La Chasse au Météore/Chapitre VI

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Hetzel (p. 56-65).

VI

Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général, et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte.

Si jamais continent peut être fier de l’une des régions qui le composent, comme un père le serait de l’un de ses enfants, c’est bien le Nord-Amérique. Si jamais République peut être fière de l’un des États dont le groupement la constitue, c’est bien celle des États-Unis. Si jamais l’un de ces cinquante et un États, dont les cinquante et une étoiles constellent l’angle du pavillon fédéral, peut être fier de l’une de ses métropoles, c’est bien la Virginie, capitale Richmond. Si enfin une ville de la Virginie peut être fière de ses fils, c’est bien la ville de Whaston, où venait d’être faite cette retentissante découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales astronomiques du siècle !

Tel était du moins l’avis unanime des Whastoniens.

On l’imaginera aisément, les journaux, les journaux de Whaston tout au moins, publièrent les plus enthousiastes articles sur Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne rejaillissait-elle pas sur toute la cité ? Quel est celui des habitants qui n’en avait pas sa part ? Le nom de Whaston n’allait-il pas être indissolublement lié à cette découverte ?

Parmi cette population américaine, dans laquelle des courants d’opinion prennent naissance avec tant de facilité et tant de fureur, l’effet de ces articles dithyrambiques ne tarda pas à se faire sentir. Le lecteur ne sera donc pas surpris — et, d’ailleurs, le serait-il, qu’il aurait l’obligeance de nous croire sur parole — si nous lui affirmons que, dès ce jour, la population se dirigea en foule bruyante et passionnée vers les maisons de Moriss
La foule ne faisait aucune différence entre les deux astronomes. (Page 57.)
street et d’Elisabeth street. Personne n’était au courant de la rivalité qui existait entre Mr Forsyth et Mr Hudelson. L’enthousiasme public les unissait en cette circonstance, cela ne pouvait faire l’objet d’un doute. Pour tous, leurs deux noms étaient et resteraient inséparables jusqu’à la consommation des âges, inséparables à ce point, qu’après des milliers d’années, les futurs historiens affirmeraient peut-être qu’ils avaient été portés par un seul homme !

En attendant que le temps permît de vérifier le bien-fondé de telles hypothèses, Mr Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour et Mr Sydney Hudelson sur la terrasse du donjon, pour répondre aux acclamations de la foule. Tandis que des hourras s’élevaient vers eux, ils s’inclinèrent tous deux en salutations reconnaissantes.

Cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n’exprimait pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur leur triomphe comme un nuage sur le soleil. Le regard oblique du premier se dirigeait vers le donjon, et le regard oblique du second vers la tour. Chacun d’eux voyait l’autre répondant aux applaudissements du public whastonien et trouvait moins harmonieux les applaudissements qui lui étaient adressés qu’il n’estimait discordants ceux qui résonnaient en l’honneur d’un rival.

En réalité, ces applaudissements étaient pareils. La foule ne faisait aucune différence entre les deux astronomes. Dean Forsyth ne fut pas moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes citoyens, qui se succédèrent devant les deux maisons.

Durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se disaient Francis Gordon et la servante Mitz d’une part, Mrs Hudelson, Jenny et Loo, de l’autre ? Redoutaient-ils que la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Boston n’eût de fâcheuses conséquences ? Ce qui avait été secret jusqu’alors était dévoilé maintenant. Mr Forsyth et Mr Hudelson connaissaient officiellement leur rivalité. N’y avait-il pas lieu de croire qu’ils revendiqueraient tous les deux, sinon le bénéfice, du moins l’honneur de leur découverte, et qu’il en résulterait peut-être un éclat très regrettable pour les deux familles ?

Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la foule manifestait devant leur maison, il n’est que trop facile de les imaginer. Si le docteur était monté sur la terrasse du donjon, elles s’étaient bien gardées de paraître à leur balcon. Toutes deux, le cœur serré, elles avaient regardé, en se tenant derrière les rideaux, cette manifestation qui ne présageait rien de bon. Si Mr Forsyth et Mr Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l’un ou pour l’autre ? Chacun d’eux aurait ses partisans, et, au milieu de l’effervescence qui régnerait alors dans la ville, quelle serait la situation des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une querelle scientifique qui transformerait les deux familles en Capulets et en Montaigus ?

Quant à Loo, elle était furieuse. Elle voulait ouvrir la fenêtre, apostropher tout ce populaire, et elle exprimait le regret de ne pas avoir une pompe à sa disposition pour asperger la foule et noyer ses hourras sous des torrents d’eau froide. Sa mère et sa sœur eurent quelque peine à modérer l’indignation de la fougueuse fillette.

Dans la maison d’Elisabeth street, la situation était identique. Francis Gordon lui aussi eût volontiers envoyé à tous les diables ces enthousiastes qui risquaient d’aggraver une situation déjà tendue. Lui aussi, il s’était abstenu de paraître, tandis que Mr Forsyth et Omicron paradaient sur la tour, en faisant montre de la plus choquante vanité.

De même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de même Francis Gordon dut réprimer les colères de la redoutable Mitz. Celle-ci ne parlait de rien moins que de balayer cette foule, et ce n’était pas, dans sa bouche, une menace dont il convenait de rire. Nul doute que l’instrument qu’elle maniait chaque jour avec tant de virtuosité n’eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois, recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c’eût été peut-être un peu vif !

« Ah ! mon fieu, s’écria la vieille servante, est-ce que ces braillards-là ne sont pas fous ?

— Je serais tenté de le croire, répondit Francis Gordon.

— Tout cela à propos d’une espèce de grosse pierre qui se promène dans le ciel !

— Comme tu dis, Mitz.

— Un met dehors !

— Un météore, Mitz, rectifia Francis en réprimant avec peine une forte envie de rire.

— C’est ce que je dis : un met dehors, répéta Mitz avec conviction. S’il pouvait leur tomber sur la tête et en écraser une demi-douzaine !… Enfin, je te le demande, à toi qui es un savant, à quoi ça sert-il un met dehors ?

— À brouiller les familles », déclara Francis Gordon, tandis que les hourras éclataient de plus belle.

Cependant, pourquoi les deux anciens amis n’accepteraient-ils pas de partager leur bolide ? Il n’y avait aucun avantage matériel, aucun profit pécuniaire à en espérer. Il ne pouvait être question que d’un honneur purement platonique. Dès lors, pourquoi ne pas laisser indivise une découverte à laquelle leurs deux noms seraient restés attachés jusqu’à la consommation des siècles ? Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il s’agissait d’amour-propre et de vanité. Or, lorsque l’amour-propre est en jeu, lorsque la vanité s’en mêle, qui pourrait se flatter de faire entendre raison aux humains ?

Mais enfin était-il donc si glorieux d’avoir aperçu ce météore ? Cela n’était-il pas dû uniquement au hasard ? Si le bolide n’avait pas aussi complaisamment traversé le champ des instruments de Mr Dean Forsyth et de Mr Sydney Hudelson juste au moment où ceux-ci avaient l’œil à l’oculaire, aurait-il été vu par ces deux astronomes qui vraiment s’en faisaient trop accroire ?

D’ailleurs, est-ce qu’il n’en passe pas, jour et nuit, par centaines, par milliers, de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles filantes ? Est-il même possible de les compter, ces globes de feu, qui tracent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur du firmament ? Six cents millions, tel est, d’après les savants, le nombre des météores qui traversent l’atmosphère terrestre en une seule nuit, soit douze cents millions en vingt-quatre heures. Ils passent donc par myriades, ces corps lumineux, dont, au dire de Newton, dix à quinze millions seraient visibles à l’œil nu.

« Dès lors, faisait observer le Punch, le seul journal de Whaston qui prît la chose par son côté plaisant, trouver un bolide dans le ciel, c’est un peu moins difficile que de trouver un grain de froment dans un champ de blé, et l’on est fondé à dire qu’ils abusent un peu du battage, nos deux astronomes, à propos d’une découverte devant laquelle il n’y a pas lieu de se découvrir. »

Mais, si le Punch, journal satirique, ne négligeait pas cette occasion d’exercer sa verve comique, ses confrères plus sérieux, bien loin de l’imiter, saisirent ce prétexte pour faire étalage d’une science aussi fraîchement acquise que capable de rendre jaloux les professionnels les mieux cotés.

« Kepler, disait le Whaston Standard, croyait que les bolides provenaient des exhalaisons terrestres. Il paraît plus vraisemblable que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a toujours constaté des traces d’une violente combustion. Du temps de Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui se précipitent sur le sol de notre globe, lorsqu’ils sont happés au passage par l’attraction terrestre. L’étude des bolides montre que leur substance n’est aucunement différente des minéraux connus de nous et que, dans leur ensemble, ils comprennent à peu près le tiers des corps simples. Mais quelle diversité présente l’agrégation de ces éléments ! Les parcelles constitutives y sont tantôt menues comme de la limaille, tantôt grosses comme des pois ou des noisettes, d’une dureté remarquable et montrant à la cassure des traces de cristallisation. Il en est même qui sont uniquement formés de fer à l’état natif, parfois mélangé de nickel, et que l’oxydation n’a jamais altéré. »

Très juste, en vérité, ce que le Whaston Standard portait à la connaissance de ses lecteurs. Pendant ce temps, le Daily Whaston insistait sur l’attention que les savants anciens ou modernes ont toujours accordée à l’étude de ces pierres météoriques. Il disait :

« Diogène d’Apollonie ne cite-t-il pas une pierre incandescente, grande comme une meule de moulin, dont la chute près de l’Ægos-Potamos épouvanta les habitants de la Thrace ? Qu’un pareil bolide vienne à tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolira de son faîte à sa base. Qu’on nous permette, à ce propos, de citer quelques-unes de ces pierres qui, venues des profondeurs de l’espace, et entrées dans le cercle d’attraction de la terre, furent recueillies sur son sol : avant l’ère chrétienne, la pierre de foudre, que l’on adorait comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome, ainsi qu’une autre trouvée en Syrie et consacrée au culte du soleil ; le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa ; la pierre noire que l’on garde précieusement à la Mecque ; la pierre de tonnerre qui servit à fabriquer la fameuse épée d’Antar. Depuis le commencement de l’ère chrétienne, que d’aérolithes décrits avec les circonstances qui accompagnèrent leur chute : une pierre de deux cent soixante livres tombée à Ensisheim, en Alsace ; une pierre d’un noir métallique, ayant la forme et la grosseur d’une tête humaine, tombée sur le mont Vaison, en Provence ; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur sulfureuse, qu’on eût dit faite d’écume de mer, tombée à Larini, en Macédoine ; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1763, et brûlante à ce point qu’il fut impossible de la toucher. N’y aurait-il pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1203, atteignit la ville normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes : « À une heure de l’après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se mouvant du Sud-Est au Nord-Ouest. Quelques minutes après, on entendit, durant cinq ou six minutes, une explosion partant d’un petit nuage noir presque immobile, explosion qui fut suivie de trois ou quatre autres détonations et d’un bruit que l’on aurait pu comparer à des décharges de mousqueterie, auxquelles se serait mêlé le roulement d’un grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit aucun phénomène lumineux. Plus de mille pierres météoriques tombèrent sur une surface elliptique dont le grand axe, dirigé du Sud-Est au Nord-Ouest, mesurait onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient et elles étaient brûlantes sans être enflammées, et l’on constata qu’elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute que plus tard. »

Le Daily Whaston continuait sur ce ton pendant plusieurs colonnes, et se montrait prodigue de détails qui prouvaient à tout le moins la conscience de ses rédacteurs.

Les autres journaux, d’ailleurs, ne demeuraient pas en arrière. Puisque l’astronomie était d’actualité, tous parlaient d’astronomie, et si, après cela, un seul Whastonien n’était pas ferré sur la question des bolides, c’est qu’il y aurait mis de la mauvaise volonté.

Aux renseignements donnés par le Daily Whaston, le Whaston News ajoutait les siens. Il évoquait le souvenir de ce globe de feu, d’un diamètre double de celui de la lune dans son plein, qui, en 1254, fut aperçu successivement à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee, et passa sans éclater d’un horizon à l’autre, en laissant derrière lui une longue traînée lumineuse, couleur d’or, large, compacte et tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Il rappelait ensuite que, si le bolide de Hurworth n’a pas éclaté, il n’en a pas été ainsi de celui qui, le 14 mai 1864, s’est montré à un observateur de Castillon, en France. Bien que ce météore n’ait été visible que pendant cinq secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps, il a décrit un arc de six degrés. Sa teinte, d’abord bleu verdâtre, devint ensuite blanche et d’un extraordinaire éclat. Entre l’explosion et la perception du bruit, il s’écoula de trois à quatre minutes, ce qui implique un éloignement de soixante à quatre-vingts kilomètres. Il faut donc que la violence de l’éclatement ait été supérieure à celle des plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d’après sa hauteur, on n’estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il devait parcourir plus de cent trente kilomètres à la seconde, vitesse infiniment supérieure à celle dont la terre est animée dans son mouvement de translation autour du soleil.

Puis ce fut le tour du Whaston Morning, puis le tour du Whaston Evening, ce dernier journal traitant plus spécialement la question des bolides, fort nombreux, d’ailleurs, presque entièrement composés de fer. Il rappela à ses lecteurs qu’une de ces masses météoriques, trouvée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept cents kilogrammes ; qu’une autre, découverte au Brésil, pesait jusqu’à six mille kilogrammes ; qu’une troisième, lourde de quatorze mille kilogrammes, avait été trouvée à Olympe, dans le Tucuman ; qu’une dernière enfin, tombée aux environs de Duranzo, au Mexique, atteignait le poids énorme de dix-neuf mille kilogrammes !

En vérité, ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’une partie de la population whastonienne ne laissa pas d’éprouver un certain effroi à la lecture de ces articles. Pour avoir été aperçu dans les conditions que l’on sait, à une distance qui devait être considérable, il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman et de Duranzo. Qui sait si sa grosseur n’égalait pas, ne dépassait pas celle de l’aérolithe de Castillon dont le diamètre avait été évalué à quinze cents pieds ? Se figure-t-on le poids d’une telle masse ? Or, si ledit météore avait déjà paru au zénith de Whaston, c’est que Whaston était située sous sa trajectoire. Il repasserait donc au-dessus de la ville, pour peu que cette trajectoire affectât la forme d’une orbite. Eh bien ! que précisément à ce moment, il vînt, pour une raison quelconque, à s’arrêter dans sa course, ce serait Whaston qui serait touchée avec une violence dont on ne pouvait se faire une idée ! C’était ou jamais l’occasion d’apprendre à ceux des habitants qui l’ignoraient, de rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la force vive : la masse multipliée par le carré de la vitesse, vitesse qui, d’après la loi plus effrayante encore de la chute des corps, et pour un bolide tombant de quatre cents kilomètres de hauteur, serait voisine de trois mille mètres par seconde au moment où il s’écraserait sur la surface du sol !

La presse whastonienne ne faillit pas à ce devoir, et jamais, c’est justice de le reconnaître, journaux quotidiens ne firent une telle débauche de formules mathématiques.

Peu à peu, une certaine appréhension régna donc dans la ville. Le dangereux et menaçant bolide devint le sujet de toutes les conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer familial. La partie féminine de la population, notamment, ne rêvait plus que d’églises écrasées et de maisons anéanties. Quant aux hommes, ils estimaient plus élégant de hausser les épaules, mais ils les haussaient sans véritable conviction. Nuit et jour, on peut le dire, sur la place de la Constitution comme dans les quartiers plus élevés de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût couvert ou non, cela n’arrêtait point les observateurs.

Jamais les opticiens n’avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres instruments d’optique ! Jamais le ciel ne fut tant visé que par les yeux inquiets de la population whastonienne ! Que le météore fût visible ou non, le danger était de toutes les heures, pour ne pas dire de toutes les minutes, de toutes les secondes.

Mais, dira-t-on, ce danger menaçait également les diverses régions, et avec elles, les cités, bourgades, villages et hameaux situés sous la trajectoire. Oui, évidemment. Si le bolide faisait, comme on le supposait, le tour de notre globe, tous les points situés au-dessous de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c’est Whaston qui détenait le record de la peur, si l’on veut bien accepter cette expression ultramoderne, et cela, pour cette unique raison que c’est de Whaston que le bolide avait été pour la première fois aperçu.

Il y eut pourtant un journal qui résista à la contagion et qui se refusa jusqu’au bout à prendre les choses au sérieux. Par contre, il ne fut pas tendre, ce journal, pour MM. Forsyth et Hudelson, qu’il rendait plaisamment responsables des maux dont la ville était menacée.

« De quoi se sont mêlés ces amateurs ? disait le Punch. Avaient-ils besoin de chatouiller l’espace avec leurs lunettes et leurs télescopes ? Ne pouvaient-ils laisser tranquille le firmament sans taquiner ses étoiles ? N’y a-t-il pas assez, n’y a-t-il pas trop de véritables savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et se faufilent indiscrètement dans les zones intrastellaires ? Les corps célestes sont très pudiques et n’aiment pas qu’on les regarde de si près. Oui, notre ville est menacée, personne n’y est plus en sûreté maintenant, et, à cette situation, il n’y a pas de remède. On s’assure contre l’incendie, la grêle, les cyclones… Allez donc vous assurer contre la chute d’un bolide, peut-être dix fois gros comme la citadelle de Whaston !… Et pour peu qu’il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux engins de cette espèce, la ville entière sera bombardée, voire même incendiée, si les projectiles sont incandescents ! C’est, dans tous les cas, la destruction certaine de notre chère cité, il ne faut pas se le dissimuler ! Sauve qui peut, donc ! Sauve qui peut !… Mais aussi pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement au rez-de-chaussée de leur maison au lieu d’espionner les météores ? Ce sont eux qui les ont provoqués par leur indiscrétion, attirés par leurs coupables intrigues. Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c’est à eux qu’il faudra s’en prendre !… En vérité, nous le demandons à tout lecteur vraiment impartial, c’est-à-dire, à tous les abonnés du Whaston Punch, à quoi servent les astronomes, astrologues, météorologues et autres animaux en ogue ? Quel bien est-il jamais résulté de leurs travaux ?… Poser la question, c’est y répondre, et en ce qui nous concerne, nous
Nuit et jour des groupes se tenaient en permanence. (Page 61.)
persistons plus que jamais dans nos convictions bien connues, si parfaitement exprimées par cette phrase sublime due au génie d’un Français, l’illustre Brillat-Savarin : « La découverte d’un plat nouveau fait plus pour le bonheur de l’humanité que la découverte d’une étoile ! » En quelle piètre estime Brillat-Savarin n’aurait-il donc pas tenu les deux malfaiteurs qui n’ont pas craint d’attirer sur leur pays les pires cataclysmes pour le plaisir de découvrir un simple bolide ? »