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La Fauvette de maître Gélonneur/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Société française d'imprimerie (p. 69-86).


VI

OÙ ROBERT PROUVE QU’IL SAIT ENCORE UN PEU DE LATIN.


« Le temps et moi ! » disait le cardinal Mazarin. Nos jeunes lecteurs savent ce que le rusé Italien entendait par ces mots. Sans doute il avait une confiance profonde en lui-même, dans les multiples ressources de sa diplomatie, dans les ruses inépuisables de son esprit délié : sans cela il n’eût pas été Italien. Mais aussi et surtout il comptait sur l’effet du temps pour guérir bien des blessures, redresser bien des torts et remettre chaque chose en place. « Le temps est un grand maître ! » dit aussi le proverbe.

M. Gélonneur, sans être Mazarin, s’était-il souvenu de ces deux sentences ? Nous ignorons ; mais il avait jugé qu’avec l’éloignement et le temps la nature rebelle de Robert finirait par s’amender, et nous sommes heureux de constater ici que les événements lui avaient donné raison.

Déjà, pendant les trois mois de traversée pour se rendre à Tahiti, Robert avait eu beaucoup à voir, à apprendre, à admirer, sans doute, mais aussi beaucoup à réfléchir. À chaque instant il avait eu à rougir de son ignorance. Le souvenir de sa paresse et la constatation de sa propre nullité lui avaient été particulièrement cuisants. Là, sur le paquebot, quand il avait vu autour de lui tous ces gens, affairés comme des abeilles dans leur ruche, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le capitaine sur sa passerelle ; jusqu’au petit mousse occupé à fond de cale, payer de leur personne, mettre leur intelligence, leur activité, leurs forces au service du bien commun, et lui seul, à bord, être inutile, désœuvré et partant à charge à lui-même et aux autres, il avait eu honte. Les autres passagers comme lui trompaient les ennuis et la monotonie de la traversée par l’étude, la lecture, le travail ; lui seul bayait aux corneilles, n’avait, pour se distraire, que la conversation du brave Néron. Mince ressource ! le digne compagnon paraissait surtout préoccupé de faire tourner au noir le plus intense le tuyau de la pipe qu’au moment du départ lui avait donnée M. Gélonneur. Robert en était venu à envier le sort des matelots qui grimpaient dans les haubans ou prenaient des ris dans la voilure.

Le bon exemple est contagieux : avant même d’arriver à Tahiti, le jeune homme avait pris la ferme résolution de réagir contre sa coupable indolence. Son séjour d’une année dans les Îles de la Société l’avait mis à même d’entreprendre cette généreuse métamorphose ; d’ailleurs il n’avait plus que de la pitié pour lui-même en se souvenant de ses anciennes escapades au collège de Sylans. Il se jugeait plus sévèrement certes qu’aucun de ses maîtres ne l’avait jamais fait. Et puis, que de choses nouvelles pour lui n’y aurait-il pas à apprendre ! Que de révélations la géographie, la botanique, l’histoire ne lui réserveraient-elles pas ! Chaque jour aussi n’avait. il pas sous les yeux le spectacle de ces jeunes officiers de marine qui, au milieu des soucis de leur métier, après avoir rempli leur devoir, trouvaient encore quelques heures à consacrer au travail de cabinet ? L’un, après avoir « fait le point », allait lire des ouvrages maritimes ; l’autre, après avoir commandé la manœuvre et en descendant du banc de quart, résolvait quelques équations ; un troisième rédigeait une note sur les origines des populations mahories, en revenant de faire des opérations de sondage et des études d’hydrographie. Etait-il possible à Robert dans ce milieu de rester oisif ?

Quand donc, quinze mois après son départ de Sylans, Robert se rembarqua pour rentrer en France, il était bien changé. Lui-même, — on est bon juge en pareille matière, — se réjouissait intérieurement de la joie qu’il allait causer à son père ; il savourait d’avance la satisfaction de cette réhabilitation aux yeux de ses compatriotes et à ses propres yeux. Mais hélas ! ce bonheur ne serait pas complet ; il ne rapportait pas à M. Gélonneur la curruca pinguis antoniana.

Pour ne pas revenir des Îles de la Société les mains vides, du moins il se fit une petite pacotille de vanille mariée, de boutures de tiaré, de miro ou bois de rose, de graines de fleurs variées ; il y joignit quelques beaux spécimens de nacres et de perles. Il n’avait pas voulu non plus quitter Tahiti sans en emporter quelques animaux des espèces qui y pullulent, notamment le chien et le porc. C’est ainsi qu’il embarqua avec lui une petite chienne, Ki-Kine, de la race des chiens comestibles, et un couple de jeunes cochons tahitiens qui, comme on le sait, sont extrêmement abondants dans les Îles de la Société et dans les Iles Marquises.

Après avoir fait ses adieux à ses amis de l’escadre, Robert, suivi de Néron, s’embarqua sur la « Mouette », et rentra en France vers la fin du mois d’août 1887. Il y avait dix-huit mois qu’il en était parti.

De Marseille, où il débarqua, à Lyon, Bourg et Sylans il ne fit qu’un saut. Son père l’attendait et, avec lui, les autres membres de la famille. Disons mieux : tout Sylans l’attendait. La population entière était à la fenêtre ; nous parlons de celle qui ne s’était pas précipitée vers la gare. Les témoins de ce spectacle se feront, sans doute, une assez juste idée de ce que doit être le retour de l’enfant prodigue.

Changé à son avantage, bronzé par le vent de mer et le soleil de l’Océanie, grandi, fortifié, Robert fut accablé de questions, de compliments ; les quand, les pourquoi, les comment pleuvaient sur lui comme des flocons de neige au mois de février sur les montagnes du Bugey. Une bonne femme du voisinage déclara tout net à Robert qu’il était devenu bien



plus « grossier ». Assurément elle n’avait pas l’intention de lui faire un mauvais compliment ; loin de là. Elle avait été simplement frappée de l’embonpoint et de l’air martial de Robert.

Après les premiers et légitimes épanchements du cœur, M. Gélonneur n’avait pu résister à la démangeaison d’apprendre le résultat de la commission donnée à son fils au sujet de la curruca pinguis antoniana.

Il semblerait que le moment de s’expliquer sur ce chapitre eût dû inquiéter légèrement Robert ; il n’en était rien. Ce moment, cette explication, il les attendait, il les désirait depuis longtemps et aussi ardemment pour le moins que M. Gélonneur lui-même.

Disons, en passant, que, durant la traversée, Robert y avait longuement réfléchi. Ses méditations, souvent accompagnées d’un rire discret, avaient jeté Néron dans des abîmes d’étonnement. Même, vers la fin du voyage et à mesure que l’on se rapprochait de la France, toutes les fois que Robert parlait de la curruca, c’était pour réprimer à grand-peine un rire intérieur, profond, irrésistible.

Aussi, quand M. Gélonneur, après avoir poussé son fils dans l’embrasure d’une des fenêtres du salon, lui demanda d’une voix émue : « Et la curruca, Robert, tu l’as sans doute trouvée ? » — « Oui, mon père, répondit celui-ci, à la grande stupéfaction de Néron.

— Dis-tu vrai ? Tu as découverte ?

— Oui, mon père, et je vous l’apporte.

— Où est-elle ?

— Ici même, et vous pouvez précisément l’entendre chanter en ce moment.

— Quoi ? Que dis-tu ? Ces cris perçants…

— C’est elle, à n’en pas douter, mon père, et je vais vous le démontrer. »

Il faut dire à nos jeunes lecteurs qu’en cet instant les deux jeunes pores tahitiens, encagés et déposés dans le corridor avec les autres colis de Robert, poussaient des cris suraigus.

— Robert, dit M. Gélonneur d’une voix grave, ne te serais-tu pas corrigé ? Ne seras-tu donc jamais sérieux ?

— Pardonnez-moi, mon père, je suis sérieux, et c’est sérieusement que je vous affirme que je vous rapporte la curruca pingui autoniata solipennata.

— Un porc tahitien ?

— C’est la curruca, mon père, sans erreur possible. Si vous le voulez bien, nous allons étudier la question et approfondir les textes, comme disait M. Quandoquidem au collège, Y est-il toujours ?

— Toujours….. Mais approfondissons, si tu le veux, répondit M. Gélonneur, qui crut devoir faire bonne contenance, malgré la sourde angoisse peinte sur son visage.

— Eh bien ! mon père, cet oiseau que vous ne connaissez pas…..

— Effectivement.

— Que vous ne connaissez guère que par la sommaire description que vous en a faite votre confrère de Genève, cet oiseau s’appelle curruca ?

— Il me l’a dit, du moins.

— Que veut dire en latin le mot curruca ?

— Fauvette.

— Très bien ! fauvette.

— Et tu voudrais assimiler un

quadrupède à un oiseau ! C’est trop fort ! Ceci renverse toutes les notions reçues en zoologie. Cessons cette conversation ridicule, Monsieur !

— Pardonnez-moi, mon père ; oui, le mot curruca veut dire fauvette, je le sais ; une fauvette et un porc n’ont rien de commun, je le reconnais. Mais ici, je l’affirme, le mot fauvette est pris par antiphrase, par ironie, ludi causâ, pour plaisanter, comme dirait M. Quandoquidem, que vous pouvez faire appeler et qui ne me contredirait pas. De même que l’on dit, par moquerie, d’un mauvais Chanteur qu’il est un rossignol, de même votre confrère de Genève, pour ridiculiser la voix déchirante du porc, aura eu l’idée de l’appeler fauvette, curruca.

— Bon ! Passe encore ! mais les autres noms scientifiques qui désignent cet animal, comment les expliqueras-tu ? comment les approprieras-tu à ton porc tahitien ?

— Rien de plus aisé. Prenons le terme pinguis, gras ; je vous le demande, mon père, à qui mieux qu’au porc cette épithète de nature, aurait dit M. Quandoquidem, peut-elle s’appliquer ? Tenez, voulez-vous que j’aille chercher ?….

— Non ! non ! laisse ces animaux, que l’on va mettre dans la basse-cour… Je te concède d’ailleurs qu’ici ton explication me paraît raisonnable, dit M. Gélonneur avec une moue qui trahissait une secrète inquiétude et le dépit de céder du terrain ; mais le mot antoniana ?

— Comment, mon père, ne voyez-vous pas que cette dernière qualification vient encore corroborer mon dire ? Ignorez-vous que le porc est l’animal attribué à saint Antoine ? saint Antoine et son cochon…

— Euh ! euh ! C’est ingénieux ; rien de plus.

— Remarquez en outre, c’est vous-même qui me l’avez dit, que cet animal a un vêtement soyeux.

— Du moins on me l’a affirmé.

— Eh bien ! le cochon n’est-il pas plaisamment appelé un « habillé de soie » ?

— Vraiment, c’est étrange !

— Reste, dit Robert triomphant, la qualification de solipennata ! Ne m’avez-vous pas dit que la queue de cette curruca était d’une seule plume, d’un seul morceau ?

— Oui !

— C’est aussi le fait de la queue du cochon. Enfin ne m’avez-vous pas répété que ce genre d’animal était nombreux aux Iles de la Société ? que c’était là surtout que l’on le trouvait ?

— Mon Dieu, oui, sans doute.

— Eh bien ! il est de notoriété publique, et tous navigateurs l’ont répété, que la race porcine est extrêmement répandue dans les îles, que le porc y fait le fond de la nourriture ; tandis qu’au contraire, pendant un séjour d’un an, et malgré toutes nos recherches, je n’ai pu jamais mettre la main sur cette soi-disant fauvette, que les indigènes ne connaissent aucunement. Je vous rapporte donc, mon père, la curruca pinguis antoniana solipennata, décrite par votre ami le Génevois ; mais je ne vois pas que vous puissiez la mettre dans votre volière. »

Le dieu des notaires, apparaissant en personne devant M. Gélonneur, ne lui aurait pas causé une stupéfaction semblable à celle qu’il éprouva. Il chancela sous le choc. Quel coup ! Il y avait de tout dans le regard du pauvre homme : de la fureur contre le mauvais plaisant génevois qui l’avait ainsi berné, de l’orgueil paternel pour son fils qu’il ne croyait pas si fort en latin ni si avisé, et aussi un profond chagrin d’être obligé de renoncer à la possession de l’oiseau qui, dans sa pensée, devait être la perle de sa volière. Mais enfin M. Gélonneur partit d’un franc éclat de rire ; Robert et Néron l’attendaient pour en faire autant.

Le tabellion se consola, en pensant que personne ne possédait l’oiseau mystérieux et que personne ne pourrait le posséder, par la raison péremptoire qu’il n’existe pas.

Ajoutons que si Ki-Kine fait les délices de son maître, les deux cochons tahitiens, convenablement soignés et acclimatés dans les montagnes du Bugey, y ont eu une descendance qui s’est rapidement propagée dans le pays de Sylans. Aujourd’hui il n’est pas rare de voir un pauvre homme entrer chez le charcutier pour y acheter son dîner et demander pour cinq sous de la « fauvette à M. Gélonneur ».

C’est ainsi que M. Gélonneur passera à la postérité, non peut-être de la façon qu’il eût enviée, mais tant d’autres n’y passeront jamais !

On tient pour certains à Sylans qu’au prochain comice il recevra la croix du Mérite agricole, pour « services rendus à l’agriculture locale ».