La Foire sur la place/II/8

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 191-195).
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Deuxième Partie — 8


Il fut amené à en causer, un soir, avec un député socialiste, qu’il rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu’il lui eût parlé déjà, il ne se doutait point de la qualité de son interlocuteur : jusque-là, ils ne s’étaient jamais entretenus que de musique. Il fut très étonné d’apprendre que cet homme du monde était un chef de parti violent.

Achille Roussin était un bel homme, à la barbe blonde, au parler grasseyant, le teint fleuri, les manières cordiales, une certaine élégance avec un fond de vulgarité, des gestes de rustre, qui lui échappaient de temps en temps : — une façon de se faire les ongles en société, une habitude toute populaire de ne pouvoir parler à quelqu’un sans happer son habit, l’empoigner, lui palper les bras ; — il était gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les appétits d’un homme du peuple, qui se rue à la conquête du pouvoir ; souple, habile à changer de façons, suivant le milieu et l’interlocuteur, exubérant d’une façon raisonnée, sachant écouter, s’assimilant sur-le-champ tout ce qu’il entendait ; sympathique d’ailleurs, intelligent, s’intéressant à tout, par goût naturel, par goût acquis, et par vanité ; honnête, dans la mesure où son intérêt ne lui commandait pas le contraire, et où il eût été dangereux de ne pas l’être.

Il avait une assez jolie femme, grande, bien faite, solidement charpentée, la taille élégante, un peu étriquée dans de luxueuses toilettes, qui accusaient avec exagération les robustes rondeurs de son anatomie ; le visage encadré de cheveux noirs frisottants, les yeux grands, noirs et épais ; le menton un peu en galoche ; la figure grosse, d’aspect assez mignon toutefois, mais gâté par les petites grimaces des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle avait une démarche factice, saccadée, comme celle de certains oiseaux, et une façon de parler minaudière, mais beaucoup de bonne grâce et d’amabilité. Elle était de riche famille bourgeoise et commerçante, d’esprit libre et d’espèce vertueuse, attachée aux devoirs innombrables du monde, comme à une religion, sans parler de ceux qu’elle s’imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux : avoir un salon, répandre l’art dans les Universités Populaires, s’occuper d’œuvres philanthropiques ou de psychologie de l’enfance, — sans grande chaleur de cœur, sans intérêt profond, — par un mélange de bonté naturelle, de snobisme, et de pédantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble réciter perpétuellement une leçon, et qui met son amour-propre à ce qu’elle soit bien sue. Elle avait besoin de s’occuper, mais elle n’avait pas besoin de s’intéresser à ce dont elle s’occupait. Cela ressemblait au travail fébrile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et qui remuent sans trêve les aiguilles, comme si le salut du monde était attaché à ce travail, dont elles n’ont même pas l’emploi. Et puis, il y avait chez elle, — comme chez les « tricoteuses », — la petite vanité de l’honnête femme, qui fait, par son exemple, la leçon aux autres femmes.

Le député avait pour elle un mépris affectueux. Il l’avait fort bien choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillité. Elle était belle, il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus ; et elle ne lui demandait rien de plus. Il l’aimait, et la trompait. Elle s’en accommodait, pourvu qu’elle eût sa part. Peut-être même y trouvait-elle un certain plaisir. Elle était calme et sensuelle. Une mentalité de femme de harem.

Ils avaient deux jolis enfants de quatre à cinq ans, dont elle s’occupait, en bonne mère de famille, avec la même application aimable et froide qu’elle apportait à suivre la politique de son mari et les dernières manifestations de la mode et de l’art. Et cela faisait, dans ce milieu, le plus singulier mélange de théories avancées, d’art ultra-décadent, d’agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.

Ils invitèrent Christophe à venir les voir. Madame Roussin était bonne musicienne, jouait du piano d’une façon charmante ; elle avait un toucher délicat et ferme ; avec sa petite tête, qui regardait fixement les touches, et ses mains perchées dessus, qui sautillaient, elle avait l’air d’une poule qui donne des coups de bec. Bien douée, et plus instruite en musique que la plupart des Françaises, elle était d’ailleurs indifférente comme une carpe au sens profond de la musique : c’était pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu’elle écoutait ou récitait avec exactitude ; elle n’y cherchait point d’âme, n’en ayant pas besoin pour elle-même. Cette aimable femme, intelligente, simple, toujours disposée à rendre service, dispensa à Christophe la bonne grâce accueillante qu’elle avait pour tous. Christophe lui en savait peu de gré ; il n’avait pas beaucoup de sympathie pour elle : il la trouvait inexistante. Peut-être ne lui pardonnait-il pas non plus, sans s’en rendre compte, la complaisance qu’elle mettait à accepter le partage avec les maîtresses de son mari, dont elle n’ignorait pas les aventures. La passivité était, de tous les vices, celui qu’il excusait le moins.

Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la musique, comme les autres arts, d’une façon grossière, mais sincère. Quand il aimait une symphonie, il avait l’air de coucher avec. Il avait une culture superficielle, et il en tirait très bon parti ; sa femme ne lui avait pas été inutile en cela. Il s’intéressa à Christophe, parce qu’il voyait en lui un plébéien vigoureux, comme il était lui-même. Il était d’ailleurs curieux d’observer de près un original de ce genre — (il était d’une curiosité inlassable pour observer les hommes) — et de connaître ses impressions sur Paris. La franchise et la rudesse des remarques de Christophe l’amusa. Il était assez sceptique pour en admettre l’exactitude. Que Christophe fût Allemand n’était pas pour le gêner : au contraire ! Il se vantait d’être au-dessus des préjugés de patrie. Et, en somme, il était sincèrement « humain » — (c’était sa principale qualité) ; — il sympathisait avec tout ce qui était homme. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir la conviction bien assurée de la supériorité du Français — vieille race, vieille civilisation — sur l’Allemand, et de se gausser de l’Allemand.