L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Chapitre 5

La bibliothèque libre.


CHAPITRE V.

Du tems et des moyens de décuver.


De tout tems les agriculteurs ont mis un très grand intérêt à pouvoir reconnoître à des signes certains, le moment le plus favorable pour décuver. Mais ici, comme ailleurs, on est tombé dans le très-grand inconvénient des méthodes générales. Ce moment doit varier selon le climat, la saison, la qualité des raisins, la nature du vin qu’on se propose d’obtenir, et autres circonstances qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Il nous convient donc de poser des principes, plutôt que d’assigner des méthodes : c’est, je crois, le seul moyen de maîtriser les opérations, et de mener de front cet ensemble de phénomènes dont la connoissance et la comparaison deviennent nécessaires pour motiver une décision.

Il est des agriculteurs qui ont osé déterminer une durée fixe à la fermentation, comme si le terme ne devoit pas varier selon la température de l’air, la nature du raisin, la qualité du vin, etc.

Il en est d’autres qui ont pris pour signe de décuvage l’affaissement de la vendange, ignorant sans doute que la presque totalité des vins du nord auroit perdu ses propriétés les plus précieuses, si l’on tardoit à décuver jusqu’à l’apparition de ce signe.

Nous voyons des pays où l’on juge que la fermentation est faite, lorsqu’après avoir reçu le vin dans un verre, on n’aperçoit plus ni mousse à la surface, ni bulles sur les parois du vase. Ailleurs, on se contente d’agiter le vin dans une bouteille, ou de le transvaser à plusieurs reprises dans des verres, pour s’assurer s’il existe encore de la mousse. Mais outre qu’il n’y a pas de vins nouveaux qui ne donnent plus ou moins d’écume, il en est beaucoup dans lesquels on doit conserver ce reste d’effervescence, pour ne pas perdre une de leurs principales propriétés.

Il est des pays où l’on enfonce un bâton dans la cuve ; on le retire promptement, et on laisse couler le vin dans un verre, où l’on examine s’il fait un cercle d’écume, s’il fait la roue.

D’autres enfoncent la main dans le marc, la portent au nez, et jugent, à l’odeur, de l’état de la cuve : si l’odeur est douce, on laisse fermenter ; si elle est forte, on décuve.

Nous trouvons encore des agriculteurs qui ne consultent que la couleur pour se régler sur le moment du décuvage ; ils laissent fermenter jusqu’à ce que la couleur soit suffisamment foncée. Mais la coloration dépend de la nature du raisin ; et le moût, sous le même climat et dans le même sol, ne présente pas toujours la même disposition à se colorer ; ce qui rend ce signe peu constant et très insuffisant.

Il s’ensuit que tous ces signes, pris isolément, ne sauroient offrir des résultats invariables, et qu’il faut en revenir aux principes, si l’on veut s’appuyer sur des bases fixes.

Le but de la fermentation est de décomposer le principe sucré ; il faut donc qu’elle soit d’autant plus vive, ou d’autant plus longue, que ce principe est plus abondant.

Un des effets inséparables de la fermentation, c’est de produire de la chaleur et du gaz acide carbonique. Le premier de ces résultats tend à volatiliser et à faire dissiper le parfum ou bouquet qui fait un des principaux caractères de certains vins. Le second entraîne au-dehors, et fait perdre dans les airs un fluide qui, retenu dans la boisson, peut la rendre plus agréable et plus piquante. Il suit de ces principes, que les vins foibles, mais agréablement parfumés, exigent peu de fermentation, et que les vins blancs, dont la principale propriété est d’être mousseux, ne doivent presque pas séjourner dans la cuve.

Le produit le plus immédiat de la fermentation, c’est la formation de l’alkool ; il résulte immédiatement de la décomposition du sucre : ainsi, lorsqu’on opère sur des raisins très-sucrés, tels que ceux du-midi, la fermentation doit être vive et prolongée, parce que ces vins, destinés pour la distillation, doivent produire de suite tout l’alkool qui peut résulter de la décomposition de tout le principe sucré. Si la fermentation est lente et foible, les vins restent liquoreux, et ne deviennent secs et agréables qu’après le long travail des tonneaux.

En général, les raisins riches en principe sucré doivent fermenter long-tems, Dans le Bordelais, on laisse se terminer la fermentation : on ne décuve que lorsque la chaleur est tombée.

D’après ces principes et autres qui découlent de la théorie précédemment établie, nous pouvons tirer les conséquences suivantes :

1°. Le moût doit cuver d’autant moins de tems, qu’il est moins sucré. Les vins légers, appelés vins de primeur, en Bourgogne, ne peuvent supporter la cuve que 6 à 12 heures.

2°. Le moût doit cuver d’autant moins de tems, qu’on se propose de retenir le gaz acide, et de former des vins mousseux : dans ce cas, on se contente de fouler le raisin, et d’en déposer le suc dans des tonneaux, après l’avoir laissé dans la cuve quelquefois 24 heures, et souvent sans l’y laisser séjourner. Alors, d’un côté, la fermentation est moins tumultueuse : et, de l’autre, il y a moins de facilité pour la volatilisation du gaz ; ce qui contribue à retenir cette substance très-volatile, et à en faire un des principes de la boisson.

3°. Le moût doit d’autant moins cuver, qu’on se propose d’obtenir un vin moins coloré. Cette condition est sur-tout d’une grande considération pour les vins blancs, dont une des qualités les plus précieuses est la blancheur.

4°. Le moût doit cuver d’autant moins de tems, que la température est plus chaude, et la masse plus volumineuse, etc. : dans ce cas, la vivacité de la fermentation supplée à sa longueur.

5°. Le moût doit cuver d’autant moins de tems, qu’on se propose d’obtenir un vin plus agréablement parfumé.

6°. La fermentation sera, au contraire, d’autant plus longue, que le principe sucré sera plus abondant et le moût plus épais.

7°. Elle sera d’autant plus longue, qu’ayant pour but de fabriquer des vins pour la distillation, on doit tout sacrifier à la formation d’alkool.

8°. La fermentation sera d’autant plus longue, que la température a été plus froide lorsqu’on a cueilli le raisin.

9°. La fermentation sera d’autant plus longue, qu’on desire un vin plus coloré.

C’est en partant de tous ces principes qu’on pourra concevoir pourquoi, dans un pays, la fermentation dans la cuve se termine en 24 heures, tandis que, dans d’autres, elle se continue douze ou quinze jours ; pourquoi une méthode ne peut pas recevoir une application générale ; pourquoi les procédés particuliers exposent à des erreurs, etc.

D. Gentil admet, comme signe invariable de la nécessité de décuver, la disparition au goût du principe doux et sucré. Cette disparition, ainsi qu’il l’observe, n’est qu’apparente ; et le peu qui reste, dont la saveur est masquée par celle de l’alkool qui prédomine, termine sa décomposition dans les tonneaux. Il est encore évident que ce signe qui n’est pas du tout applicable au vin blanc, ne peut pas servir non plus pour les vins qui doivent rester liquoreux.

Les signes déduits de l’affaissement du chapeau, de la décoloration des vins, nous offrent de semblables inconvéniens ; et il faut en revenir aux principes de doctrine que nous avons établis ci-dessus. Il n’est que ce moyen de ne pas errer.

Presque toujours un agriculteur prévoyant prépare ses tonneaux aux approches de la vendange, de manière qu’ils soient toujours disposés à recevoir le vin sortant de la cuve. Les préparations qu’on leur donne se réduisent aux suivantes :

Si les tonneaux sont neufs, le bois qui les compose conserve une astriction et une amertume qui peuvent se transmettre au vin ; et l’on corrige ces défauts en y passant de l’eau chaude et de l’eau-sel à plusieurs reprises : on y agite ces liqueurs avec soin, et on les y laisse séjourner assez longtems pour qu’elles en pénètrent le tissu, et en extraient le principe nuisible. Si le tonneau est vieux et qu’il ait servi, on le défonce ; on enlève avec un instrument tranchant la couche de tartre qui en tapisse les parois, et on y passe de l’eau chaude ou du vin.

En général, les méthodes les plus usitées pour préparer les tonneaux se bornent à ce qui suit :

1°. Lavez le tonneau avec de l’eau froide ; puis mettez-y une pinte d’eau salée et bouillante ; bouchez-le, et agitez-le en tous sens ; videz-le, et laissez bien couler l’eau ; dès que l’eau aura coulé, ayez une ou deux pintes du moût qui fermente ; faites-le bouillir ; écumez-le, et jetez ce liquide bouillant dans le tonneau ; bouchez, agitez et faites couler.

2°. On peut substituer du vin chaud aux préparations ci-dessus.

3°. On peut encore employer une infusion de fleurs et feuilles de pêcher, etc. etc.

Lorsque les tonneaux ont contracté quelque mauvaise qualité, telle que moisissure, goût de punaise……, il faut les brûler : il est possible de masquer ces vices, mais il seroit à craindre qu’ils ne reparussent.

Les anciens mettoient du plâtre, de la myrrhe et différens aromates dans les tonneaux où ils déposoient leurs vins en les tirant de la cuve. C’étoit ce qu’ils appeloient conditura vinorum. Les Grecs y ajoutoient un peu de myrrhe pilée ou de l’argile. Ces diverses substances avoient le double avantage de parfumer le vin, et de le clarifier promptement.

Les tonneaux, convenablement préparés, sont assujettis sur la banquette qui doit les supporter : on a l’attention de les élever de quelques centimètres au-dessus du sol, tant pour prévenir l’action d’une humidité putride, que pour faciliter l’extraction du vin qu’ils doivent contenir. On les dispose par rangs parallèles dans le même cellier, ayant soin de laisser un intervalle suffisant pour pouvoir commodément circuler et s’assurer qu’aucun d’eux ne perd et ne transpire.

C’est dans les tonneaux ainsi préparés qu’on dépose la vendange, dès qu’on juge qu’elle a suffisamment cuvé : à cet effet, on ouvre la canelle de la cuve qui est placée à quelques pouces au-dessus du sol, et on fait couler le vin dans un réservoir pratiqué ordinairement par dessous, ou dans un vaisseau qu’on y adapte à dessein de le recevoir ; le vin est de suite puisé dans le premier réservoir et porté dans le tonneau, où on l’introduit à l’aide d’un entonnoir.

La liqueur qui surnage le dépôt de la cuve se nomme surmoût en Bourgogne. On soutire le surmoût avec soin, on le met dans des tonneaux de cent vingt pots, ou dans des demi-tonneaux de soixante. Ce surmoût donne le vin le plus léger, le plus délicat, et le moins coloré.

Lorsqu’on a fait écouler tout le vin que peut fournir la cuve, il n’y reste que le chapeau qui s’est affaissé presque sur le dépôt. Ce marc est encore imprégné de vin, et en retient une quantité assez considérable, qu’on en extrait en le soumettant au pressoir. Mais, comme le chapeau qui a été en contact avec l’air atmosphérique a assez constamment contracté un peu d’acidité, sur-tout lorsque la vendange a cuvé long-tems, on a grand soin d’enlever et de séparer le chapeau pour l’exprimer séparément, ce qui donne un vinaigre de très-bonne qualité.

On se borne donc à porter le dépôt de la cuve sous le pressoir, et on met le vin qui en découle avec celui qui est déjà dans les tonneaux ; après quoi on ouvre le pressoir, et, avec une pelle tranchante, on coupe le marc à trois ou quatre doigts d’épaisseur tout-autour ; on jette au milieu ce qui est coupé, et on presse de rechef ; on coupe encore, et on pressure pour la troisième fois.

Le vin qui provient de la première taille ou coupe est le plus fort ; celui qui provient de la troisième est le plus dur, le plus âpre, le plus vert, le plus coloré.

Quelquefois on se borne à une première taille, sur-tout lorsqu’on veut employer le marc à la fermentation acéteuse ; souvent on mêle le produit de ces diverses coupes dans des tonneaux séparés, pour avoir un vin coloré et assez durable ; ailleurs on le mêle avec le vin non pressuré, lorsqu’on desire de donner à celui-ci de la couleur, de la force, et une légère striction.

En Champagne, on mêle le vin de l’abaissement, qui est celui du premier pressurage, avec ceux qui proviennent des tailles suivantes.

Le vin de presse est d’autant moins coloré qu’on a pressé plus foiblement, plus promptement. On nomme ces vins-là, en Champagne, Vins gris. On appelle Œil de perdrix le vin qui provient de la première et de la seconde taille ; et on donne le nom de Vin de taille au produit de la troisième et quatrième : celui-ci est plus coloré, mais il ne laisse pas d’être agréable.

Le marc, fortement exprimé, prend quelquefois la dureté de la pierre. Ce marc a divers usages dans le commerce.

1°. Dans certains pays, on le distille pour en extraire une eau-de-vie qui porte le nom d’eau-de-vie de Marc. Elle est connue, en Champagne, sous le nom d’eau-de-vie d’Aisne ; elle a mauvais goût. Cette distillation est avantageuse, surtout dans les pays où le vin est très-généreux, et où les pressoirs serrent peu.

2°. Aux environs de Montpellier, on met le marc dans des tonneaux où on le foule avec soin, et on le conserve pour la fabrication du vert-de-gris (voyez mon mémoire à ce sujet, Annales de chimie et Mém. de l’Institut).

3°. Ailleurs, on le fait aigrir, en l’aérant avec soin, et on extrait ensuite le vinaigre par une pression vigoureuse. On peut même en faciliter l’expression en l’humectant avec de l’eau.

4°. Dans plusieurs cantons, on nourrit les bestiaux avec le marc : à mesure qu’on le tire du pressoir, on le passe entre les mains pour diviser les pelotons, on le jette dans des tonneaux défoncés, et on l’humecte avec de l’eau pour le détremper ; on recouvre le tout avec de la terre forte mêlée de paille ; on donne à cette couche d’enduit environ, deux décimètres d’épaisseur. Lorsque la mauvaise saison ne permet pas aux bestiaux d’aller aux champs, on détrempe environ trois kilogrammes de ce marc dans de l’eau tiède, avec du son, de la paille, des navets, des pommes de terre, des feuilles de chêne ou de vigne qu’on a conservées exprès dans l’eau : on peut ajouter un peu de sel à ce mélange, dont les animaux mangent deux fois par jour ; on leur en fait le matin et le soir dans un baquet. Les chevaux et les vaches aiment cette nourriture ; mais il faut en donner modérément à ces dernières, parce que le lait tourneroit. Le marc des raisins blancs est préféré parce qu’il n’a pas fermenté.

5°. Les pépins contenus dans le raisin servent encore à nourrir la volaille ; on peut aussi en extraire de l’huile.

6°. Le mare peut être brûlé pour en obtenir l’alkali : quatre milliers de marc fournissent cinq cents-livres de cendres qui donnent cent dix livres alkali sec.