La Foire sur la place/II/7

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 188-190).
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Deuxième Partie — 7


Il ne cessa point de donner des leçons de piano à Colette ; mais il évita désormais les occasions qu’elle lui offrait de continuer leurs entretiens amicaux. Elle eut beau s’attrister, se piquer, jouer de toutes ses petites roueries : il s’obstina ; ils se boudèrent ; d’elle-même, elle finit par trouver des prétextes pour espacer les leçons ; et il en trouva aussi pour esquiver les invitations aux soirées des Stevens.

Il en avait assez de la société parisienne ; il ne pouvait plus souffrir ce vide, cette oisiveté, cette impuissance morale, cette neurasthénie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se dévore elle-même. Il se demandait comment un peuple pouvait vivre dans cette atmosphère stagnante d’art pour l’art et de plaisir pour le plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait été grand, il faisait encore assez bonne figure dans le monde ; du moins, pour qui le voyait de loin, il faisait illusion. Où pouvait-il puiser ses raisons de vivre ? Il ne croyait à rien, à rien qu’au plaisir…

Comme Christophe en était là de ses réflexions, il se heurta dans la rue à une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui traînaient une voiture, où un vieux prêtre était assis, bénissant à droite et à gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats français, qui enfonçaient à coups de hache les portes d’une église, et que des messieurs décorés accueillaient à coups de chaises. Il s’aperçut que les Français croyaient pourtant à quelque chose, — encore qu’il ne comprît pas à quoi. On lui expliqua que c’était l’État qui se séparait de l’Église, après un siècle de vie commune, et que, comme elle ne voulait pas partir de bon gré, fort de son droit et de sa force, il la mettait à la porte. Christophe ne trouva point le procédé galant ; mais il était si excédé du dilettantisme anarchique des artistes parisiens qu’il eut quelque plaisir à rencontrer des gens qui étaient prêts à se faire casser la tête pour une cause, si inepte qu’elle fût.

Il ne tarda pas à reconnaître qu’il y avait beaucoup de ces gens en France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les héros d’Homère ; ils publiaient journellement des appels à la guerre civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l’on en venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de naïfs pour mettre en action la morale que les autres écrivaient. On assistait alors à de curieux spectacles : des départements qui prétendaient se séparer de la France, des régiments qui désertaient, des préfectures brûlées, des percepteurs à cheval, à la tête de compagnies de gendarmes, des paysans armés de faux, faisant bouillir des chaudières pour défendre les églises, que des libres penseurs défonçaient, au nom de la liberté, des Rédempteurs populaires, qui montaient dans les arbres pour parler aux provinces du Vin, soulevées contre les provinces de l’Alcool. Par-ci, par-là, ces millions d’hommes qui se montraient le poing, tout rouges d’avoir crié, finissaient par se cogner tout de bon. La République flattait le peuple ; et puis, elle le faisait sabrer. Le peuple, de son côté, cassait la tête à quelques enfants du peuple, — officiers et soldats. — Ainsi, chacun prouvait aux autres l’excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de loin, au travers des journaux, on se croyait revenu de plusieurs siècles en arrière. Christophe découvrait que la France, — cette France sceptique, — était un peuple fanatique. Mais il lui était impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion ? Pour ou contre la raison ? Pour ou contre la patrie ? — Ils l’étaient dans tous les sens. Ils avaient l’air de l’être, pour le plaisir de l’être.