La Chanson du vieux marin/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Barbier.
Librairie Hachette et Cie (p. 11-12).

SIXIÈME PARTIE


FIRST VOICEPREMIÈRE VOIX

'But tell me, tell me! speak again,
Thy soft response renewing—
What makes that ship drive on so fast?
What is the ocean doing?'
Mais dis-moi, dis-moi ! parle-moi encore, renouvelle ta douce réponse. Qui est-ce qui fait marcher si vite ce vaisseau ? que fait l’OCÉAN ?

SECOND VOICESECONDE VOIX

Still as a slave before his lord,
The ocean hath no blast;
His great bright eye most silently
Up to the Moon is cast —
Tranquille comme un esclave devant son seigneur, l’OCÉAN n’a pas un souffle. Son grand œil brillant est tourné très-silencieusement vers la lune…

If he may know which way to go; For she guides him smooth or grim. See, brother, see! how graciously She looketh down on him.' Comme pour savoir quelle conduite il doit tenir, car, qu’il soit calme ou courroucé, la lune est son guide. Vois, frère, vois avec quelle grâce elle laisse tomber sur lui ses regards !

FIRST VOICEPREMIÈRE VOIX

'But why drives on that ship so fast,
Without or wave or wind?'
Mais pourquoi ce vaisseau marche-t-il si vite, sans impulsion de vagues et de vent ?

SECOND VOICESECONDE VOIX

Second Voice'The air is cut away before,
And closes from behind.
L’air est intercepté devant et arrêté derrière.

Fly, brother, fly! more high, more high!
Or we shall be belated:
For slow and slow that ship will go,
When the Mariner’s trance is abated.'
Vole, frère, vole ! plus haut, plus haut ! ou nous serons surpris : car ce vaisseau ira de plus en plus lentement tant que durera l’extase du marin. —

I woke, and we were sailing on
As in a gentle weather:
'Twas night, calm night, the moon was high;
The dead men stood together.
Je m’éveillai, et nous voguions comme par un joli temps. Il était nuit, nuit calme. La lune brillait haut dans le ciel. Tous les hommes morts se tenaient ensemble.

All stood together on the deck,
For a charnel-dungeon fitter:
All fixed on me their stony eyes,
That in the Moon did glitter.
Tous étaient ensemble debout sur le pont, plus propre à être un charnier qu’autre chose, et tous fixaient sur moi leurs yeux de pierre, que la lune rendait brillants.

The pang, the curse, with which they died,
Had never passed away:
I could not draw my eyes from theirs,
Nor turn them up to pray.
L’angoisse, la malédiction dans lesquelles ils étaient morts étaient toujours exprimées par leurs regards. Je ne pouvais détourner mes yeux des leurs, ni les élever au ciel pour prier.

And now this spell was snapt: once more
I viewed the ocean green,
And looked far forth, yet little saw
Of what had else been seen —
Enfin le charme fut rompu. Je regardai encore une fois le vert océan, et, en regardant au loin, je ne vis pas la plus petite chose, rien de ce que j’aurais remarqué dans un autre état. —

Like one, that on a lonesome road
Doth walk in fear and dread,
And having once turned round walks on,
And turns no more his head;
Because he knows, a frightful friend
Doth close behind him tread.
J’étais comme une personne qui, dans un chemin solitaire, marche escortée de la peur et de l’effroi, et qui, ayant regardé une fois autour d’elle, continue son chemin sans plus retourner la tête, parce qu’elle croit qu’un être terrible lui ferme la route par-derrière.

But soon there breathed a wind on me,
Nor sound nor motion made:
Its path was not upon the sea,
In ripple or in shade.
Aussitôt je sentis un vent qui venait sur moi, et il ne faisait aucun bruit, ne causait aucun mouvement. Nul sillon bouillonnant ou ombreux n’était tracé par lui sur la mer.

It raised my hair, it fanned my cheek
Like a meadow-gale of spring —
It mingled strangely with my fears,
Yet it felt like a welcoming.

Il souleva mes cheveux, il éventa mes joues comme une brise des prés au printemps, et, tout en se mêlant à mes craintes, il me fit l’effet d’une bienvenue.

Swiftly, swiftly flew the ship,
Yet she sailed softly too:
Sweetly, sweetly blew the breeze —
On me alone it blew.
Vite, vite glissait le vaisseau tout en allant doucement. Avec douceur aussi soufflait la brise, mais elle ne soufflait que sur moi.

Oh! dream of joy! is this indeed
The light-house top I see?
Is this the hill? is this the kirk?
Is this mine own countree?
Ô rêve de bonheur ! est-ce là vraiment la tour du fanal ? est-ce la colline, est-ce l’église, est-ce mon propre pays que je vois ?

We drifted o’er the harbour-bar,
And I with sobs did pray —
O let me be awake, my God!
Or let me sleep alway.
Nous franchîmes la barre du port, et je me mis à prier en sanglotant : Ô mon Dieu ! tire-moi du sommeil ou laisse-moi dormir toujours !

The harbour-bay was clear as glass,
So smoothly it was strewn!
And on the bay the moonlight lay,
And the shadow of the Moon.
La rade du port avait l’apparence d’un miroir, tant l’onde y était paisiblement étendue. Sur la baie se répandaient les clartés de la lune en même temps que s’y retraçait son image.

The rock shone bright, the kirk no less,
That stands above the rock:
The moonlight steeped in silentness
The steady weathercock.
Le rocher brillait sous ses rayons paisibles, ainsi que l’église bâtie dessus, et la girouette tranquille placée sur l’église.

And the bay was white with silent light, Till rising from the same, Full many shapes, that shadows were, In crimson colours came. La baie était toute blanchie par la silencieuse clarté, jusqu’au moment, où, s’élevant de son sein, nombre de figures qui n’étaient autre chose que des fantômes se colorèrent de teintes rouges.

A little distance from the prow
Those crimson shadows were:
I turned my eyes upon the deck —
Oh, Christ! what saw I there!
Quand ces figures rouges furent à peu de distance de la proue, je tournai mes yeux vers le pont du vaisseau. Ô Christ ! que vis-je là ?

Each corse lay flat, lifeless and flat,
And, by the holy rood!
A man all light, a seraph-man,
On every corse there stood.
Chaque corps de marin y était étendu à plat et sans vie, et, par la sainte croix ! un homme lumineux, un séraphin se tenait debout sur chaque cadavre.

This seraph-band, each waved his hand: It was a heavenly sight! They stood as signals to the land, Each one a lovely light; Cette troupe de séraphins agitait les mains c’était un divin spectacle ! Chacun, belle forme lumineuse, faisait comme des signaux à la terre.

This seraph-band, each waved his hand,
No voice did they impart —
No voice; but oh! the silence sank
Like music on my heart.
Ils agitaient leurs mains, et pourtant ils ne proféraient aucune parole ; aucune parole… mais ce silence résonnait comme une musique dans mon cœur.

But soon I heard the dash of oars,
I heard the Pilot’s cheer;
My head was turned perforce away
And I saw a boat appear.
Bientôt j’entendis le bruit des rames et l’acclamation d’un pilote. Ma tête se retourna forcément vers la mer, et je vis apparaître un canot.

The Pilot and the Pilot’s boy,
I heard them coming fast:
Dear Lord in Heaven! it was a joy
The dead men could not blast.
Un pilote et son mousse approchaient rapidement de moi. Ô cher Seigneur du Ciel ! c’était une joie que la vue de mes camarades morts ne pouvait empoisonner.

I saw a third — I heard his voice:
It is the Hermit good!
He singeth loud his godly hymns
That he makes in the wood.
He’ll shrieve my soul, he’ll wash away
The Albatross’s blood.
Je vis une troisième personne, — je reconnus sa voix. C’est le bon ermite. Il chante à pleine gorge les hymnes sacrés qu’il a composés dans les bois. Bon, me dis-je, il me confessera et lavera mon âme du sang de l’albatros.