois complètement chez les vieux chevaux. Le colonel Poole a eu l’occasion de voir des chevaux Kattywar gris et bais rayés au moment de la mise bas. Des renseignements qui m’ont été fournis par M. W.-W. Edwards, m’autorisent à croire que, chez le cheval de course anglais, la raie dorsale est beaucoup plus commune chez le poulain que chez l’animal adulte. J’ai moi-même élevé récemment un poulain provenant d’une jument baie (elle-même produit d’un cheval turcoman et d’une jument flamande) par un cheval de course anglais, ayant une robe baie ; ce poulain, à l’âge d’une semaine, présentait sur son train postérieur et sur son front de nombreuses zébrures foncées très étroites et de légères raies sur les jambes ; toutes ces raies disparurent bientôt complètement. Sans entrer ici dans de plus amples détails, je puis constater que j’ai entre les mains beaucoup de documents établissant de façon positive l’existence de raies sur les jambes et sur les épaules de chevaux appartenant aux races les plus diverses et provenant de tous les pays, depuis l’Angleterre jusqu’à la Chine, et depuis la Norwège, au nord, jusqu’à l’archipel Malais, au sud. Dans toutes les parties du monde, les raies se présentent le plus souvent chez les chevaux isabelle et poil de souris ; je comprends, sous le terme isabelle, une grande variété de nuances s’étendant entre le brun noirâtre, d’une part, et la teinte café au lait, de l’autre.

Je sais que le colonel Hamilton Smith, qui a écrit sur ce sujet, croit que les différentes races de chevaux descendent de plusieurs espèces primitives, dont l’une ayant la robe isabelle était rayée, et il attribue à d’anciens croisements avec cette souche tous les cas que nous venons de décrire. Mais on peut rejeter cette manière de voir, car il est fort improbable que le gros cheval de trait belge, que les poneys du pays de Galles, le double poney de la Norwège, la race grêle de Kattywar, etc., habitant les parties du globe les plus éloignées, aient tous été croisés avec une même souche primitive supposée.

Examinons maintenant les effets des croisements entre les différentes espèces du genre cheval. Rollin affirme que le mulet ordinaire, produit de l’âne et du cheval, est particulièrement sujet à avoir les jambes rayées ; selon M. Gosse, neuf mulets sur dix se trouvent dans ce cas, dans certaines parties des États-Unis. J’ai vu une fois un mulet dont les jambes étaient rayées au point qu’on aurait pu le prendre pour un hybride du zèbre ; M. W.-C. Martin, dans son excellent Traité sur le cheval, a représenté un mulet semblable. J’ai vu quatre dessins coloriés représentant des hybrides entre l’âne et le zèbre ; or, les jambes sont beaucoup plus rayées que le reste du corps ; l’un d’eux, en outre, porte une double raie sur l’épaule. Chez le fameux hybride obtenu par lord Morton, du croisement d’une jument alezane avec un quagga, l’hybride, et même les poulains purs que la même jument donna subséquemment avec un cheval arabe noir, avaient sur les jambes des raies encore plus prononcées qu’elles ne le sont chez le quagga pur. Enfin, et c’est là un des cas les plus remarquables, le docteur Gray a représenté un hybride (il m’apprend que depuis il a eu l’occasion d’en voir un second exemple) provenant du croisement d’un âne et d’une hémione ; bien que l’âne n’ait qu’accidentellement des raies sur les jambes et qu’elles fassent défaut, ainsi que la raie sur l’épaule, chez l’hémione, cet hybride avait, outre des raies sur les quatre jambes, trois courtes raies sur l’épaule, semblables à celles du poney isabelle du Devonshire et du poney isabelle du pays de Galles que nous avons décrits ; il avait, en outre, quelques marques zébrées sur les côtés de la face. J’étais si convaincu, relativement à ce dernier fait, que pas une de ces raies ne peut provenir de ce qu’on appelle ordinairement le hasard, que le fait seul de l’apparition de ces zébrures de la face, chez l’hybride de l’âne et de l’hémione, m’engagea à demander au colonel Poole si de pareils caractères n’existaient pas chez la race de Kattywar, si éminemment sujette à présenter des raies, question à laquelle, comme nous l’avons vu, il m’a répondu affirmativement.

Or, quelle conclusion devons-nous tirer de ces divers faits ? Nous voyons plusieurs espèces distinctes du genre cheval qui, par de simples variations, présentent des raies sur les jambes, comme le zèbre, ou sur les épaules, comme l’âne. Cette tendance augmente chez le cheval dès que paraît la robe isabelle, nuance qui se rapproche de la coloration générale des autres espèces du genre. Aucun changement de forme, aucun autre caractère nouveau n’accompagne l’apparition des raies. Cette même tendance à devenir rayé se manifeste plus fortement chez les hybrides provenant de l’union des espèces les plus distinctes. Or, revenons à l’exemple des différentes races de pigeons : elles descendent toutes d’un pigeon (en y comprenant deux ou trois sous-espèces ou races géographiques) ayant une couleur bleuâtre et portant, en outre, certaines raies et certaines marques ; quand une race quelconque de pigeons revêt, par une simple variation, la nuance bleuâtre, ces raies et ces autres marques reparaissent invariablement, mais sans qu’il se produise aucun autre changement de forme ou de caractère. Quand on croise les races les plus anciennes et les plus constantes, affectant différentes couleurs, on remarque une forte tendance à la réapparition, chez l’hybride, de la teinte bleuâtre, des raies et des marques. J’ai dit que l’hypothèse la plus probable pour expliquer la réapparition de caractères très anciens est qu’il y a chez les jeunes de chaque génération successive une tendance à revêtir un caractère depuis longtemps perdu, et que cette tendance l’emporte quelquefois en raison de causes inconnues. Or, nous venons de voir que, chez plusieurs espèces du genre cheval, les raies sont plus prononcées ou reparaissent plus ordinairement chez le jeune que chez l’adulte. Que l’on appelle espèces ces races de pigeons, dont plusieurs sont constantes depuis des siècles, et l’on obtient un cas exactement parallèle à celui des espèces du genre cheval ! Quant à moi, remontant par la pensée à quelques millions de générations en arrière, j’entrevois un animal rayé comme le zèbre, mais peut-être d’une construction très différente sous d’autres rapports, ancêtre commun de notre cheval domestique (que ce dernier descende ou non de plusieurs souches sauvages), de l’âne, de l’hémione, du quagga et du zèbre.

Quiconque admet que chaque espèce du genre cheval a fait l’objet d’une création indépendante est disposé à admettre, je présume, que chaque espèce a été créée avec une tendance à la variation, tant à l’état sauvage qu’à l’état domestique, de façon à pouvoir revêtir accidentellement les raies caractéristiques des autres espèces du genre ; il doit admettre aussi que chaque espèce a été créée avec une autre tendance très prononcée, à savoir que, croisée avec des espèces habitant les points du globe les plus éloignés, elle produit des hybrides ressemblant par leurs raies, non à leurs parents, mais à d’autres espèces du genre. Admettre semblable hypothèse c’est vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; c’est vouloir, en un mot, faire de l’œuvre divine une dérision et une déception. Quant à moi, j’aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d’il y a quelques siècles, que les coquilles fossiles n’ont jamais vécu, mais qu’elles ont été créées en pierre pour imiter celles qui vivent sur le rivage de la mer.

RÉSUMÉ.

Notre ignorance en ce qui concerne les lois de la variation est bien profonde. Nous ne pouvons pas, une fois sur cent, prétendre indiquer les causes d’une variation quelconque. Cependant, toutes les fois que nous pouvons réunir les termes d’une comparaison, nous remarquons que les mêmes lois semblent avoir agi pour produire les petites différences qui existent entre les variétés d’une même espèce, et les grandes différences qui existent entre les espèces d’un même genre. Le changement des conditions ne produit généralement qu’une variabilité flottante, mais quelquefois aussi des effets directs et définis ; or, ces effets peuvent à la longue devenir très prononcés, bien que nous ne puissions rien affirmer, n’ayant pas de preuves suffisantes à cet égard. L’habitude, en produisant des particularités constitutionnelles, l’usage en fortifiant les organes, et le défaut d’usage en les affaiblissant ou en les diminuant, semblent, dans beaucoup de cas, avoir exercé une action considérable. Les parties homologues tendent à varier d’une même manière et à se souder. Les modifications des parties dures et externes affectent quelquefois les parties molles et internes. Une partie fortement développée tend peut-être à attirer à elle la nutrition des parties adjacentes, et toute partie de la conformation est économisée, qui peut l’être sans inconvénient. Les modifications de la conformation, pendant le premier âge, peuvent affecter des parties qui se développent plus tard ; il se produit, sans aucun doute, beaucoup de cas de variations corrélatives dont nous ne pouvons comprendre la nature. Les parties multiples sont variables, au point de vue du nombre et de la conformation, ce qui provient peut-être de ce que ces parties n’ayant pas été rigoureusement spécialisées pour remplir des fonctions particulières, leurs modifications échappent à l’action rigoureuse de la sélection naturelle. C’est probablement aussi à cette même circonstance qu’il faut attribuer la variabilité plus grande des êtres placés au rang inférieur de l’échelle organique que des formes plus élevées, dont l’organisation entière est plus spécialisée. La sélection naturelle n’a pas d’action sur les organes rudimentaires, ces organes étant inutiles, et, par conséquent, variables. Les caractères spécifiques, c’est-à-dire ceux qui ont commencé à différer depuis que les diverses espèces du même genre se sont détachées d’un ancêtre commun, sont plus variables que les caractères génériques, c’est-à-dire ceux qui, transmis par hérédité depuis longtemps, n’ont pas varié pendant le même laps de temps. Nous avons signalé, à ce sujet, des parties ou des organes spéciaux qui sont encore variables parce qu’ils ont varié récemment et se sont ainsi différenciés ; mais nous avons vu aussi, dans le second chapitre, que le même principe s’applique à l’individu tout entier ; en effet, dans les localités où on rencontre beaucoup d’espèces d’un genre quelconque — c’est-à-dire là où il y a eu précédemment beaucoup de variations et de différenciations et là où une création active de nouvelles formes spécifiques a eu lieu — on trouve aujourd’hui en moyenne, dans ces mêmes localités et chez ces mêmes espèces, le plus grand nombre de variétés. Les caractères sexuels secondaires sont extrêmement variables ; ces caractères, en outre, diffèrent beaucoup dans les espèces d’un même groupe. La variabilité des mêmes points de l’organisation a généralement eu pour résultat de déterminer des différences sexuelles secondaires chez les deux sexes d’une même espèce et des différences spécifiques chez les différentes espèces d’un même genre. Toute partie ou tout organe qui, comparé à ce qu’il est chez une espèce voisine, présente un développement anormal dans ses dimensions ou dans sa forme, doit avoir subi une somme considérable de modifications depuis la formation du genre, ce qui nous explique pourquoi il est souvent beaucoup plus variable que les autres points de l’organisation. La variation est, en effet, un procédé lent et prolongé, et la sélection naturelle, dans des cas semblables, n’a pas encore eu le temps de maîtriser la tendance à la variabilité ultérieure, ou au retour vers un état moins modifié. Mais lorsqu’une espèce, possédant un organe extraordinairement développé, est devenue la souche d’un grand nombre de descendants modifiés — ce qui, dans notre hypothèse, suppose une très longue période — la sélection naturelle a pu donner à l’organe, quelque extraordinairement développé qu’il puisse être, un caractère fixe. Les espèces qui ont reçu par hérédité de leurs parents communs une constitution presque analogue et qui ont été soumises à des influences semblables, tendent naturellement à présenter des variations analogues ou à faire accidentellement retour à quelques-uns des caractères de leurs premiers ancêtres. Or, bien que le retour et les variations analogues puissent ne pas amener la production de nouvelles modifications importantes, ces modifications n’en contribuent pas moins à la diversité, à la magnificence et à l’harmonie de la nature.

Quelle que puisse être la cause déterminante des différences légères qui se produisent entre le descendant et l’ascendant, cause qui doit exister dans chaque cas, nous avons raison de croire que l’accumulation constante des différences avantageuses a déterminé toutes les modifications les plus importantes d’organisation relativement aux habitudes de chaque espèce.