La Foire sur la place/II/20

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 278-288).
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Deuxième Partie — 20


Depuis plusieurs semaines, Christophe n’avait plus d’argent pour aller au concert, même en faisant carême ; et, dans sa chambre sous les toits, maintenant que l’hiver venait, il se sentait tout transi ; il ne pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d’oublier par instants la ville grouillante qui l’entourait, et de se sauver dans les espaces et l’infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel, ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le bruit de la rue s’effaçât, pour que Paris s’enfonçât dans le vide sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le fantôme d’une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps… il y avait des siècles… Le moindre petit signe, imperceptible au commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire surgir tout entière à ses yeux. L’herbe qui poussait entre les pavés, le renouveau d’un arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et sans terre, sur un boulevard aride ; un chien, un oiseau qui passaient, derniers vestiges de la faune qui remplissait l’univers primitif, et que l’homme a détruite ; une nuée de moucherons ; l’épidémie invisible qui dévorait un quartier : — c’était assez pour que, dans l’asphyxie de cette serre-chaude humaine, le souffle de l’Esprit de la Terre vînt le frapper au visage et fouetter son énergie.

Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n’ayant pas causé, de plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants : sans cesse, il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant ; il était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait sans cesse avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu’il aimait, les absents et les morts.

Un après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des végétations marines au fond de l’Océan, — Christophe, qui, depuis la veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer, entra au Louvre, qu’il connaissait à peine.

Il n’était pas, jusque-là, très touché par la peinture. Il était trop absorbé par l’univers intérieur pour bien saisir le monde des couleurs et des formes. Elles n’agissaient sur lui que par leurs résonnances musicales, qui ne lui en apportaient qu’un écho déformé. Sans doute, son instinct percevait obscurément les lois identiques, qui président à l’harmonie des formes visuelles comme des formes sonores, et les nappes profondes de l’âme, d’où sourdent les deux fleuves de couleurs et de sons, qui baignent les deux versants opposés de la vie. Mais il ne connaissait que l’un des deux versants, et il était perdu dans le royaume de l’œil, qui n’était pas le sien. Aussi, lui échappait le secret du charme le plus exquis, le plus naturel peut-être, de la France au clair regard, reine dans le monde de la lumière.

Eût-il été d’ailleurs plus curieux de peinture, Christophe était trop Allemand pour s’adapter aisément à une vision des choses aussi différente. Il n’était pas de ces Allemands dernier-cri, qui renient la façon de sentir germanique, et qui se persuadent qu’ils raffolent de l’impressionnisme ou du dix-huitième siècle français, — quand, d’aventure, ils n’ont pas la ferme assurance qu’ils les comprennent mieux que les Français. Christophe était un barbare, peut-être ; mais il l’était franchement. Les petits culs roses de Boucher, les mentons gras de Watteau, les bergers ennuyés et les bergères dodues, sanglées dans leur corset, les âmes de crème fouettée, les vertueuses œillades de Greuze, les chemises troussées de Fragonard, tout ce poétique déculottage ne lui inspirait pas beaucoup plus d’intérêt qu’un journal élégant et polisson. Il n’en entendait point la riche et brillante harmonie ; les rêves voluptueux, parfois mélancoliques, de cette vieille civilisation, la plus raffinée de l’Europe, lui étaient étrangers. Quant au dix-septième siècle français, il ne goûtait pas plus sa dévotion cérémonieuse et ses portraits d’apparat ; la réserve un peu froide des plus graves entre ces maîtres, un certain gris de l’âme répandu sur l’œuvre hautain de Nicolas Poussin et sur les figures pâles de Philippe de Champaigne, éloignaient Christophe de l’ancien art français. Et du nouveau, il ne connaissait rien. S’il l’eût connu, il l’eût méconnu. Le seul peintre moderne, dont il eût, en Allemagne, subi la fascination, Boecklin le Bâlois, ne l’avait point préparé à voir l’art latin. Christophe gardait en lui le choc de ce brutal génie, qui sentait la terre et les fauves relents du bestiaire héroïque qu’il en avait fait sortir. Ses yeux, brûlés par la lumière crue, habitués au bariolage frénétique de ce sauvage ivre, avaient de la peine à se faire aux demi-teintes, aux harmonies morcelées et moelleuses de l’art français.

Mais ce n’est pas impunément qu’on vit dans un monde étranger. On en subit, à son insu, l’empreinte. On a beau se murer en soi-même : on s’aperçoit un jour qu’il y a quelque chose de changé.

Il y avait quelque chose de changé dans Christophe, ce soir-là où il errait par les salles du Louvre. Il était las, il avait froid, il avait faim, il était seul. Autour de lui, l’ombre descendait dans les galeries désertes, les formes endormies s’animaient. Christophe passait, silencieux et glacé, au milieu des sphinx d’Égypte, des monstres assyriens, des taureaux de Persépolis, des serpents gluants de Palissy. Il se sentait dans une atmosphère de contes de fées ; et dans son cœur montait un émoi mystérieux. Le rêve de l’humanité l’enveloppait, — les fleurs étranges de l’âme…

Au milieu du poudroiement doré des galeries de peinture, des jardins de couleurs éclatantes et mûres, des prairies de tableaux, où l’air manque, Christophe, fiévreux, au seuil de la maladie, eut un coup de foudre. — Il allait, presque sans voir, étourdi par le besoin, par la tiédeur des salles, et par cette orgie d’images : la tête lui tournait. Arrivé au bout de la galerie du bord de l’eau, devant le Bon Samaritain de Rembrandt, il s’appuya des deux mains, pour ne pas tomber, sur la rampe de fer qui entoure les tableaux ; il ferma les yeux, un instant. Quand il les rouvrit sur l’œuvre qui était en face de lui, tout près de son visage, il fut fasciné…

Le jour s’éteignait. Le jour était lointain déjà, déjà mort. Le soleil invisible s’effondrait dans la nuit. C’était l’heure magique où les hallucinations sont sur le point de sortir de l’âme endolorie par les travaux du jour, immobile, engourdie. Tout se tait, on n’entend que le bruit des artères. On n’a plus la force de remuer, à peine de respirer, on est triste et livré, on n’a qu’un immense besoin de s’abandonner dans les bras d’un ami, on implore le miracle, on sent qu’il va venir… Le voici ! Un flot d’or flamboie dans le crépuscule, rejaillit sur le mur de la masure, sur l’épaule de l’homme qui porte le mourant, baigne ces humbles objets et ces êtres médiocres, et tout prend une douceur, une gloire divine C’est Dieu même, qui étreint dans ses bras terribles et tendres ces misérables, faibles, laids, pauvres, sales, ce valet pouilleux, aux bas sur les talons, ces visages difformes et épeurés, qui se pressent lourdement à la fenêtre, ces êtres apathiques, qui se taisent, angoissés de terreur, — toute cette humanité pitoyable de Rembrandt, ce troupeau des âmes obscures et ligotées, qui ne savent rien, qui ne peuvent rien, qu’attendre, trembler, pleurer, prier. — Mais le Maître est là. Il va venir, on sait qu’Il va venir. On ne Le voit pas Lui-même ; mais on voit son auréole et l’ombre de lumière qu’Il projette sur les hommes…

Christophe sortit du Louvre, d’un pas mal assuré. La tête lui faisait mal. Il ne voyait plus rien. Dans la rue, sous la pluie, il remarquait à peine les flaques entre les pavés et l’eau ruisselant de ses souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s’allumait, à la tombée du jour, d’une flamme intérieure, — une lumière de lampe. Christophe emportait dans ses yeux la fascination d’un regard. Il lui semblait que rien n’existait : non, les voitures n’ébranlaient pas les pavés, avec un bruit impitoyable ; les passants ne le heurtaient point avec leurs parapluies mouillés ; il ne marchait point dans la rue ; peut-être qu’il était assis chez lui et qu’il rêvait ; peut-être qu’il n’existait plus… Et brusquement, — (il était si faible) ! — un étourdissement le prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant… Ce ne fut qu’un éclair : il serra les poings, et s’arc-boutant sur ses jambes, il reprit son aplomb.

À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du gouffre, son regard se heurta, de l’autre côté de la rue, à un regard qu’il connaissait bien, et qui semblait l’appeler. Il s’arrêta, interdit, cherchant où il l’avait déjà vu. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il reconnut ces yeux tristes et doux : c’était la petite institutrice française, qu’il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en Allemagne, et qu’il avait tant cherchée depuis, pour lui demander pardon. Elle s’était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter le courant de la foule, et de descendre sur la chaussée, pour venir à lui. Il se jeta à sa rencontre ; mais un encombrement inextricable de voitures les sépara ; il l’aperçut encore un instant, se débattant de l’autre côté de cette muraille vivante ; il voulut traverser quand même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l’asphalte gluant, faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit à passer de l’autre côté, elle avait disparu.

Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait : il dut y renoncer. La maladie venait : il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s’obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le plus long chemin. Torture inutile : il lui fallut se reconnaître vaincu ; il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir chez lui. Dans l’escalier, il étouffa, il dut s’asseoir sur les marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s’entêta à ne pas se coucher ; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et la poitrine haletante, s’engourdissant dans des musiques courbaturées, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachevée de Schubert. Pauvre petit Schubert ! Quand il écrivait cela, il était seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l’état de demi-torpeur qui précède le grand sommeil ; il rêvait au coin du feu ; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes ; il s’y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à l’histoire qu’il se raconte, en répète un passage vingt fois ; le sommeil vient : la mort vient… — Et Christophe entendait passer aussi cette autre musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d’un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre : — le premier chœur de la Cantate de J. S. Bach : « Cher Dieu, quand mourrai-je ? »… Il faisait bon s’enfoncer dans les moelleuses phrases qui se déroulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement des cloches lointaines et voilées… Mourir, se fondre dans la paix de la terre !… Und dann selher Erde werden… « Et puis soi-même devenir terre… »

Christophe secoua ces pensées maladives, le sourire meurtrier de la sirène qui guette les âmes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher dans sa chambre ; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fièvre. Il dut se mettre au lit. Il sentait que, cette fois, c’était sérieux ; mais il ne désarmait pas ; il n’était pas de ceux qui, quand ils sont malades, s’abandonnent à la maladie ; il luttait, il ne voulait pas être malade, et surtout, il était parfaitement décidé à ne pas mourir. Il avait sa pauvre maman qui l’attendait là-bas. Et il avait son œuvre à faire : il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents qui claquaient, il tendait sa volonté qui lui échappait : ainsi, un bon nageur qui continue de lutter au milieu des vagues qui le recouvrent. À tout instant, il plongeait : c’étaient des divagations, des images sans suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens ; c’étaient aussi des obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient indéfiniment, comme des chevaux de cirque ; le choc soudain de la lumière d’or du Bon Samaritain ; les figures d’épouvante dans l’ombre ; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings et la mâchoire. Il s’accrochait à tous ceux qu’il aimait dans le présent et le passé, à la figure amie qu’il avait entrevue tout à l’heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu’il sentait comme un roc : « la mort n’y mord »… — Mais le roc était de nouveau recouvert par la mer ; un choc des vagues faisait lâcher prise à l’âme ; elle était emportée, roulée par l’écume. Et Christophe se débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire : trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons, et contrebasses,… il râclait, soufflait, tapait, avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des semaines qu’il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme une chaudière sous pression, près d’éclater. Certaines phrases obstinées s’enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu, haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu’on refermait brusquement, le faisaient ressauter. Il avait le dégoût halluciné de ces êtres entassés autour de lui. Mais sa volonté luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le combat contre les diables… « Und wenn die Welt voll Teufel wär, und wollten uns verschlingen, so fürchtenwir uns nicht so sehr… » ( « Et quand bien même le monde serait plein de diables, et qu’ils voudraient nous avaler, cela ne nous ferait pas peur… » )

Et sur l’océan de ténèbres brûlantes qui roulait son être, il se faisait soudain une accalmie, des éclaircies de lumière, un murmure apaisé des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s’élevait de l’âme malade un chant inébranlable, comme un choral de J. S. Bach.