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La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Société française d'imprimerie (p. 25-34).

II

EN ROUTE !


Malgré toute la sévérité dont maître Gélonneur avait cru devoir armer son front pour signifier à Robert son prochain départ, au fond du cœur le digne homme se sentait encore plein de mansuétude pour son ingrat rejeton.

Robert allait avoir seize ans : n’était-il pas trop jeune pour l’envoyer ainsi seul aux antipodes, à l’autre bout du monde, dans une île enchanteresse, sans surveillance, sans ami, sans guide ? M. Gélonneur avait, il est vrai, à Tahiti quelques relations indirectes parmi les officiers de l’escadre du Pacifique ; mais il ne se sentait qu’à moitié rassuré par cette considération. Il crut donc faire sagement en mettant son fils sous la tutelle, peu éclairée peut-être, mais vigilante et dévouée, d’un de ses serviteurs qui avaient su garder le plus d’empire sur le caractère du jeune homme.

C’était un brave garçon de quarante-cinq ans environ, d’une fidélité de terre-neuve, et à qui le service militaire avait appris à ne jamais transiger sur ce qu’il appelait « la consigne ». Les rochers abrupts du Bugey sont moins immuables que ne l’était Néron quand l’ordre lui avait été donné de s’acquitter d’un emploi et d’occuper un poste de confiance.

Il s’appelait, en effet, Néron, ce brave Bugeysien. Au moral nous avons dit quelle était sa qualité maîtresse ; au physique c’était un grand montagnard, sec et robuste, juché sur des jambes interminables, et le nez, — quel diable de nez ! — un peu plus rouge que de raison. D’aucuns prétendaient même que Néron n’était qu’un sobriquet descriptif qui avait fini par avoir force de chose jugée.

C’est le mentor que M. Gélonneur avait choisi pour guider et accompagner Robert.



Sa caisse était d’ailleurs assez riche pour payer ce surcroît de dépense et fournir aux frais de leur voyage.

La question du trousseau fut vite réglée, et, vers les premiers jours du mois de mars 1886, nos deux Bugeysiens étaient prêts à partir et à dire adieu à leur beau lac : Robert ému au fond du cœur, malgré sa mauvaise tête ; Néron anxieux de savoir comment finirait cette équipée, mais prêt à obéir sans sourciller, sans interroger. Affaire de consigne, n’est-ce pas ?

Le soir qui précéda leur départ, maître Gélonneur, avec des conseils tout paternels pour la conduite et l’hygiène de Robert, des considérations solennelles sur les bons effets qu’il était en droit d’attendre de ce grave événement, sur la nécessité qu’il y avait pour son fils à racheter son passé, à dépouiller le vieil homme, à se conduire en enfant repentant qui, chaque jour, songe au foyer paternel où il est attendu, crut devoir donner à Robert quelques indications techniques qui pussent l’aider à trouver là-bas l’oiseau qui devait être dorénavant la perle de sa volière.

« Mon cher enfant, dit-il, ton passé te sera pardonné, mes bras te seront ouverts si tu me reviens, l’an prochain, corrigé et disposé au bien par cette longue absence de la famille. Je te saurai gré si, par surcroît, tu peux me rapporter de Tahiti cet oiseau rare qui, à ce que m’a affirmé mon honorable confrère de Genève, ne se trouve guère que dans les îles de la Société : tu ferais ainsi un vif plaisir à ton père. Oui, je donnerais beaucoup pour posséder la curruca pinguis antoniana, la fauvette grasse d’Antoine ! Te décrire exactement ce oiseau, fort peu connu, paraît-il, me serait impossible, tu le comprends ; je ne l’ai jamais vu. Mais mon confrère de Genève prétend que les signes distinctifs auxquels tu pourras peut-être reconnaître cet oiseau précieux sont un plumage soyeux, un embonpoint qu’indique son nom scientifique, et surtout, ceci est bien remarquable, une queue formée d’une seule plume, ce qui, dit-on l’a fait aussi désigner sous le nom de curruca solipennata. »

Embarqués à Marseille sur le paquebot « l’Equateur », Robert et Néron firent leur première relâche à Lisbonne, cette capitale du Portugal, assise à l’embouchure du Tage. Du haut du pont, Robert put admirer la magnifique tour carrée de Bélem, construite autrefois par les Maures qui ont longtemps possédé ce pays. Mais ce jour-là aussi il devait, comme une première punition, regretter d’avoir perdu son temps au collège et négligé d’apprendre l’histoire. C’est un Jeune passager comme lui qui lui apprit que c’était de Lisbonne, alors port espagnol, qu’était partie, en 1588, l’invincible Armada, la formidable expédition navale ordonnée par Philippe II. Il ne savait pas davantage qu’en 1755 un terrible tremblement de terre avait en partie détruit la ville et englouti la population, où se trouvait alors le petit-fils du grand Racine.

Jusqu’à Montevideo, capitale de l’Uruguay, sur la côte orientale de l’Amérique du Sud, la traversée se fit rapidement et par un temps magnifique. Les deux Français résolurent d’y débarquer pour y faire un séjour de deux semaines ; ils en repartiraient par le prochain paquebot qui suivrait la même route que « l’Equateur ». Ils y eurent l’occasion d’assister à une course de taureaux, qui leur parut une affreuse boucherie et un spectacle sans aucune grandeur. Les pauvres chevaux, sacrifiés, éventrés à coups de cornes, les entrailles traînantes, faisaient pitié. Robert et son guide remarquèrent d’ailleurs avec une sorte de soulagement que les femmes de Montevideo ont le bon goût de ne pas paraître à ces exhibitions peu ragoûtantes.

Tout coûte fort cher à Montevideo ; l’hôtel, sans extra, revenait à chacun d’eux, par jour, à vingt-cinq francs. Un chapeau coûte trente francs ; le reste à l’avenant.

Robert et Néron se rembarquèrent sur le paquebot anglais « l’Araucania », qui faisait route pour le détroit de Magellan et Valparaiso. Quelques jours après « l’Araucania » s’engagea dans le fameux détroit découvert en 1520 par Magellan, alors au service de Charles-Quint, et qui sépare l’Amérique du Sud de la Terre-de-Feu. C’est toujours une affaire délicate que de franchir le canal de près de 600 kilomètres de long, et parfois large de 4 kilomètres seulement. La veille, à onze heures du soir, le paquebot mouillait à la baie Possession ; le lendemain matin, à sept heures, il reprenait sa route pour Punta-Arenas, où il stoppait vers midi, pour en repartir à trois heures. Puis toute la nuit fut employée à franchir le détroit ; le point le plus délicat à passer fut les environs de la baie Borja Les arbres de la côte se miraient dans l’eau et pouvaient ainsi amener certaines illusions d’optique très dangereuses dans ces parages, en empêchant absolument d’estimer la distance à laquelle on était de terre. Aussi les passagers ne furent-ils pas peu surpris de voir le capitaine se servir d’un sifilet, pour juger d’après l’écho si réellement il n’était pas « à toucher terre ». Tout alla sans encombre, et, à sept heures du matin, le capitaine pouvait aller réparer dans sa couchette ses forces épuisées par les fatigues de cette nuit. C’était la soixante-dixième fois qu’il traversait le détroit.

Huit jours aprés, « l’Araucania » mouillait à Valparaiso, la Vallée du Paradis, qui, malgré cette poétique appellation, se trouve être une côte assez triste.

De là, un troisième paquebot les conduisit, à travers le Pacifique, et par un temps calme, à Papeete, la capitale de l’île Tahiti, dans l’Archipel des Iles de la Société, où, tout en réfléchissant sur ses fautes passées, Robert allait aviser à découvrir la curruca pinguis antoniana solipennala.