La Mer élégante/Bal d’enfants

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La Mer éléganteAlphonse Lemerre, éditeur (p. 96-103).

Bal d’Enfants

 
Une heure. Pour la table d’hôte
On a sonné dans chaque hôtel.
Ici le sans façon est tel
Qu’on met les enfants côte à côte.

Mais aujourd’hui ces chers petits
Qui les autres jours en cachette
Piquaient dans les plats leur fourchette
Pleins de gaîtés, pleins d’appétits,


Ne mangent pas de tarte aux fraises,
Pas même au dessert de bonbons,
Poussant des cris, faisant des bonds,
Bruyants et fiévreux sur leurs chaises.

Ils ont leur robe aux plis bouffants,
Ils ont leur robe en mousseline,
Et font leur voix la plus câline
Car c’est tantôt le bal d’enfants.

Trois heures. Enfin on se lève ;
Comme un dernier coup de pinceau
Qu’un peintre donne à son tableau,
Un dernier ruban les achève.

C’est bientôt le moment du bal,
Et comme il sied qu’on soit prodigue
On prend des bouquets sur la digue
Puis on entre dans le Kursaal.

Les musiciens sur l’estrade
Vont accorder leurs violons ;
Tels les oiseaux dans les vallons
Quand ils commencent leur aubade.


Les plus jeunes se rassemblant,
Gênés dans leurs mises coquettes,
Se détachent sur les banquettes
De velours rouge — tout en blanc.

On leur a dit de prendre garde
À leurs costumes élégants ;
Ils mordent le bout de leurs gants
Un peu troublés qu’on les regarde.

Les grands garçons, les bons danseurs,
S’essayent sur le parquet qui glisse ;
Il est mal ciré, trop peu lisse
Au gré des petits connaisseurs.

En robes claires, les fillettes
Assises le long des sophas
Ont des sourires déjà fats
Quand on admire leurs toilettes.

Tout ce groupe frais et changeant
Va commencer bientôt ses rondes ;
À leur voir tous des boucles blondes
On dirait de petits saint Jean.


Ils sont impatients d’attendre,
Et dans ces blonds cheveux bouclés
Comme des bleuets dans les blés,
Frissonnent des nœuds d’azur tendre.

Enfin le signal est donné :
On court, on s’appelle, on s’arrange ;
Et c’est une mêlée étrange
Où chaque couple est entraîné.

Beaucoup ne font que des ébauches
De pas brusques, de pas pesants ;
Ils sont d’autant plus séduisants
Qu’ils sont plus troublés et plus gauches.

Ils dansent très bien les polkas
Et tout en dansant ils s’embrassent ;
Mais dans les valses s’embarrassent
Leurs pieds migrions et délicats.

C’est comme un paradis terrestre
Tout rempli d’anges trébuchant ;
Et leur voix, plus douce qu’un chant,
Se mêle aux accords de l’orchestre.


Soudain vibre un cri de douleur !
C’est un petit couple qui tombe ;
On dirait un cri de colombe
Prise aux filets d’un oiseleur.

Bientôt commencent des églogues
Dont Virgile serait jaloux,
Tant leur langage est simple et doux,
Tant sont charmants leurs dialogues.

L’un demande : « Dansons-nous, dis ? »
Elle répond : « Je suis en nage. »
Un autre dit : « Quel est ton âge ? »
— Douze ans, fait-elle. Elle en a dix.

Plus loin une coquette appelle
Un charmant petit cavalier :
« Tiens, regarde ! un nouveau collier ;
Ne me trouves-tu pas plus belle ? »

« Veux-tu valser ? » dit-il. — « C’est fait,
Dit-elle. Je t’inscris d’avance… »
Car ceux-là sont de connivence ;
Ils vont prendre un verre au buffet.

 
Un autre lui lance un sourire,
Puis elle inscrit sur son carnet
Un nom qu’à peine on reconnaît
Car elle sait à peine écrire.

On crie, on se cherche partout,
On rit, on se perd, on s’appelle ;
Pour danser on veut la plus belle
Comme au jeu de cartes l’atout.

Et dans la salle ensoleillée
Ayant des drapeaux au plafond,
Toutes ces clameurs d’enfants font
Un bruit de volière éveillée.

Le bruit redouble et les chansons :
Marie, Eugène, Jeanne, Georges !
Et l’on dirait des rouges-gorges
Qui répliquent à des pinsons !…

Mais ce sont les petites filles
Qui font leurs plus coquets minois,
Ouvrant leurs éventails chinois
Pour les figures des quadrilles.


Aux bras des cavaliers muets
Elles ont des poses exquises ;
On dirait de jeunes marquises
Qui dansent d’anciens menuets.

Vous dites : « ce sont des poupées,
Il n’y a vraiment plus d’enfants ! »
Moi je les aime et les défends
Dans leurs mignonnes équipées.

Malgré les censeurs puritains
Gardons ces bals pleins de chimères
Pour les enfants — et pour leurs mères
Qui revivent leurs jours lointains.

Six heures. Encore une danse.
Six heures. Le galop final.
Et le chef d’un air machinal
Marque aux violons la cadence.

Enfin le bal est terminé !…
Il en est temps, car on se lasse ;
Chaque enfant revient à sa place ;
Oh ! quel joyeux après-dîné !…


Mais les robes sont défraîchies
Comme l’aile des papillons
Qu’on prend l’été dans les salons
Où les attirent les bougies.

Sept heures. On retourne enfin
Le long de la digue encombrée ;
C’est l’heure douce où la marée
Frange d’argent le sable fin.

Huit heures. Chaque enfant se couche
Car il se sent très fatigué ;
Il n’est plus vif, il n’est plus gai,
Et met son pouce dans la bouche.

Il danse encore, et se souvient
Du bal passé, de ses valseuses,
Et ses paupières paresseuses
Couvrent ses yeux… le sommeil vient…

Et dans sa chambre que décore
Un bouquet d’œillets odorants,
La bougie aux reflets mourants
Brille dans l’ombre — et danse encore !