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La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 3

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Société française d'imprimerie (p. 35-52).


III

LA REINE DU PACIFIQUE.


C’est une délicieuse contrée, originale et poétique entre toutes, que cette île de Tahiti, reconnue au XVIIIe siècle par les navigateurs Cook et Bougainville, et où Robert allait avoir à méditer pendant une année sur les conséquences de sa paresse. Être exilé dans cette île enchanteresse que les marins enthousiastes ont surnommée Reine du Pacifique, au fond du cœur Robert devait se dire que la pénitence était douce.

L’île de Tahiti proprement dite et la presqu’île du Taïarabu sont reliées entre elles par un isthme de 2,200 mètres de largeur. Chacune de ses parties dessine une circonférence à peu près régulière.

Sur les hauts sommets, autrefois produits par un soulèvement volcanique, le sol est pierreux et dur ; mais dans les vallées et sur la côte la couche de terre végétale est épaisse, fertile et propre à fournir toutes les productions tropicales. Le climat est d’ailleurs agréable et exceptionnellement sain.

L’île entière repose sur les coraux, et ce ne fut pas une mince surprise pour l’ancien élève du collège de Sylans que d’apprendre comment s’était formé ce minuscule continent dont il était devenu l’hôte. Un jeune enseigne de vaisseau eut à lui expliquer comment, au sein de l’Océan, des myriades de petits êtres animés, les coraux et les madrépores, entassent leurs sécrétions pendant des siècles, finissent par surgir du fond des flots, émergent et créent ainsi de petits points solides, d’abord isolés, puis reliés entre eux, qui donneront plus tard naissance à des mondes nouveaux : Robert comprit alors ce que la vue d’une carte de l’Océanie ne lui avait pas encore révélé, c’est-à-dire que du fond du Pacifique surgissent et s’édifient des continents vivants où le flot et le vent apporteront des détritus de toutes sortes, où des réservoirs d’eau de pluie se creuseront, où la brise du large déposera le pollen des cocotiers des îles avoisinantes, et où l’homme enfin viendra poser sa tente ou dressera sa cabane.

La population qui habite Tahiti appartient à cette race que les géographes et les ethnologues ont désignée sous le nom de Mahoris ; elle a la peau cuivrée, des formes d’une remarquable pureté, une taille au-dessus de la moyenne et une expression de visage d’une grande douceur, qui le rend si sympathique aux Européens.

Cette race, jetée par le hasard des migrations sur cette île aux rives riantes, enfouie dans la verdure, sillonnée de fraîches vallées, bercée au bruit de l’Océan, au murmure de ses cascades, a emprunté au sol qui la nourrit poésie touchante. Voici la lettre qu’une jeune Tahitienne adressait à sa mère, dont elle avait été brusquement séparée, pour être reléguée dans la partie de l’île qui est réservée aux lépreux :

« Salut à toi dans le vrai Dieu, toi qui es mon étoile !

« Voici ma petite parole :

« Je l’aime comme le petit enfant aime le sein de sa mère. Je te désire comme la fleur de nos vallées désire la rosée de la nuit pour devenir fraîche et parfumée. Et comme le petit enfant à qui la mère ne donne pas son sein, je ne puis vivre ; et comme la fleur qui ne reçoit pas la rosée de la nuit, je vais mourir. Les jours et les nuits se passent ; que me sont-ils puisque tu n’es pas là ?

« Le matin, je te cherche et ne te trouve pas ! Le soir, je t’attends, et tu ne viens pas ! Que ne viens-tu donc si tu m’aimes !

« J’ai fini de te parler ; telle est ma petite parole.

« Salut à toi dans le vrai Dieu, aujourd’hui et pour toujours ! »

Les Îles de la Société, sous le protectorat de la France depuis 1842, constituent aujourd’hui une colonie de premier ordre et sont en même temps un point de relâchement très important. Au point de vue agricole, bien exploitées, elles pourraient fournir à la métropole des produits aussi variés que précieux. Elle possèdent le tamanu et le miro ou vois de rose, bois extrêmement durs ; le tiairi ou bancoulier, le sental, le bois de fer, le burao, l’arbre à pain, le taro, le cocotier et le goyavier ; le café, la vanille et l’orange y sont récoltés en grande quantité.

Du reste, pendant que Robert et Néron parcourent l’île qui doit les garder pendant une année, pour que nos jeunes lecteurs fassent plus ample connaissance avec ce paradis terrestre, nous allons leur donner quelques renseignements qu’ils accepterons, espérons-nous, avec intérêt et non sans profit.

Pourquoi faut-il tout d’abord que l’on ait à déplorer les ravages que l’abus des boissons fermentées ne cesse de faire parmi cette population robuste et saine ? Les Tahitiens, comme presque tous les Mahoris, ne connaissaient jadis qu’une seule boisson enivrante, qu’ils préparaient en mâchant la racine fraîche de l’ova, et en délayant ensuite dans de l’eau des tissus déchirés et imprégnés de salive. Vers 1796, ils apprirent à faire fermenter les fruits du pays, et se prirent alors d’une passion effrénée pour la nouvelle et bruyante ivresse qu’ils se procuraient ainsi. Terrible présent de la civilisation ! C’est à elle que les Tahitiens, bons et confiants, durent de connaître la liqueur de vin d’orange (anari), de la pomme de cythère (vihi), de sa racine cuite et délayée du dracœna (ti), du jus d’ananas (païnapo), des fruits du pandanus (fara), etc.

Prise à faible dose, l’ova est une boisson stimulante ; elle procure une excitation qui n’est pas sans charme ; elle est bonne pour disposer au combat. À dose élevée, elle détermine une ivresse silencieuse, somnolente. Les vrais buveurs mahoris en prennent jusqu’à six et huit fois par jour ; vers la sixième absorption, ils sont saisis par un tremblement nerveux tellement violent qu’ils ne peuvent même plus porter la coupe à leurs lèvres ; il faut leur venir en aide et, tandis qu’on leur comprime fortement le dos et l’estomac avec les mains, ils hument lentement le liquide qu’on leur présente. Ils sont alors plongés dans une torpeur profonde, le moindre bruit les impatiente. Jadis. quand un chef buvait l’ova, des gardes spéciaux éloignaient tous les importuns. Un chien aboyait-il ? un coq chantait-il ? À mort le coupable ! Dans cet état de torpeur hébétée, l’oreille perçoit le moindre bruit. Si un Européen entre dans la case, le buveur entr’ouvre les yeux et fait signe de marcher doucement, de ne pas l’incommoder. Il faut lui parler très bas, sans quoi il se plaint de maux de tête ; un bruit plus fort l’irrite, provoque des nausées, et l’ivresse se dissipe

L’effet de l’ova épuisé, le buveur ressent une grande fatigue dans toutes les articulations : aussi n’a-t-il rien de plus pressé que d’aller se plonger dans l’eau courante d’un ruisseau.

C’est ainsi qu’au contact de la civilisation et de la race blanche ces grands enfants de Tahitiens ont découvert les propriétés funestes des présents que la nature leur avait faits.

Mais leur esprit ingénieux à heureusement aussi appris à utiliser les vertus des arbres et des plantes qui croissent dans leur île enchantée.

À l’un de ces arbres, qu’ils appellent tatiu, ils ont emprunté une huile qui leur sert à s’éclairer. Le tatiu, de douze à quinze mètres de haut, avec un port qui rappelle celui du châtaignier, porte en même temps sa fleur et son fruit. La noix renferme une amande qui a un peu le goût de la noisette, mais dont il ne serait pas prudent de trop manger. Ces amandes, une fois sèches, sont utilisées pour l’éclairage. On en fait des brochettes ; sauge amande brûle dix minutes environ ; une brochette de 24 amandes peut durer quatre heures. C’est cette noix que les Tahitiens appellent ama (lumière).

Mais le roi des arbres de l’île est le cocotier, dont nos jeunes lecteurs connaissent certainement la valeur. À Tahiti, le coco est la nourriture de tout le monde, gens et bêtes, chiens, porcs et poulets. L’huile qu’on en extrait est propre à plusieurs usages ; elle sert aussi à faire le monoï, parfum dont les Mahoris aiment à s’enduire. Néron eut un jour l’idée de monter sur l’un de ces cocotiers et d’en couper le bourgeon qui le couronne, dont il se fit une excellente salade. Il ignorait, sans doute, qu’il faisait ainsi concurrence aux Tahitiennes, qui, avec l’épiderme de ce bourgeon, tressent de légers panaches dont elles ornent leur tête ; ce sont les reva-reva.

Le tamanu, lui, est l’arbre religieux ; il servait autrefois, avant que le catholicisme fût introduit dans ces îles, à sculpter les dieux des moraïs royaux ; c’était par excellence l’arbre des moraïs (cimetières). Après le combat, ses branches servaient à pendre les prisonniers. L’œil gauche de la victime offerte en sacrifice était aussi présenté au roi ou à la reine dans une feuille de tamanu ; le souverain faisait le simulacre de l’avaler, d’où le premier nom de Pomaré IV « aïmata mangeur d’œil. » L’œil droit était offert aux dieux et placé sur une pierre spéciale devant l’idole.

L’oranger a été importé par Cook ; le goyavier, introduit en 1815, s’est répandu dans le tout le pays avec une extrême rapidité ; le bananier et feï : y fournissent le fond de la nourriture des indigènes. Avec la banane on prépare une conserve appelée picré. Le feï, lui, forme de véritables forêts dans les montagnes et dans les vallées, toujours loin des plages. De Papeete, tous les samedis, les Tahitiens vont chercher dans la montagne leur provision de feï pour la semaine. Le popoïfeï est du feï cuit et délayé avec un peu d’eau de coco ; on en nourrit les nouveau-nés. Le tronc du feï est rouge ; il contient une sève violacée indélébile ; autrefois les Tahitiens s’en servaient pour écrire la Bible sur de la « tapa » blanche.

Avec le feï, le taro forme la base de l’alimentation publique. C’est une plante très abondante dans les terrains humides ; on fait cuire le taro au four canaque. Avec ses jeunes feuilles, on prépare un plat qui remplace fort bien nos épinards. Un autre féculent, le fia, ressemble à la pomme de terre ; il contient en abondance une fécule nourrissante connue sous le nom d’arrow-root, avec laquelle les ménagères parisiennes confectionnent d’excellents gâteaux, sans compter qu’avec la tige les femmes préparent une paille très blanche, très légère, dont on fait des couronnes et des chapeaux qui ont une grande valeur dans le pays.

L’uru ou maïoré est l’arbre le plus utile du pays ; par suite il a sa légende. Celle-ci raconte, en effet, que, par un temps de disette, un père se fit enterrer par ses enfants et devint ensuite un arbre, aujourd’hui la tête chauve est un fruit excellent, qui pèse de 1,000 à 4,500 grammes.

L’arbre à pain donne ainsi trois récoltes par an. C’est un aliment d’un goût agréable, mais qui n’a rien de réparateur, et qui ne put faire oublier à Néron le bon froment de son pays. Cette variété du maïoré abonde dans les vallées, près des plages ; mais autrefois la population était si nombreuse qu’il était rare de voir toutes les branches d’un même arbre appartenir à une même personne, et fréquemment le juge avait à décider de la propriété de tel ou tel rameau.

Si à ces richesses végétales on ajoute encore le coton, le maïs, le citron, la vanille, le café, la canne à sucre, le tabac, le jasmin, la fraise, l’ananas, le raisin, et une grande variété de jolies plantes fourragères, de fleurs, tiarés et autres, qui embaument et y donnent à l’air cette senteur délicieuse qui frappe l’étranger débarqué le soir à Papeete, on aura une idée encore incomplète des charmes enivrants de cette Reine du Pacifique.

Le règne animal est moins riche : le chien et le porc abondent à Tahiti ; mais les oiseaux y sont assez rares, n’en déplaise à maître Gélonneur, il ne paraissait guère facile à Robert d’y découvrir la fameuse curruca pinguis antoniana, que le hasard seul lui fit trouver, comme on le verra plus tard.

Et cependant, désireux de faire plaisir à son père, non moins que de voir un pays nouveau, Robert, en compagnie de Néron, avait poussé ses chasses jusque dans les Iles Marquises, à Nouka-Hiwa. Là, en compagnie de jeunes officiers de marine, il prit part à une chasse aux bœufs sauvages, très nombreux dans cette île, ainsi que les chèvres. On y peut tirer facilement des bécassines et des courlis ; à une certaine saison on trouve des poules sauvages, qu’il faut poursuivre avant le coucher du soleil. Les pigeons y abondent, et l’île est égayée par le chant des oiseaux, ce qui donna à Robert une impression agréable après le silence mortel de la belle nature de Tahiti, de Tahiti l’enchanteresse, il est vrai, mais à qui manque cette harmonie sans laquelle la campagne n’est pas complète, le gazouillement des oiseaux.

Et c’est pourtant à Tahiti que maître Gélonneur avait envoyé son fils chercher un oiseau !

Au tableau de plus magnifique il faut une ombre : la plaie des Iles Marquises, comme des Îles de la Société, c’est la lèpre. Telle de ces 8 Îles a sur la plage une léproserie qui renferme environ trois cents lépreux. Chaque île a la sienne. Dans ces archipels, cette horrible maladie est héréditaire plutôt que contagieuse. Il faut donc séparer de la société, du reste du monde, les malheureux qui en sont atteints ; toute union leur est interdite. Robert visita une de ces léproseries ; il en sortit oppressé, navré et avec le sentiment que jamais il n’oublierait le spectacle hideux qu’il avait vu.

C’est alors que son guide tahitien lui raconta l’histoire de Mata-Pifaré. Elle est navrante, cette histoire ! Et elle apprit à Robert à voir dans cette race mahorie, amie du plaisir et de la rêverie en face de l’Océan et du ciel rayonnant, dans ces bandes d’hommes et de femmes couronnés de jasmin, qui s’avancent en chantant leurs hyménées, la figure souriante, et vous saluent de leur Ia ora na ! (bonjour !) prononcé de la voix la plus aimable et la plus caressante, autre chose qu’un peuple efféminé. L’histoire des héros de l’antiquité n’a rien de plus touchant, de plus sublime, que l’acte de ce simple sauvage.