La Foire sur la place/II/21

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 289-297).
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Deuxième Partie — 21


Tandis qu’il se débattait contre les fantômes de la fièvre et contre l’étouffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu’on ouvrait la porte de sa chambre, et qu’une femme entrait, une bougie à la main. Il crut que c’était encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait du fond à la surface, il sentait qu’on avait soulevé son oreiller, qu’on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu’il avait sur le dos quelque chose qui le brûlait ; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un médecin, qui l’ausculta. Christophe n’entendait pas ce qu’on disait ; mais il devina qu’on parlait de le porter à l’hôpital. Il essaya de protester, de crier qu’il ne voulait pas, qu’il voulait mourir ici, tout seul ; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompréhensibles. La femme le comprit pourtant : car elle prit sa défense, et elle le calma. Il s’épuisait à savoir qui elle était. Aussitôt qu’il put formuler une phrase suivie, au prix d’efforts inouïs, il le lui demanda. Elle lui répondit qu’elle était sa voisine de mansarde, qu’elle l’avait entendu gémir de l’autre côté du mur, et qu’elle s’était permis d’entrer, pensant qu’il avait besoin d’aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer à parler. Il lui obéit. Au reste, il était brisé par l’effort qu’il avait fait ; il se tint donc immobile, et se tut ; mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant péniblement ses souvenirs épars. Où donc l’avait-il vue ?… Il finit par se rappeler : oui, il l’avait rencontrée dans le couloir des mansardes ; elle était domestique, elle se nommait Sidonie.

Les yeux à demi clos, il la regardait, sans qu’elle le vît. Elle était petite, la figure sérieuse, le front bombé, les cheveux relevés, le haut des joues et les tempes découverts, pâles, et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstiné, les lèvres grosses et serrées, le teint anémié, l’air humble, concentré, un peu raidi. Elle s’occupait de Christophe, avec un dévouement actif et silencieux, sans familiarité, sans se départir jamais de la réserve d’une domestique qui n’oublie pas la différence de classes.

Peu à peu cependant, lorsqu’il alla mieux et qu’il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie à lui parler un peu plus librement ; mais elle se surveillait toujours ; il y avait certaines choses, qu’on voyait qu’elle ne disait pas. Elle avait un mélange d’humilité et de fierté. Christophe apprit qu’elle était bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec beaucoup de discrétion ; mais Christophe n’eut pas de peine à deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille ; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil ; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois ; mais elle n’était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui se préparait à un examen d’institutrice, et dont elle était très fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle s’acharnait au travail, d’une façon entêtée.

— « Est-ce qu’elle avait une bonne place ? » — lui demandait Christophe.

— « Oui ; mais elle pensait à la quitter. »

— « Pourquoi ? Est-ce qu’elle avait à se plaindre de ses maîtres ? »

— « Oh ! non. Ils étaient très bons pour elle. »

— « Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez ? »

— « Si… »

Il ne comprenait pas bien ; il essayait de comprendre, il l’encourageait à parler. Mais elle n’avait rien à lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait à gagner sa vie, elle n’y insistait point : le travail ne l’effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant : l’ennui. Il le devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait aiguisée, et que rendait plus pénétrante le souvenir des épreuves supportées dans une vie analogue par la chère maman. Il voyait, comme s’il l’avait vécue, cette existence morne, malsaine, contre nature, — l’existence ordinaire, que la société bourgeoise impose aux domestiques : — des maîtres pas méchants, mais indifférents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Les heures, les heures, dans l’étouffante cuisine, dont la lucarne, encombrée par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait négligemment que la sauce était bonne, ou le rôti bien cuit. Une vie murée, sans air, sans avenir, sans une lueur de désir et d’espoir, sans intérêt à rien. — Le plus mauvais moment pour elle, c’était quand ses maîtres s’en allaient à la campagne. Ils ne l’emmenaient pas avec eux, par économie ; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays ; ils la laissaient libre d’y aller à ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison à peu près abandonnée. Elle n’avait pas envie de sortir, elle ne causait même pas avec les autres domestiques, qu’elle méprisait un peu à cause de leur grossièreté et de leur immoralité. Elle n’allait pas s’amuser : elle était sérieuse de nature, économe, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d’où par dessus les cheminées elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’hôpital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui ; elle avait un pouvoir singulier de pleurer, indéfiniment : c’était son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur mort. Puis, elle se secouait ; ou la vie revenait d’elle-même. Elle pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle somme ; elle se trompait dans ses comptes ; elle recommençait à compter ; elle dormait. Les jours passaient…

Avec ces accès de dépression alternaient des réveils de gaieté enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d’elle-même. Elle n’était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite, l’intérêt qu’ils prenaient à un tableau, à un morceau de musique, à un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des domestiques très provinciaux, qui n’admirent que ce qu’ils ne comprennent pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages insipides, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et ennuyeuses par surcroît, qui prennent une si grande place dans ces existences mensongères. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer silencieusement la vie réelle, avec laquelle elle était aux prises, aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, où tout semble fabriqué par l’ennui. Au reste, elle n’en était pas révoltée. C’était ainsi : c’était ainsi. Elle admettait tout, les méchantes gens et les sots. Elle disait :

— Faut de tout, pour faire un monde.

Christophe s’imaginait qu’elle était soutenue par sa foi religieuse ; mais un jour, elle dit, à propos des autres, plus riches et plus heureux :

— Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.

— Quand donc ? demanda-t-il. Après la révolution sociale ?

— La révolution ? dit-elle. Oh ! bien, il passera de l’eau sous le pont, avant. Je ne crois pas à ces bêtises. Tout sera toujours de même.

— Alors, quand est-ce qu’on sera pareils ?

— Après la mort, bien sûr ! Il ne reste rien de personne.

Il fut bien étonné de ce matérialisme tranquille. Il n’osa pas lui dire :

— Est-ce que ce n’est pas affreux, en ce cas, si l’on n’a qu’une vie, qu’elle soit comme la vôtre, tandis qu’il y a d’autres gens qui sont heureux ?

Mais elle sembla avoir deviné ce qu’il pensait ; elle continua, avec un flegme résigné et un peu ironique :

— Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer le gros lot. On est mal tombé : tant pis !

Elle ne songeait même pas à chercher hors de France (comme on le lui avait offert en Amérique) une place qui lui rapportât davantage. L’idée de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa tête. Elle disait :

— C’est partout que les pierres sont dures.

Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle était bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons intellectuelles de vivre, et pourtant une énorme vitalité, — de ce peuple des campagnes françaises, laborieux et apathique, frondeur et soumis, qui n’aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n’a pas besoin d’encouragements factices pour garder son courage.

Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s’étonnait de trouver chez cette simple fille un désintéressement de toute foi ; il admirait son attachement à la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout, son robuste sens moral, qui ne s’appuyait sur rien. Il n’avait vu jusque-là les gens du peuple français qu’à travers les romans naturalistes et les théories des petits hommes de lettres contemporains, qui, au rebours de ceux du siècle des bergeries et de la Révolution, aimaient à se représenter l’homme de la nature comme un animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices… Il découvrait avec surprise l’intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n’était pas une affaire de morale ; c’était une affaire d’instinct et de fierté. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c’est une sottise de croire que qui dit : peuple dit : populaire. Le peuple a ses aristocrates, de même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates, c’est-à-dire des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu’ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité ; mais, même tenus à l’écart, on sait bien qu’ils sont les premiers ; et leur seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d’hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates ; et, suivant ce qu’ils sont, l’opinion est, ici, extrêmement sévère ; et là, elle est relâchée. Le débordement anarchique des majorités, à l’heure actuelle, ne changera rien à cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les entoure. — De tout ce que Christophe avait vu à Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et ne cherchait à rien connaître. La littérature sentimentale et malpropre des journaux ne l’atteignait pas plus que les nouvelles politiques. Elle ne savait même pas qu’il y eût des Universités Populaires ; et, si elle l’avait su, il était probable qu’elle ne s’en fût pas plus souciée que d’aller au sermon. Elle faisait son métier, et pensait ses pensées ; elle ne s’inquiétait pas de penser celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.

— Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n’avez donc pas vu de Français ?

— Voilà un an que j’habite au milieu d’eux, dit Christophe ; et je n’en ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu’à s’amuser, ou à singer ceux qui s’amusent.

— Bien oui, dit Sidonie. Vous n’avez vu que des riches. Les riches, c’est partout les mêmes. Vous n’avez encore rien vu.

— Si fait, dit Christophe. Je commence.

Il entrevoyait, pour la première fois, ce peuple de France, qui donne l’impression d’une durée éternelle, qui fait corps avec sa terre, qui a vu passer, comme elle, tant de races conquérantes, tant de maîtres d’un jour, et qui ne passe pas.