La Maison de granit/2/Soir d'orage

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 96-100).


SOIR D’ORAGE



Ce soir je porte en moi la misère du monde !
Mon âme est douloureuse, et mon être éperdu
Tressaille aux coups lointains de l’orage qui gronde ;
Mon cœur est sur l’abîme immense suspendu.

Le lac est à mes pieds, sombre, verdâtre et glauque,
Comme une coupe pleine où sont amoncelés
Tous les pleurs des humains, tandis que le cri rauque
Des corbeaux est la voix de leurs sanglots mêlés.


La nuit approche et glisse autour de ma demeure ;
Sur les prés, d’où s’élève un brouillard gris d’argent,
Un rayon, qui s’attarde après la dernière heure,
Déchire le tissu de son doigt diligent.

Dans l’ombre où vont tomber les fleurs du jour fanées
Je vois de chers et doux fantômes accourir !
Voici les compagnons de mes jeunes années !
Tous ont aux mains le frais rameau du souvenir.

Ils passent lentement, et chacun d’eux abaisse
La palme frémissante en me frôlant un peu ;
Leur visage s’anime et leur voix me caresse ;
Je sens mon front brûler sous un cercle de feu.

C’est toi, c’est toi, ma mère !… Ô douce, ô bien-aimée !
C’est ton beau port de reine et l’or de tes cheveux ;
C’est ta petite main, étroite et parfumée,
Ton sourire et l’azur velouté de tes yeux.


Et celui dont la voix si tendrement t’appelle,
Dont le regard te suit, caressant, lumineux,
C’est mon père, c’est lui qui t’amena, si frêle,
À son foyer où ton amour le fit heureux.

Quelle ardente ferveur pour une noble cause
Consume ce visage usé par le malheur !
Toi qui connus l’exil, ô mon aïeul, je n’ose
Comparer ma douleur de femme à ta douleur.

Et vous qui souriez, fleurs pures de ma race,
Femmes au cœur vaillant, vierges au front voilé,
Vous dites que le mal comme une ombre s’efface
Lorsque le devoir luit dans le ciel étoilé…

Ah ! voici la maison dans la petite rue,
Près de la vieille église où l’on me retrouvait
Les soirs où mon désir d’être un peu secourue
Dans mes chagrins d’enfant vers Dieu me conduisait…


Et ce chemin pierreux bordé de marjolaine,
Cette porte, ce mur brûlé par le soleil,
La vigne, les figuiers, les roses, la fontaine,
Les cerisiers géants, les fruits au jus vermeil ;

Et la montagne mauve aux cimes couronnées
De rocs bruns, tout dorés par les rayons du soir ;
Les tombes, maintenant au lierre abandonnées,
Le jardin, le vieux banc où d’autres vont s’asseoir.

Et le couvent paisible où je devais attendre
Que le monde m’apprît la vie et ses douleurs ;
Et celle que j’aimais, fière, énergique et tendre ;
Mes compagnes, mes jeux, mes livres et mes fleurs…

Ah ! je vous revois tous, amis de mon enfance :
Ne partez pas encore ! Il me faut la douceur
D’oublier près de vous mes longs jours de souffrance
Et de sentir mon cœur battre sur votre cœur !


Faites de votre force une force à mon âme ;
Qu’elle soit pour mes bras le bouclier d’airain
Que nulle arme ne peut pénétrer de sa lame,
Et les rigueurs du sort me frapperont en vain.

Et, malgré la fureur de l’orage qui gronde,
Je resterai, comme un bel arbre toujours vert
Reste, nouant au sol sa racine profonde,
Silencieusement suspendu sur la mer !