La Foire sur la place/I/12

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 86-90).
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Première Partie — 12


Cependant, au milieu de l’anarchie, un groupe s’efforçait de restaurer l’ordre et la discipline dans l’esprit des artistes et dans celui du public. Pour commencer, il avait pris un nom latin, évoquant le souvenir d’une institution cléricale, qui avait fleuri, il y avait quelque treize ou quatorze cents ans, au temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe était un peu surpris que l’on remontât si loin. Certes, il était bon de dominer son temps. Mais il était à craindre qu’une tour de quatorze siècles de haut ne fût un observatoire un peu incommode, d’où l’on devait suivre plus aisément les mouvements des étoiles que ceux des hommes d’aujourd’hui. Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Grégoire ne restaient que rarement sur leur tour ; ils y montaient seulement, afin de sonner les cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient à l’église d’en bas. Christophe, qui assista à quelques-uns des offices, fut un peu de temps avant de s’apercevoir qu’ils étaient du culte catholique ; il était convaincu d’abord qu’ils appartenaient au rite de quelque petite secte protestante. Un public prosterné ; des disciples pieux, intolérants, volontiers agressifs ; à leur tête, un homme très pur, très froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l’intégrité de la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes abstraits l’Évangile de la musique au petit peuple des Élus, et damnant avec tranquillité l’Orgueil et l’Hérésie. Il leur attribuait toutes les fautes de l’art et les vices de l’humanité : la Renaissance, la Réforme, et le judaïsme actuel, qu’il mettait dans le même sac. Les juifs de la musique étaient brûlés en effigie, après avoir été affublés de costumes infamants. Le colossal Hændel recevait les étrivières. Seul, Jean-Sébastien Bach obtenait d’être sauvé, par la grâce du Seigneur, qui reconnaissait en lui un protestant par erreur.

Le temple de la rue Saint-Jacques exerçait un apostolat : on y sauvait les âmes et la musique. On enseignait méthodiquement les règles du génie. De laborieux élèves appliquaient ces recettes, avec beaucoup de peine et une certitude absolue. On eût dit qu’ils voulaient racheter par leurs pieuses fatigues la légèreté coupable de leurs grands-pères : les Auber, les Adam, et cet archidamné, cet âne diabolique, Berlioz, le diable en personne, diabolus in musica. Avec une louable ardeur et une piété sincère, on répandait le culte des maîtres reconnus. En une dizaine d’années, l’œuvre accomplie était considérable ; la musique française en était transformée. Ce n’étaient pas seulement les critiques français, c’étaient les musiciens eux-mêmes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant des compositeurs, et jusqu’à des virtuoses, qui connaissaient l’œuvre de Bach. Le cas n’était pas si fréquent, même en Allemagne ! — Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l’esprit casanier des Français. Ces gens-là se calfeutrent chez eux ; ils ont peine à sortir. Aussi leur musique manque d’air : c’est de la musique de chambre close, de chaise longue, de la musique qui ne marche pas. Tout le contraire d’un Beethoven, composant à travers les champs, dégringolant les pentes, marchant à grandes enjambées, sous le soleil et la pluie, et effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris ! Il n’y avait pas de danger que les musiciens de Paris dérangeassent leurs voisins par le fracas de leur inspiration, comme l’ours de Bonn. Ils mettaient, quand ils composaient, une sourdine à leur pensée ; et des tentures empêchaient les bruits du dehors d’arriver jusqu’à eux.

La Schola avait tâché de renouveler l’air ; elle avait ouvert les fenêtres sur le passé. Sur le passé seulement. C’était les ouvrir sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas à grand’chose. À peine la fenêtre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de vieilles dames, qui ont peur de s’enrhumer. Il entrait par là quelques bouffées du moyen âge, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires. Mais qu’était-ce que cela ? La chambre n’en continuait pas moins de sentir le renfermé. Au fond, ils s’y trouvaient bien ; ils se défiaient des grands courants modernes. Et s’ils connaissaient plus de choses que les autres, ils niaient aussi plus de choses en art. La musique prenait dans ce milieu un caractère doctrinal ; ce n’était pas un délassement : les concerts étaient des leçons d’histoire, ou des exemples d’édification. On académisait les pensées avancées. Le grand Bach, torrentueux, était reçu, assagi, dans le giron de l’Église. Sa musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation analogue à celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux d’Anglais. Pour la musique nouvelle, la doctrine qu’on prônait était un éclectisme très aristocratique, qui s’efforçait d’unir les caractères distinctifs de trois ou quatre grandes époques musicales, du vie au xxe siècle. S’il avait été possible de la réaliser, on eût obtenu en musique l’équivalent de ces constructions hybrides, élevées par tel vice-roi des Indes, au retour de ses voyages, avec des matériaux précieux, ramassés à tous les coins du globe. Mais le bon sens français les sauvait des excès de cette barbarie érudite ; ils se gardaient bien d’appliquer leurs théories ; ils agissaient avec elles, comme Molière avec ses médecins : ils prenaient l’ordonnance, et ils ne la suivaient pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s’en tenait dans la pratique à des exercices savants de contrepoint fort durs : on les nommait sonates, quatuors et symphonies… — « Sonate, que me veux-tu ? » — Elle ne voulait rien du tout, qu’être une sonate. La pensée en était abstraite et anonyme, appliquée et sans joie. C’était un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d’abord su gré aux Français de ne pas aimer Brahms, se disait à présent qu’il y avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers, laborieux, consciencieux, étaient pleins de vertus. Christophe sortit de leur compagnie, extrêmement édifié, mais pénétré d’ennui. C’était très bien, très bien…

Qu’il faisait beau, dehors !