La Maison de granit/2/Ah ! j'aurais su t'aimer

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Plon-Nourrit (p. 91-93).


AH ! J’AURAIS SU T’AIMER



Ah ! j’aurais su t’aimer ! J’aurais compris ton âme ;
Sur ton cœur d’homme fort aux détresses d’enfant
J’aurais mis mon amour, mon tendre amour de femme,
Et je t’aurais voulu libre, heureux, triomphant.

J’aurais su respecter tes heures de silence,
Le calme qui convient à ton noble labeur,
Ton légitime orgueil, ta fière indépendance,
Pour que ta belle vie ait toute sa valeur.


Et je n’aurais pas eu cette ambition folle
De laisser gaspiller tes magnifiques dons
Pour recevoir de toi, comme une froide idole,
Les périssables biens qu’en vain nous possédons.

Je connais leur valeur et la lourde détresse
Qu’ils laissent après eux quand, pour les obtenir,
Il faut sacrifier la foi de la jeunesse
Ou la fierté d’avoir bâti pour l’avenir.

J’aurais su préférer pour toi l’austère tâche
Qui garde l’âme libre et laisse le front droit
Au succès qui rend l’homme ambitieux et lâche,
Et qui resserre autour de lui son cercle étroit.

Mais je t’aurais suivi lorsque ta fantaisie
Vers les beaux rêves d’or nous aurait entraînés,
Car ta joie est pour moi toute la poésie…
Mes bonheurs ! Ton amour seul me les eût donnés !


Je t’aurais bien aimé, car je sais la tristesse
Des jours de solitude et des nuits sans sommeil ;
Et ton cœur, entouré de ma chaude tendresse,
Aurait vécu son rêve à mon rêve pareil.