La Foire sur la place/I/13

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 91-95).
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Première Partie — 13


Il y avait pourtant à Paris, parmi les musiciens, quelques indépendants, dégagés de toute école. C’étaient les seuls qui intéressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la vitalité d’un art. Écoles et cénacles n’en expriment qu’une mode superficielle ou des théories fabriquées. Mais les indépendants, qui se retirent en eux-mêmes, ont plus de chances d’y trouver la pensée véritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par là, ils sont pour un étranger plus difficiles encore à comprendre que les autres.

Ce fut ce qui arriva, quand Christophe entendit pour la première fois cette œuvre fameuse, dont les Français disaient mille extravagances, et que certains proclamaient la plus grande révolution musicale, qui eût été accomplie depuis dix siècles. — (Les siècles ne leur coûtaient guère : ils sortaient peu du leur.)

Théophile Goujart et Sylvain Kohn menèrent Christophe à l’Opéra-Comique, pour entendre Pelléas et Mélisande. Ils étaient tout glorieux de lui montrer cette œuvre ; on eût dit qu’ils l’avaient faite. Ils laissaient entendre à Christophe qu’il allait trouver là son chemin de Damas. Le spectacle était commencé qu’ils continuaient encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et écouta de toutes ses oreilles. Après le premier acte, il se pencha vers Sylvain Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants :

— Eh bien, mon vieux lapin, qu’est-ce que vous en dites ?

Et il dit :

— Est-ce que c’est, tout le temps, comme cela ?

— Oui.

— Mais il n’y a rien.

Kohn se récria, et le traita de philistin.

— Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de développement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies très fines. De petits effets d’orchestre très bons, de très bon goût. Mais ce n’est rien, rien du tout…

Il se remit à écouter. Peu à peu, la lanterne s’éclairait ; il commençait à apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il comprenait bien qu’il y avait là un parti pris de sobriété contre l’idéal wagnérien, qui engloutissait le drame sous les flots de la musique ; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet idéal de sacrifice ne venait pas de ce que l’on sacrifiait ce que l’on ne possédait pas. Il sentait dans l’œuvre la peur de la peine, la recherche de l’effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement par indolence au rude effort que réclament les puissantes constructions wagnériennes. Il n’était pas sans être frappé par la déclamation unie, simple, modeste, atténuée, bien qu’elle lui parût monotone, et qu’en sa qualité d’Allemand il ne la trouvât pas vraie : — (il trouvait même que plus elle cherchait à être vraie, plus elle faisait sentir combien la langue française convenait mal à la musique : trop logique, trop dessinée, de contours trop définis, un monde parfait en soi, mais hermétiquement clos.) — Néanmoins, l’essai était curieux, et Christophe en approuvait volontiers l’esprit de réaction révolutionnaire contre les violences emphatiques de l’art wagnérien. Le musicien français semblait s’être appliqué, avec une discrétion ironique, à ce que tous les sentiments passionnés se murmurassent à mi-voix. L’amour, la mort sans cris. Ce n’était que par un tressaillement imperceptible de la ligne mélodique, un frisson de l’orchestre comme un pli au coin des lèvres, que l’on avait conscience du drame qui se jouait dans les âmes. On eût dit que l’artiste tremblait de se livrer. Il avait le génie du goût, — sauf à certains instants, où le Massenet qui sommeille dans tous les cœurs français se réveillait pour faire du lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les lèvres trop rouges, — la bourgeoise de la Troisième République qui joue la grande amoureuse. Mais ces instants étaient exceptionnels : c’était une détente à la contrainte que l’auteur s’imposait ; dans le reste de l’œuvre régnait une simplicité raffinée, une simplicité qui n’était pas si simple, qui était le produit de la volonté, la fleur subtile d’une vieille société. Le jeune Barbare qu’était Christophe ne la goûtait qu’à demi. Surtout, l’ensemble du drame, le poème l’agaçait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait l’enfant et se faisait raconter des contes de fées. Ce n’était plus le gnangnan wagnérien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses minauderies et ses bêtasseries de salon : — « les cheveux », « le petit père », les « colombes », — et tout ce mystérieux à l’usage des femmes du monde. Les âmes parisiennes se miraient dans cette pièce, qui leur renvoyait, comme un tableau flatteur, l’image de leur fatalisme alangui, de leur nirvâna de boudoir, de leur moelleuse mélancolie. De volonté, aucune trace. Nul ne savait ce qu’il voulait. Nul ne savait ce qu’il faisait.

— Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute !… gémissaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se déroulaient dans un crépuscule perpétuel — forêts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, — de petits oiseaux des îles se débattaient, à peine. Pauvres petits oiseaux ! jolis, tièdes et fins… Quelle peur ils avaient de la lumière trop vive, de la brutalité des gestes, des mots, des passions, de la vie ! La vie n’est pas raffinée. La vie ne se prend pas avec des gants…

Christophe entendait venir le roulement des canons, qui allaient broyer cette civilisation épuisée, cette petite Grèce expirante.