La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 11

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 122-131).



CHAPITRE XI.

Le voilà lâché, gare !


Une tardive et sombre nuit d’automne s’abattait sur la Saône. La rivière, pareille à un miroir souillé suspendu dans un lieu sombre, réfléchissait lourdement les nuages ; çà et là les bords du fleuve se penchaient en avant, comme s’ils eussent été à la fois curieux et effrayés de voir leur image s’assombrissant dans l’eau. Le pays plat qui environne Châlons s’étendait comme un long et monotone tapis, découpé de temps en temps par une rangée de peupliers qui se détachaient sur ce crépuscule couronné. Les bords de la Saône étaient boueux et solitaires ; la nuit descendait rapidement.

Un homme, qui s’avançait lentement dans la direction de Châlons, était le seul être animé visible dans ce paysage ; Caïn lui-même n’aurait pas été plus isolé ni plus évité. Un vieux havre-sac de peau de mouton sur le dos, la main armée d’un gros bâton coupé dans quelque bois et dépouillé de son écorce ; couvert de boue, les pieds meurtris, les souliers et les guêtres déchirés, les cheveux et la barbe incultes, le manteau rejeté sur l’épaule et ses vêtements trempés par la pluie, il s’avançait en boitant, lentement et péniblement. On eût dit que les nuages fuyaient devant lui, que le vent gémissait et que l’herbe frissonnait à son approche ; que le mystérieux clapotement de l’eau l’accusait à voix basse ; que sa présence enfin jetait le trouble dans cette orageuse nuit d’automne.

Il lançait un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, d’un air sombre mais craintif, s’arrêtant parfois, se retournant et regardant autour de lui. Puis il continuait son pénible voyage, boitant et grommelant :

« Au diable cette plaine sans fin ! Au diable ces pierres tranchantes comme une lame de couteau ! Au diable cette sinistre obscurité qui vous enveloppe et vous donne le frisson ! Je vous hais ! »

Et, au regard menaçant qu’il lança autour de lui, on pouvait deviner qu’il aurait volontiers fait sentir sa haine, s’il en avait eu le pouvoir. Il s’avança encore de quelques pas, et, regardant au loin devant lui, s’arrêta de nouveau.

« Moi, j’ai soif, je tombe de faim et de fatigue. Vous, imbéciles, là-bas où j’aperçois des lumières, vous mangez, vous buvez, vous vous chauffez ! Si je pouvais mettre votre ville à sac, je vous ferais payer ça, mes enfants ! »

Mais les dents qu’il montrait à la ville et le poing qu’il levait contre la ville, n’abrégeaient pas la route. La faim, la soif et la fatigue n’avaient fait que s’accroître lorsque ses pieds touchèrent le pavé raboteux de Châlons et qu’il s’arrêta pour regarder autour de lui.

Voilà l’hôtel avec sa porte cochère et ses parfums de cuisine appétissante ; voilà le café avec ses croisées lumineuses et son bruit de dominos ; voilà la boutique du teinturier avec ses banderoles d’étoffe rouge pour enseigne ; voilà le magasin du bijoutier avec ses boucles d’oreilles et ses ornements d’autel ; voilà le débit de tabac avec son groupe animé de pratiques en pantalon de garance qui sortent la pipe à la bouche ; voilà les puanteurs de la ville, la boue et les ordures des ruisseaux ; les lanternes sans éclat pendues en travers de la rue, et l’énorme diligence avec sa montagne de bagages et ses six chevaux gris aux queues retroussées, qui s’apprête à partir, stationnée devant le bureau. Mais comme il n’y avait là aucun petit cabaret assez modeste pour un voyageur peu chargé d’écus, il lui fallut, avant d’en trouver un, tourner un coin obscur où le pavé était jonché de feuilles de choux écrasées, aux environs de la fontaine publique, sous les pieds des femmes qui n’avaient pas encore fini d’emplir leurs seaux. Là, dans une rue de traverse, il trouva une modeste auberge, Au Point du Jour. Les rideaux empêchaient de voir à l’intérieur : mais le Point du Jour paraissait bien éclairé et bien chauffé, et des inscriptions lisibles, ainsi que les accessoires artistiques de queues et de billes annonçaient qu’on pouvait y jouer au billard, y manger, y boire, y loger à pied et à cheval ; qu’on y trouvait bon vin, bonnes liqueurs, bonne eau-de-vie. Le voyageur tourna le bouton de la porte du Point du Jour et entra en boitant.

En entrant, il porta la main à son chapeau mou et décoloré, pour saluer quelques habitués qui se trouvaient rassemblés dans la salle. Deux d’entre eux jouaient aux dominos à une des petites tables ; trois ou quatre autres, assis autour du poêle, causaient en fumant leur pipe ; pour le moment, le billard qui occupait le milieu de la salle était libre ; l’hôtesse du Point du Jour trônait dans son petit comptoir de plomb au milieu de ses bouteilles de sirop nuageux, de ses paniers de gâteaux, et travaillait à quelque ouvrage d’aiguille.

Se dirigeant vers une petite table non occupée, dans un coin de la salle derrière le poêle, il posa à terre son havre-sac et son manteau. En se redressant, après avoir terminé ce premier préparatif d’installation, il trouva l’hôtesse auprès de lui.

« On peut loger ici ce soir, madame ?

— Certainement ! répondit l’hôtesse d’une voix élevée, chantante et encourageante.

— Bon. On peut dîner… ou souper, si vous aimez mieux ?

— Certainement ! s’écria l’hôtesse avec la même intonation.

— Dépêchons alors, madame, s’il vous plaît. Donnez-moi à manger aussi vite que vous pourrez, et apportez-moi du vin tout de suite. Je n’en puis plus !

— Il fait vilain temps, monsieur.

— Un sacré temps !

— Et la route a dû vous sembler longue !

— Une sacrée route ! »

Sa voix enrouée lui fit défaut et il s’accouda à table, la tête appuyée sur ses mains, pendant qu’on lui apportait du comptoir une bouteille de vin. Ayant rempli et vidé son verre deux fois de suite et cassé une croûte du grand pain qu’on avait posé devant lui avec la nappe et la serviette, l’assiette à soupe, le sel, le poivre et l’huile, il s’appuya le dos contre le coin du mur, s’allongea sur le banc où il était assis et commença à grignoter son pain en attendant que son repas fût prêt.

Il y avait eu une interruption momentanée dans la conversation entamée autour du poêle, comme il arrive toujours en pareille compagnie, à l’arrivée d’un étranger qui attire naturellement l’attention des causeurs et occasionne des distractions ; mais elle ne dura pas longtemps, et les habitués, après avoir regardé le nouveau venu, reprirent leur entretien interrompu.

« Voilà pourquoi, dit l’un d’eux, terminant une histoire qui touchait à sa fin, voilà pourquoi on a dit que le diable était lâché. »

L’orateur était le grand suisse de l’église, et il apportait dans cette discussion quelque chose de l’autorité de l’Église, puisqu’il s’agissait du diable.

L’hôtesse, après avoir appelé son mari, qui remplissait les fonctions de cuisinier du Point du Jour, et donné ses ordres pour le repas du voyageur, était retournée à son comptoir, où elle avait repris son ouvrage. C’était une petite femme vive, soigneuse et intelligente, coiffée d’un ample bonnet et montrant un peu trop le haut de ses bas ; elle se mêla à la conversation en débutant par plusieurs signes de tête animés, mais sans lever les yeux de son ouvrage.

« Ah ciel ! s’écria l’hôtesse, lorsque le bateau est arrivé de Lyon, et qu’on a répandu le bruit que le diable était lâché dans les rues de Marseille, il y a des gobe-mouches qui ont cru cela. Mais pas moi. Non, non.

— Madame, vous avez toujours raison, répondit le grand suisse. Mais vous deviez être bien enragée contre cet homme, madame ?

— Ah ! mais oui, répliqua l’hôtesse cessant de regarder son ouvrage pour ouvrir de grands yeux et jeter sa tête en arrière. Et c’est tout simple !

— C’était un mauvais sujet ?

— C’était un misérable meurtrier, dit l’hôtesse, et il méritait bien le sort auquel il a eu la chance d’échapper. C’est bien dommage.

— Un instant ! madame, raisonnons un peu, répliqua le suisse tournant son cigare entre ses lèvres, de l’air d’un homme qui va soutenir un argument. Peut-être ce malheureux a-t-il été entraîné par sa destinée. Peut-être a-t-il été le jouet des circonstances. Il n’en est pas moins possible qu’il ait eu et qu’il ait encore une foule de bonnes qualités, le tout est de les découvrir. La philosophie philanthropique nous apprend… »

Les autres membres du petit groupe rassemblé autour du poêle témoignèrent par un murmure qu’ils s’opposaient à l’emploi de ces mots formidables. Les deux joueurs de dominos cessèrent un moment leur partie, comme pour protester contre l’introduction, même verbale, de la philosophie philanthropique dans le café du Point du Jour.

« Laissez là votre philanthropie, s’écria l’hôtesse souriant et avec des signes de tête plus animés que jamais. Écoutez donc. Je ne suis qu’une femme, moi ; je ne sais pas ce que c’est que votre philosophie philanthropique ; mais je sais ce que j’ai vu et observé dans le monde où je me trouve ; et je peux vous dire une chose, mon ami, c’est qu’il y a des hommes (et des femmes aussi, malheureusement) chez qui on ne trouve rien de bon ; qu’il y a des gens qu’il faut détester de tout cœur ; qu’il y a des gens qu’on doit traiter comme des ennemis de l’humanité ; qu’il y a des gens qui n’ont pas un cœur d’homme, et qu’on doit écraser comme des bêtes féroces, afin d’en débarrasser le monde. Il y en a fort peu, je l’espère ; mais j’ai vu (dans le monde où je me trouve, et même dans mon petit Point du Jour) qu’il existe de ces gens-là, et je ne doute pas que cet homme… j’oublie son nom… ne soit du nombre, »

Le discours plein de vivacité de l’hôtesse fut plus favorablement accueilli par les habitués du Point du Jour, qu’il ne l’eût été par les aimables défenseurs en titre de la classe contre laquelle elle paraissait avoir des préjugés si déraisonnables.

« Ma foi ! si votre philosophie philanthropique, continua l’hôtesse, posant son ouvrage sur le comptoir et se levant pour aller prendre la soupe de l’étranger des mains de son mari qui venait d’apparaître à une petite porte de côté, si votre philanthropie doit nous mettre à la merci de ces gens-là, en transigeant le moins du monde avec eux en paroles ou en actions, vous pouvez la garder ; pour moi, je n’en donnerais pas un sou.

— Eh bien ! reprit le premier orateur, revenons à la question : laissons le reste de côté, messieurs. C’est seulement parce que cet homme a été acquitté par le jury, que les Marseillais ont crié qu’on avait lâché le diable. Voilà comment la phrase a commencé à circuler ; voilà tout ce qu’on a voulu dire, rien de plus.

— Comment le nomme-t-on ? demanda l’hôtesse. Biraud, n’est-ce pas ?

— Rigaud, madame, répondit le suisse.

— Rigaud ! c’est juste. »

Le potage du voyageur fut suivi d’un plat de viande, puis d’un plat de légumes. Il mangea tout ce qu’on mit devant lui, vida sa bouteille de vin, se fit servir du café et du rhum, et fuma une cigarette en buvant sa demi-tasse. À mesure qu’il oubliait sa fatigue, il se mettait aussi plus à son aise et il finit par se mêler à une conversation insignifiante avec des airs de condescendance protectrice, comme s’il eût été d’une condition bien supérieure à celle qu’annonçait son costume.

Peut-être la société avait-elle d’autres engagements ailleurs, peut-être ne se sentait-elle pas digne de ce monsieur ; dans tous les cas, elle se dispersa peu à peu, et n’étant pas remplacée, elle laissa son nouveau protecteur en possession du Point du Jour. L’hôte faisait résonner les ustensiles de cuisine, l’hôtesse cousait tranquillement, et le voyageur, restauré, fumait auprès du poêle, où il chauffait ses pieds déchirés par la route.

« Pardon, madame, mais il paraît que ce Biraud…

— Rigaud, monsieur.

— Rigaud. Pardon encore une fois… que ce Rigaud a encouru votre disgrâce. Comment cela ? »

L’hôtesse, qui avait déjà varié dans ses jugements en elle-même, trouvant tantôt que ce voyageur était un joli garçon, tantôt qu’il avait mauvaise mine, en remarquant son nez qui s’abaissait et sa moustache qui remontait, fut plus disposée que jamais à s’en tenir à sa dernière opinion.

« Rigaud, répondit-elle, était un criminel qui avait tué sa femme.

— Tiens, tiens ! mort de ma vie ! Voilà un assez vilain criminel. Mais comment savez-vous ça ?

— Tout le monde le sait.

— Ah ! et pourtant il a échappé à la justice ?

— Monsieur, la loi n’a pas pu trouver assez de preuves ; du moins, c’est ce qu’a dit la loi. Néanmoins tout le monde sait qu’il a commis le crime. Le peuple le savait si bien qu’il a voulu le mettre en morceaux.

— Avec ça que les Marseillais vivent tous en si bonne intelligence avec leurs propres femmes, dit le voyageur. Ha ! ha ! »

L’hôtesse du Point du Jour le regarda de nouveau, et fut plus que jamais confirmée dans sa dernière décision. Il avait pourtant une jolie main et il savait bien la faire voir, ce qui donna encore une fois à penser à la dame qu’il n’avait pas trop mauvaise mine, après tout.

« Et savez-vous, madame, ou bien quelqu’un de ces messieurs savait-il ce qu’est devenu ce… Ri…baud ? »

L’hôtesse secoua la tête (jusqu’alors elle s’était contentée de lui imprimer un mouvement vertical en parfaite harmonie avec ses paroles), et répondit qu’au dire des habitués du Point du Jour et d’après les journaux, on le retenait en prison dans son propre intérêt.

« Quoi qu’il en soit, ajouta-t-elle, il a échappé à la punition qu’il mérite ; c’est bien dommage. »

Le voyageur la regarda en achevant de fumer sa dernière cigarette, tandis que la dame penchait la tête sur son ouvrage, avec une expression qui aurait probablement dissipé tous ses doutes et aurait permis à l’hôtesse de se former une opinion bien arrêtée sur sa bonne ou mauvaise mine. Mais elle n’en vit rien ; lorsqu’elle releva la tête, l’expression avait disparu. La petite main caressait la moustache hérissée.

« Peut-on demander à monter à sa chambre, madame ?

— Très volontiers, monsieur. Holà ! mon mari ! Mon mari va vous y conduire. Il s’y trouve déjà un voyageur endormi, qui s’est retiré de très bonne heure, car il tombait de fatigue ; mais c’est une grande chambre à deux lits, et on pourrait y coucher vingt personnes. •

L’hôtesse du Point du Jour donna ces explications d’une voix d’oiseau qui gazouille, s’interrompant à plusieurs reprises pour se retourner vers la porte de la cuisine et crier :

« Holà, mon homme ! »

Mon homme se montra enfin, en disant : « Me voici, ma femme ! » et, coiffé de son bonnet de coton officiel, éclaira, dans un escalier raide et étroit, le voyageur portant lui-même son manteau et son havre-sac, après avoir souhaité bonsoir à l’hôtesse et fait une allusion flatteuse au plaisir qu’il aurait à la revoir le lendemain. La chambre à coucher était en effet une grande salle, grossièrement planchéiée, avec un plafond où l’on voyait les poutres à découvert, et deux lits placés dans des coins opposés. Là mon homme, lançant un regard oblique au voyageur qui se baissait pour défaire son havre-sac, lui dit d’un ton assez rude : « Le lit à droite ! » et le laissa. L’aubergiste, qu’il fût bon ou mauvais physionomiste, avait jugé sans hésitation que sa nouvelle pratique avait une mine suspecte.

Ce dernier jeta un regard plein de mépris sur les draps propres mais de grosse toile qu’on lui avait préparés, et, s’asseyant sur une chaise de paille, tira son argent de sa poche et se mit à le compter dans sa main.

« Il faut bien manger, murmura-t-il, mais le diable m’emporte s’il ne faudra pas que je mange demain aux dépens d’un de mes semblables ! »

Tandis qu’il réfléchissait sur sa chaise, soupesant machinalement sa monnaie dans la paume de sa main, la respiration bruyante du voyageur endormi frappa si régulièrement son oreille qu’elle attira son attention de ce côté. Le dormeur était chaudement couvert et avait tiré le rideau blanc au chevet de son lit, de sorte qu’on pouvait bien l’entendre, mais non le voir. Cette respiration régulière et sonore continuait à se faire entendre, tandis que l’autre ôtait ses guêtres et ses souliers usés, et même après qu’il eut retiré son habit et sa cravate, finit par exciter sa curiosité et par lui inspirer le désir de voir le visage de son camarade de chambre.

Le voyageur éveillé se glissa un peu plus près du lit du voyageur endormi, jusqu’à ce qu’il fût arrivé tout contre. Mais avec tout cela, il ne put pas satisfaire sa curiosité, car l’autre avait tiré le drap sur son nez. La respiration régulière continuait toujours, il avança sa main lisse et blanche (quelle traîtresse de petite main, comme elle savait se glisser avec adresse !) vers le drap, qu’il souleva doucement.

« Mort de ma vie ! dit-il tout bas en se reculant, c’est Cavalletto ! »

Le petit Italien, dont le sommeil avait peut-être été instinctivement troublé par la présence furtive de son ex-compagnon, cessa ses aspirations régulières et ouvrit les yeux. D’abord ses yeux, tout ouverts qu’ils étaient, ne parurent pas éveillés. Il resta quelques secondes à contempler d’un air hébété son camarade de prison ; puis tout à coup, avec un cri de surprise et d’alarme, il sauta à bas du lit.

« Silence ! Qu’est-ce qui te prend donc ? Tiens-toi tranquille, te dis-je ! C’est moi. Tu ne me reconnais pas ?

Mais Jean-Baptiste, écarquillant les yeux sans rien regarder, laissa échapper une foule d’invocations et d’exclamations, se recula en tremblant vers un coin de la chambre, passa son pantalon, attacha autour de son cou les manches de sa redingote, et manifesta un désir très clair de s’enfuir plutôt que de renouveler connaissance. Son ancien camarade, s’apercevant de ces dispositions peu aimables, se dirigea à reculons vers la porte, contre laquelle il appuya les épaules.

« Cavalletto ! Réveille-toi, mon garçon ! Frotte-toi les yeux et regarde-moi. Ne me donne pas le nom que tu me donnais autrefois… pas ce nom-là… Lagnier, entends-tu ? Je m’appelle Lagnier ! » Jean-Baptiste, le regardant avec des yeux effarés, recommença dix fois de suite ce geste national et négatif qui consiste à lever les bras et à ramener l’index en arrière, comme s’il était bien décidé à nier d’avance une bonne fois tout ce que l’autre pouvait avoir à lui dire pendant le reste de ses jours. « Cavalletto ! Donne-moi la main. Tu reconnais Lagnier le gentilhomme ? Touche la main d’un gentilhomme. »

Docile comme autrefois au ton d’autorité condescendante adopté par Lagnier, Jean-Baptiste, qui n’était pas encore bien solide sur ses jambes, s’avança et mit la main dans celle de son patron. Le protecteur se mit à rire, lui serra la main, la secoua en l’air et la lâcha.

« On ne vous a donc pas… bégaya Jean-Baptiste.

— Rasé ? Non. Regarde-moi ça ! s’écria Lagnier tournant la tête à droite et à gauche. Aussi solide que la tienne. »

Jean-Baptiste, avec un léger frisson, regarda tout autour de la chambre comme pour se rappeler où il était. Son patron saisit cette occasion pour fermer la porte à clef, puis il s’assit sur son lit.

« Tiens ! reprit-il, montrant ses souliers et ses guêtres. Tu vas me dire que j’ai là une piteuse chaussure pour un gentilhomme. C’est égal, tu verras comme je vais réparer cela en un rien de temps. Allons, assois-toi. Reprends ton ancienne place ! »

Jean-Baptiste, qui ne paraissait rien moins que rassuré, s’assit par terre auprès du lit, et tint les yeux fixés sur son compagnon.

« À la bonne heure ! s’écria Lagnier. Au moins nous ne sommes plus dans ce satané trou de là-bas, hein ? Quand est-ce que tu en es sorti ?

— Deux jours après vous, mon maître.

— Comment es-tu venu ici ?

— On m’a conseillé de ne pas rester à Marseille, de sorte que j’ai quitté la ville tout de suite, et depuis j’ai voyagé par-ci, par-là. J’ai trouvé à gagner quelques sous à Avignon, à Pont-Esprit, à Lyon ; sur le Rhône et sur la Saône ! »

Tout en parlant, il dessinait rapidement avec son doigt hâlé l’itinéraire de sa route sur la poussière du parquet.

« Et où vas-tu maintenant ?

— Où je vais, mon maître ?

— Oui ! »

Jean-Baptiste parut vouloir éluder cette question sans trop savoir comment.

« Per Bacco ! dit-il enfin, avec contrainte, comme s’il n’eût pas voulu lâcher cet aveu, j’ai quelquefois eu l’idée d’aller à Paris, et peut-être même en Angleterre.

Cavalletto, je te le dis en confidence ; moi aussi, je me rends à Paris, et peut-être en Angleterre. Nous voyagerons ensemble. »

Le petit Italien hocha la tête et montra ses dents ; néanmoins il ne paraissait pas tout à fait convaincu que ce fût là un arrangement des plus désirables.

« Nous voyagerons ensemble, répéta Lagnier. Tu verras comme il me faudra peu de temps pour reconquérir mes droits de gentilhomme, et tu en profiteras. Est-ce entendu ? Sommes-nous d’accord ?

— Certainement, certainement ! répondit le petit Italien.

— Dans ce cas, tu sauras, avant que je m’endorme… (et en deux mots, car j’ai besoin de dormir)… comment il se fait que tu me retrouves ici, moi, Lagnier. Rappelle-toi bien cela : mais surtout pas l’autre nom.

Altro ! altro ! Pas Ri… »

Avant que Jean-Baptiste eût pu prononcer la seconde syllabe de ce nom, son camarade lui avait mis la main sous le menton et lui avait fermé la bouche d’un air féroce.

« Tonnerre ! À quoi penses-tu ? Veux-tu donc me faire écharper et lapider ? et toi aussi, par-dessus le marché ; ce qui ne manquerait pas d’arriver. Car tu ne t’imagines sans doute pas qu’en tombant sur moi, on irait épargner mon compagnon de geôle ? Ne l’espère pas, au moins ! »

Lorsqu’il relâcha le menton de son ami, ses traits avaient une expression peu agréable qui fit comprendre à Cavalletto que, si on venait à écharper ou à lapider quelqu’un, M. Lagnier s’arrangerait pour désigner son ami à l’attention publique afin qu’il en eût sa bonne part. Il se rappela que M. Lagnier était un gentilhomme cosmopolite, au-dessus des scrupules et des préjugés.

« Je suis un homme contre lequel la société s’est montrée bien injuste depuis la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, poursuivit M. Lagnier. Tu sais que je suis brave et sensible, et que mon caractère est de vouloir toujours être le maître. Comment la société a-t-elle respecté en moi ces qualités ? Elle m’a hué dans les rues. On a été obligé de me protéger sur mon chemin, contre des hommes et surtout contre des femmes disposées à m’attaquer avec toutes les armes qui leur tombaient sous la main. J’ai dû rester en prison afin de ne pas être mis en pièces. Il a fallu cacher le lieu de ma détention, de peur qu’on ne vînt m’en arracher et m’assommer de mille coups. Il a fallu me mettre dans une charrette, me conduire hors de Marseille au beau milieu de la nuit et me faire faire plusieurs lieues emballé dans de la paille. Il eût été dangereux pour moi de me hasarder dans le voisinage de ma propre maison ; et, avec quelques sous dans ma poche, comme un mendiant, il m’a fallu aller à pied, à travers une boue ignoble et par un temps affreux, depuis le jour où je suis descendu de mon équipage. Aussi, vois comme mes pieds sont meurtris ! Telles sont les humiliations que la société m’a fait subir, à moi qui possède les qualités que tu connais. Mais la société me le payera ! »

Il dit tout cela à l’oreille de son compagnon et la main devant la bouche.

« Aujourd’hui encore, continua-t-il sans changer d’attitude, jusque dans cette mesquine auberge, la société me poursuit ! Madame me calomnie, et ses pratiques me diffament ! Moi qui ai des manières et des talents de gentilhomme qui devraient les confondre ! Mais les torts que la société s’est donnés avec moi, j’en conserve le souvenir dans cette poitrine de gentilhomme ! »

Jean-Baptiste, prêtant une oreille attentive aux paroles étouffées et à la voix enrouée de son interlocuteur, répondait de temps à autre : « Certes, certes ! » hochant la tête et fermant les yeux, comme s’il eût été impossible de formuler contre la société une accusation plus candide et plus juste.

« Mets mes souliers dans ce coin, continua Lagnier. Étends mon manteau auprès de la porte afin qu’il sèche. Prends mon chapeau. »

Cavalletto obéit à ces ordres, à mesure qu’il les reçut.

« Et voilà le lit auquel la société me condamne ! Ah ! très bien ! »

Tandis que M. Lagnier s’étendait tout de son long sur cette couche indigne de lui, la tête entourée d’un foulard tout déchiré, et ne montrant au-dessus des couvertures que sa physionomie sinistre, Jean-Baptiste songea à ce qui avait failli arriver pour empêcher cette moustache de se relever et ce nez de s’abaisser comme ils faisaient en ce moment.

« Allons ! voilà que le hasard m’a encore jeté dans ta société ! Par le ciel ! tant mieux pour toi ! tu en profiteras. J’ai besoin d’un long repos. Tu ne me réveilleras pas demain matin, entends-tu ? »

Jean-Baptiste répondit qu’il le laisserait dormir en paix, et, lui souhaitant une bonne nuit, souffla la chandelle. Il était naturel de supposer que la première chose que l’Italien allait faire serait de se déshabiller : mais il fit tout le contraire et s’habilla des pieds à la tête, à l’exception de ses souliers. Sa toilette achevée, il s’allongea sur son lit, ramena la couverture sur lui, et, gardant sa redingote toujours attachée à son cou, se disposa à passer ainsi la nuit.

Lorsque Cavallettoo se réveilla en sursaut, le véritable point du jour commençait à jeter un coup d’œil sur l’auberge à laquelle il avait servi de parrain. Le petit Italien se leva, tourna la clef dans la serrure avec beaucoup de précaution et descendit, ses souliers à la main. Il n’y avait encore rien d’éveillé, si ce n’est un parfum de café, de vin, de tabac et de sirop ; et le petit comptoir de madame, mais solitaire. Comme Cavaletto avait réglé avec madame la veille au soir, et qu’il ne tenait pas à rencontrer quelqu’un, tout ce qu’il demandait, c’était de pouvoir mettre ses souliers, son havre-sac, ouvrir la porte et se sauver.

C’est ce qu’il fit. Aucun bruit, aucune voix ne se fit entendre lorsqu’il ouvrit la porte ; nulle tête de Méduse entourée d’un foulard déchiré n’apparut à la croisée d’en haut. Lorsque le disque du soleil se fut montré tout entier au-dessus du plat horizon, faisant scintiller la longue route boueuse et pavée avec sa monotone avenue de petits arbres, un point noir s’avançait le long de ce chemin, pataugeant au milieu des brillantes flaques d’eau laissées par la pluie. Ce point noir n’était autre que Jean-Baptiste Cavaletto qui fuyait son protecteur.