La Foire sur la place/II/22

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 298-301).
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Deuxième Partie — 22


Il allait mieux maintenant et commençait à se lever.

La première chose dont il s’inquiéta fut de rembourser à Sidonie les dépenses qu’elle avait faites pour lui, pendant qu’il était malade. Dans l’impossibilité où il se trouvait de courir dans Paris pour chercher de l’ouvrage, il dut se résoudre à écrire à Hecht : il demandait qu’on voulût bien lui faire une avance d’argent sur son prochain travail. Avec son mélange étonnant d’indifférence et de bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la réponse, — quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se refusant presque à toucher à la nourriture que lui apportait Sidonie, n’acceptant qu’un peu de lait et de pain qu’elle le forçait à prendre, et qu’il se reprochait ensuite, parce qu’il ne l’avait pas gagné : — après quoi il reçut de Hecht, sans un mot, la somme demandée ; et pas une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne chercha à savoir comment il allait. Il avait le génie de ne pas se faire aimer, même en faisant du bien. C’était, du reste, qu’en faisant du bien, il n’aimait pas.

Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l’après-midi, et le soir. Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit ; elle s’occupait discrètement de ses affaires ; et, ayant vu le délabrement de son linge, sans le dire, elle l’emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s’était glissé dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue ; elle se mettait à la place de Louisa, seule, là-bas ; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s’efforçait de tromper son besoin d’affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec Sidonie qu’avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d’artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d’ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère, et lui faisait du bien.

Il cherchait à provoquer ses confidences ; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse, que « ce n’était pas permis, quand on est domestique : cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n’est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l’argent ; ils mangent votre argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop d’exemples autour d’elle : elle n’était pas tentée de faire de même, » — Elle ne disait pas qu’elle avait eu un mariage manqué : son « futur » l’avait laissée, quand il avait vu qu’elle donnait tout ce qu’elle gagnait aux siens. — Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d’une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l’escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l’imaginait à la place d’une des dames qu’il connaissait : elle n’était point sotte, elle n’était pas plus laide qu’une autre ; il se disait qu’à leur place, elle eût été mieux qu’elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne s’en souciât ! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent la place et le bonheur des autres, au soleil !…

Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop affectueux pour elle ; il se faisait câliner, comme un grand enfant.

Sidonie, certains jours, avait l’air abattue ; mais il l’attribuait à sa tâche. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu’à l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps ; et, quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda même. Elle répondit avec vivacité qu’il ne l’avait offensée en rien ; mais elle continua de s’éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça qu’elle partait : elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes froids et guindés, elle le remercia des bontés qu’il lui avait témoignées, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa santé et pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné de ce brusque départ qu’il ne sut que dire ; il essaya de connaître les motifs qui l’y déterminaient : elle répliqua, d’une manière évasive. Il lui demanda où elle allait se placer : elle évita de répondre ; et, pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main ; elle la serra un peu vivement ; mais sa figure ne se démentit pas ; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glacé. Elle s’en alla.

Il ne comprit jamais pourquoi.