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La Fauvette de maître Gélonneur/Le bia p'tit Célestin

La bibliothèque libre.
Société française d'imprimerie (p. 87-94).

LE BIA P’TIT CÉLESTIN.




Le temps est morose ; il pleut. C’est en de semblables moments que l’on se sent naturellement attiré à remonter son passé. Pas gai, à mesure que l’on avance dans la vie, ce coup d’œil rétrospectif ! Heureusement pour vous, mes jeunes lecteurs, que votre passé n’est pas encore bien long ni bien loin, et que, malgré les pensums et les retenues, vous avez plutôt jusqu’ici fait provision de gais souvenirs.

Pour nous aussi, parfois, telle vision rétrospective, aimable ou risible, vient juste à point dérider notre front.

Pourquoi le souvenir d’un de mes anciens camarades de collège me remonte-t-il aujourd’hui à l’esprit ? Qui me le dira ? — En tout cas, mon pauvre copain, je te sais gré de m’avoir aidé à vaincre la mélancolie de mes méditations solitaires. On rit si peu maintenant, quoique Rabelais ait prétendu « que rire est le propre de l’homme » !

Il s’appelait, de son vrai nom, Célestin Pandouille. Premier défaut originel ! On n’a pas à chercher longtemps pour trouver l’amputation que nous avions immédiatement fait subir à ce nom étrange, qui, ainsi décapité, assimilait son porteur à un simple produit de la charcuterie, Mais je ne sais plus lequel d’entre nous l’ayant, un jour, entendu appeler au parloir par sa mère : « Mon beau petit Célestin ! » en patois du crû : « Man bià p’tit Célestin ! » lui avait donné ce surnom.

À vrai dire, c’était une pure antiphrase, comme eût dit notre professeur de rhétorique ; le « bià p’tit Célestin » était tout simplement grotesque. Il était de la famille des Quasimodo. Mal bâti, les cheveux roux et obstinément mutinés, malgré que le perruquier de son village natal lui en eût radicalement dégarni la nuque rasée comme une tête de musulman ; les yeux de travers, le nez en pied de marmite, ou mieux en museau de bull, et toujours fouillé par un doigt que l’encre avait mis en grand deuil, nous ne pouvions nous empêcher de rire à voir cette face carnavalesque. Que de fois, à son sujet, n’avons-nous pas mis en pratique la théorie et les préceptes de l’auteur des « Nouvelles Génevoises » sur le fou rire ! « Le fou rire, a dit Topffer, est une des douces choses que je connaisse. C’est fruit défendu, partant exquis…. Pour fou rire avec délices, il faut être écolier ;

… Cet âge est sans pitié !

Et quel costume ! Célestin finissait d’user les effets de trois générations, les uns trop longs, les autres trop courts. Il s’en fallait d’un bon empan que sa culotte ne rejoignit ses sabots, ses bots, comme on dit là-bas, d’où sortaient, comme deux échalas, de maigres tibias revêtus de bas d’un bleu pâle.

À peine arrivé au collège, je ne sais quelle histoire saugrenue avait été mise au compte de Célestin. On ne prête qu’aux riches. Comme la lingère du collège, dit-on, lui aurait fait remarquer que tous ses effets devaient porter le numéro qui lui aurait été donné, Célestin, dans sa candeur villageoise, lui aurait demandé si sa savonnette aussi devait être marquée à ce numéro.

Je me souviens qu’une année le « bià p’tit Célestin », atteint d’un commencement de dyssenterie, était monté à l’infirmerie du collège. Il paraît que l’on avait eu toutes les peines du monde à le faire se coucher. Célestin, à l’encontre des élèves paresseux, avait une instinctive répugnance à entrer dans cet hôpital du collège. Il fallut le veiller, le maintenir au lit ; puis, quand la fièvre l’eut pris, Célestin ne cessait de réclamer à boire froid. Naturellement on lui donnait des tisanes chaudes ; mais il les repoussait avec obstination.

« I veux de l’aive (de l’eau) dô puits,



moué ! » répétait-il avec son entêtement d’âne roux ; « i veux qu’on aille queri ma mère ! »

Une fois, au beau milieu de la nuit, le voilà qui se lève sur son lit et se met à crier à tue-tête : « Avez-vous entendu ! I ai entendu, moué : o l’est la bianche de ma mère ! »

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— I lai entendue, moué ; o l’est la bianche (la jument blanche) de ma mère ! I veux m’en aller, moué ! »

Il fallut le maintenir de force.

On fut moins heureux quelques jours plus tard. Au moment où nous étions au réfectoire, voilà Célestin qui, paraît-il, s’élance hors de son lit, en chemise, et se met à dégringoler les escaliers quatre à quatre, le chef coiffé d’un cascamèche de coton pointu comme la tour Eiffel, à faire pâmer d’aise les mânes de Jérôme Paturot.

Cependant, tandis qu’au réfectoire nous nous apprêtions à attaquer le veau traditionnel (l’animal funeste !), on entendit retentir dans les corridors des cris effarés :

« Attrapez-le ! arrêtez-le ! »

— Qui ça ?

— Célestin !

— Où est-il ? — Il s’est échappé de l’infirmerie ! Il court vers le puits de la cour ! »

Et nous entendions la voix plaignarde de Célestin répéter : « I veux de l’aive dô puits, moué ! »

Voilà le réfectoire en gaîté.

— Monsieur Trappenard, vous me copierez deux fois le verbe « J’éclate de rire immodérément ! »

— Mais, M’sieur, c’est Célestin !

— Taisez-vous ! »

Le « biâ p’tit Célestin » fut enfin repris, après une chasse homérique, dont ceux de mes jeunes lecteurs qui ont vu jouer Monsieur de Pourceaugnac pourront se faire une juste idée, et réintégré de force dans son lit, où il dut boire chaud, malgré qu’il demandât toujours « de l’aive dô puits. »

Célestin Pandouille est resté légendaire au collège de F…, et depuis, m’a-t-on affirmé, quand un des jeunes élèves qui nous ont suivis a le monopole, par ses cocasseries ou ses coq-à-l'âne, de faire rire les autres, il est baptisé par eux du nom patronymique de « biâ p'tit Célestin ».