La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 23

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 257-273).


CHAPITRE XXIII.

La machine en mouvement.


M. Meagles s’occupa avec tant d’activité de la négociation que Clennam lui avait confiée, qu’il eut mis bientôt l’affaire en train et vint un jour chez Clennam, à neuf heures du matin, lui faire son rapport.

« Doyce est très flatté de votre bonne opinion, commença-t-il par dire, et désire que vous visitiez la fonderie, afin de juger par vous-même et de vous mettre parfaitement au courant. Il m’a remis les clefs de ses registres et de ses papiers… les voici qui résonnent dans ma poche… et la seule recommandation qu’il m’ait faite est celle-ci : « Je désire que M. Clennam sache tout ce que je sais moi-même des affaires de mes ateliers, car autrement il ne pourrait pas traiter avec moi dans des conditions d’égalité parfaite. Si nous ne parvenons pas à nous entendre, je sais qu’il n’abusera pas de ma confiance. Si je n’avais pas commencé par en être sûr, je n’aurais pas écouté sa proposition. Vous reconnaissez bien là notre homme, n’est-ce pas ?

— En effet. Un caractère très honorable.

— Oh oui, certainement. Sans aucun doute. Excentrique, mais très honorable. Très excentrique aussi pourtant ! Croiriez-vous, Clennam, continua M. Meagles, riant de la bizarrerie de Daniel, que j’ai dû passer toute une matinée avec lui, dans cette cour qui a un nom si drôle… comment donc s’appelle-t-elle ?

— La cour du Cœur-Saignant ?

— Toute une matinée dans la cour du Cœur-Saignant avant de pouvoir le décider à entendre parler de cette association,

— Et pourquoi cela ?

— Je n’ai pas plutôt eu prononcé votre nom, qu’il a refusé net.

— Refusé, parce que c’était moi ?

— Je n’ai pas plutôt eu prononcé votre nom, Clennam, qu’il s’est écrié : « C’est impossible ! — Qu’entendez-vous par là ? lui ai-je demandé. — Vous aurez beau dire, Meagles, c’est impossible. — Pourquoi donc ? » répétais-je. Vous ne croiriez pas, Clennam, poursuivit M. Meagles, riant intérieurement, qu’il s’est trouvé que c’était impossible parce que vous et lui, en vous promenant ensemble jusqu’à Twickenham, vous aviez entamé une conversation amicale dans le courant de laquelle Doyce vous avait parlé de son intention de prendre un associé, supposant dans ce moment-là que vous ne pouviez pas prendre cela pour vous, parce qu’il vous croyait déjà pourvu et nanti d’un établissement aussi solide que la cathédrale de Saint-Paul. « Maintenant, monsieur Clennam, me dit Daniel, si je donnais suite à sa proposition, pourrait voir un dessein astucieux et des motifs intéressés dans ce qui n’était qu’une franche et amicale causerie, et je ne peux pas m’exposer à un pareil soupçon : je suis beaucoup trop fier pour vouloir en courir le risque. »

— Ma foi ! je serais tout aussi disposé à soupçonner…

— Parbleu ! interrompit M. Meagles. C’est ce que je lui ai dit. Mais il m’a fallu toute une matinée pour vaincre ses scrupules, et je doute qu’un autre homme que moi (il m’aime depuis si longtemps !) eût réussi seulement à les ébranler ; enfin, c’est bon. Cet obstacle excentrique une fois surmonté, le voilà qui stipule qu’avant de vous en reparler, j’examinerai les livres de comptabilité afin de me former moi-même une opinion. Je me mets donc à examiner les livres et je forme mon opinion. « Est-elle pour ou contre, en somme ? me demande Daniel. — Pour, lui dis-je. — Alors, me dit-il, vous pouvez maintenant, mon digne ami, fournir à M. Clennam les moyens de se former une opinion à son tour. Et pour lui permettre de le faire en toute liberté, sans craindre mon influence, je vais quitter la ville pour huit jours. » Et il est parti, ajouta M. Meagles. Comment trouvez-vous la conclusion ? N’est-ce pas que c’est drôle ?

— Il me laisse en partant, je l’avoue, une idée très élevée de sa candeur et de…

— De sa bizarrerie, interrompit M. Meagles. Je le crois sans peine. »

Ce n’était pas précisément le mot que Clennam avait sur le bout de la langue, mais il ne voulut pas reprendre son excellent ami.

« Et maintenant, ajouta M. Meagles, vous pouvez commencer votre examen dès que cela vous conviendra. Je me suis chargé de vous expliquer tout ce qui pourrait avoir besoin d’explication, mais dans les termes de la plus stricte neutralité, sans rien faire de plus. »

Ils se rendirent cette après-midi même à la cour du Cœur-Saignant, pour commencer leur enquête. Les yeux exercés d’un homme d’affaires ne pouvaient tarder à découvrir certaines petites excentricités dans la façon dont M. Doyce tenait ses comptes, mais elles impliquaient toutes quelque manière ingénieuse de simplifier ou d’abréger un calcul difficile. On voyait aussi qu’il y avait un arriéré de besogne et que Doyce avait en effet besoin de quelqu’un pour l’aider à donner plus de développement à ses affaires ; mais le résultat de chacune de ses entreprises depuis un grand nombre d’années était clairement indiqué et facile à établir. On n’avait rien fait en prévision du présent examen ; tous les comptes se montraient dans leur simplicité, en habit de travail, et dans un ordre brut, qui dénotait une probité de premier jet. L’écriture des nombreux calculs et des nombreuses entrées (c’était celle de Doyce) aurait pu être plus belle, et peut-être aurait-on pu désirer un peu plus de précision dans la forme ; mais tout était aussi clair que possible et allait droit au but. Arthur pensa que bien des travaux beaucoup mieux élaborés pour faire de l’effet (tels par exemple que les registres du ministère des Circonlocutions) étaient bien moins utiles, attendu qu’on s’appliquait avant tout à les rendre inintelligibles.

Au bout de trois ou quatre jours d’un examen assidu, Clennam possédait tous les renseignements essentiels. M. Meagles se trouvait toujours à portée, prêt à éclairer les endroits obscurs au moyen de la brillante petite lampe de sûreté qui faisait pendant à ses balances et à sa pelle. Ils convinrent entre eux de la somme qu’il serait juste d’offrir pour obtenir une part égale dans les affaires, puis M. Meagles décacheta un papier où Daniel Doyce avait fixé le chiffre auquel il l’évaluait lui-même ; ce chiffre était plutôt un peu moins élevé que celui de M. Meagles. De façon que lorsque Daniel revint, il trouva l’affaire pour ainsi dire conclue.

« Et je puis maintenant vous avouer, monsieur Clennam, dit-il avec une cordiale poignée de main, que j’aurais pu chercher un associé bien loin et bien longtemps sans en trouver un qui me convînt mieux.

— Et je puis en dire autant, répondu Clennam.

— Et je puis vous dire à tous les deux, ajouta M. Meagles, que les deux font la paire. Vous, Clennam, imposez-lui pour frein votre bon sens, et vous, Daniel, occupez-vous de la fonderie avec votre…

— Défaut de bon sens ? suggéra Daniel avec son calme sourire.

— Appelez-le comme cela, si vous voulez… mais enfin, de cette façon, chacun de vous sera la main droite de l’autre. Et sur ce, voici ma main droite que je vous tends à tous les deux en ma qualité d’homme pratique. »

L’association fut consommée en moins d’un mois. Elle ne laissait à Arthur comme fortune personnelle qu’une somme d’environ deux ou trois cents livres sterling ; mais elle lui ouvrait une carrière active et pleine d’avenir. Les trois amis dînèrent ensemble pour fêter cet heureux événement ; les ouvriers de la fabrique, avec leurs femmes et leurs enfants, eurent congé et furent du dîner ; la cour du Cœur-Saignant elle-même eut à dîner ce jour là et fut rassasiée de viande. Deux mois s’étaient à peine écoulés que déjà la cour du Cœur-Saignant était redevenue si familière avec les repas insuffisants, qu’on y avait oublié ce festin exceptionnel comme une tradition des temps jadis ; il n’y avait déjà plus rien de nouveau dans l’association que l’inscription peinte sur les montants de la porte, DOYCE ET CLENNAM ; enfin il semblait à Clennam lui-même qu’il y avait des années qu’il avait un intérêt dans la maison.

Le petit bureau réservé pour son propre usage était un vitrage situé au bout d’un long atelier peu élevé, rempli de bancs, d’étaux, d’outils, de courroies et de roues, que la machine à vapeur faisait mouvoir et tourner d’un air si furieux, qu’on eût dit qu’atteintes de la monomanie du suicide elles se donnaient pour mission de réduire toutes les affaires de la maison en poussière et de mettre la fabrique elle-même en capilotade. De grandes trappes pratiquées dans le plancher et dans le plafond pour faire communiquer l’atelier d’en haut avec celui d’en bas formaient, dans cette perspective, une sorte de puits lumineux qui rappelait à Arthur un vieux livre d’images de son enfance, où des rayons semblables étaient témoins du meurtre d’Abel. Les bruits de la fabrique étaient suffisamment éloignés et séparés du bureau de Clennam pour n’y arriver que comme un bourdonnement incessant mêlé de cliquetis et de coups périodiques. Les visages et les vêtements des travailleurs étaient noircis par la limaille de fer ou d’acier qui dansait sur chaque banc et sortait de chaque crevasse entre les planches. On arrivait dans l’atelier par un escalier en bois qui communiquait avec la cour extérieure, et servait de hangar à la grande meule sur laquelle on repassait les outils. Aux yeux de Clennam, toute la fabrique avait un air à la fois fantastique et pratique qui fut pour lui un changement agréable ; et, chaque fois qu’il levait les yeux de la première tâche qu’il s’était imposée (celle de mettre en ordre une masse de documents commerciaux), il regardait cet ensemble d’activité avec un sentiment de plaisir tout nouveau pour lui.

Un jour qu’il levait ainsi les yeux, il fut tout étonné de voir un chapeau de femme gravir péniblement les marches de l’escalier de bois ou, pour mieux dire, de l’échelle en question. Cette apparition inattendue fut suivie d’un autre chapeau féminin. Il reconnut alors que la première de ces deux coiffures se trouvait sur la tête de la tante de M. Finching et l’autre sur la tête de Flora, qui semblait avoir eu assez de peine à faire gravir à son héritage un si rude escalier.

Quoiqu’il ne fût pas précisément ravi à la vue de ces visiteurs, Clennam s’empressa d’ouvrir la porte de son bureau et de dégager les deux femmes des embarras de l’atelier : sauvetage d’autant plus nécessaire que la tante de M. Finching avait déjà trébuché sur je ne sais quel obstacle et menaçait l’invention de la vapeur avec un cabas rocailleux qu’elle tenait à la main.

« Bonté divine ! Arthur… je devrais dire M. Clennam, c’est bien plus convenable… quelle ascension pour monter jusqu’ici ! et comment parviendrons-nous jamais à redescendre sans un de ces appareils à l’usage des pompiers dans les incendies ? Et la tante de M. Finching qui a glissé entre les marches et s’est meurtrie partout ! Et dire que vous voilà dans les machines et la fonderie sans jamais avoir daigné nous en prévenir ! »

Ainsi parla Flora tout essoufflée, pendant que la tante de M. Finching frottait ses estimables chevilles avec le bout de son parapluie en lançant dans le vide des regards vindicatifs.

« C’est bien mal de votre part de n’être jamais venu nous revoir depuis votre visite de retour, bien que nous ne pussions pas naturellement nous attendre à ce que notre maison eût encore quelque attrait pour vous et qu’il soit bien évident que vous passez votre temps plus agréablement ailleurs… À propos est-elle brune ou blonde ? a-t-elle des yeux bleus ou noirs ? je ne serais pas fâchée de le savoir. Dans tous les cas, je suis bien sûre d’avance qu’elle doit former avec moi un contraste frappant sous tous les rapports, car je ne suis bonne qu’à faire une déception ; je le sais parfaitement bien, et vous avez sans doute mille fois raison de lui être dévoué de cœur… mais qu’est-ce que je dis ? Arthur, n’y faites pas attention : je ne sais pas moi-même ce que je veux dire, ma parole d’honneur ! »

Clennam avança des chaises pour les deux dames : Flora se laissa tomber sur la sienne, en décochant contre Arthur une de ses œillades d’autrefois.

« Et penser que vous voilà devenu Doyce et Clennam ! continua l’intarissable Flora ; qui donc peut être ce Doyce ? un homme charmant sans doute ? peut-être marié ? ou peut-être a-t-il une fille ? franchement n’en a-t-il pas une ? Alors l’association se comprend, on devine tout ; au reste je ne vous demande pas de confidence : je sais bien que je n’ai plus aucun droit de vous adresser ces questions, il y a si longtemps que la chaîne d’or, jadis forgée pour nous, est rompue ! et cela devait être. »

Flora posa tendrement la main sur celle d’Arthur et tira de son vieux carquois encore une des œillades de sa jeunesse.

« Cher Arthur… ce que c’est que la force de l’habitude ! M. Clennam serait, de toutes manières, plus délicat et mieux adapté aux circonstances actuelles… je dois vous prier d’excuser la liberté que j’ai prise de venir vous déranger, mais j’ai pensé qu’un passé à jamais flétri pour ne plus refleurir m’autorisait à me présenter ici avec la tante de M. Finching pour vous offrir mes félicitations et mes vœux. Cela vaut beaucoup mieux que la Chine, assurément : c’est beaucoup plus près, sans compter que cela vous met dans une position beaucoup plus élevée !

— Je suis très heureux de vous voir, dit Clennam, et je vous remercie bien sincèrement, Flora, de votre bon souvenir.

— Je ne puis toujours pas vous en dire autant, répondit Flora, car j’aurais pu être morte et enterrée vingt bonnes fois, à de longs intervalles, avant que vous eussiez réellement songé à moi ou à rien de pareil ; eh bien, malgré ça, je viens vous présenter une dernière remarque, vous donner une dernière explication.

— Ma chère madame Finching…, fit d’un ton de remontrance Arthur effrayé.

— Oh ! pas ce nom désagréable, dites Flora !

— Flora, est-ce bien la peine de rentrer dans de nouvelles explications ? Je vous assure que c’est tout à fait inutile. Celles que vous m’avez données m’ont satisfait, entièrement satisfait. »

La tante de M. Finching causa alors une diversion en faisant cette terrible et inexorable observation :

« Il y a des bornes milliaires tout le long de la route de Douvres ! »

La tante de M. Finching mit tant de haine pour le genre humain en général dans la vivacité avec laquelle elle lança ce projectile, que Clennam ne savait pas trop comment s’en défendre, d’autant plus qu’il avait tout d’abord été fort troublé par la visite dont l’honorait cette vénérable dame, qui ne cachait pas l’exécration que lui inspirait son hôte. Il ne put s’empêcher de la regarder d’un air déconcerté, tandis qu’elle respirait l’amertume et le mépris, regardant devant elle à une distance de plusieurs milles. Cependant Flora accueillit la réminiscence géographique de la tante de M. Finching, comme si cette dame eût fait une observation pleine de charme et d’à-propos, remarquant d’un ton approbateur que la tante de M. Finching était une femme très énergique. Encouragée par cet éloge ou poussée par sa vive indignation, cette illustre dame ajouta alors : « Qu’il vienne s’y frotter, s’il l’ose ! » Et, par un mouvement saccadé de son ridicule rocailleux (cet ornement était d’une certaine ampleur et d’une apparence fossile), elle indiqua que Clennam était l’infortuné personnage auquel s’adressait ce défi.

« Je vous disais donc, reprit Flora, que je désire vous présenter une dernière remarque, vous donner une dernière explication. La tante de M. Finching et moi nous ne serions pas venues vous déranger durant vos heures de bureau, M. Finching ayant lui-même été dans les affaires ; car, bien qu’il fût dans le commerce des vins, les affaires n’en sont pas moins des affaires, quelque nom qu’on leur donne, et les habitudes des hommes affairés sont toujours les mêmes, témoin M. Finching, dont les pantoufles se trouvaient toujours sur le paillasson à six heures moins dix de l’après-midi, et les bottes auprès du feu à huit heures moins dix du matin, à la minute, par tous les temps, jour ou non. Nous ne vous aurions donc pas dérangé sans un motif dont l’intention me fait espérer qu’il ne peut manquer d’être bien accueilli, Arthur… M. Clennam serait beaucoup plus convenable, il est même probable que je devrais dire Doyce et Clennam.

— Ne vous excusez pas, je vous en prie, supplia Clennam, vous êtes toujours la bienvenue.

— C’est très poli à vous de me dire cela, Arthur… je ne peux pas me rappeler M. Clennam avant que l’autre nom me soit échappé ; ce que c’est que la force de l’habitude, quand elle remonte à des jours à jamais envolés ; cela est si vrai que, bien souvent, au milieu de la nuit silencieuse, avant que le sommeil ait enveloppé les gens, la mémoire fidèle réveille dans leur esprit la joie des jours passés[1]… oui, c’est très poli de votre part, mais plus poli que sincère, je le crains, car d’aller vous mettre dans les machines et la fonderie sans seulement envoyer une ligne ou une carte à papa… je ne parle pas de moi, quoiqu’il y ait eu un temps où… mais ce temps-là n’est plus, et la triste réalité a… miséricorde ! voilà que je recommence, ne faites pas attention… mais enfin cela a bien l’air d’un oubli de votre part, vous l’avouerez. »

Les virgules mêmes de Flora paraissaient avoir pris la fuite à cette occasion, pour l’éviter plus vite ; car son style oratoire était encore plus décousu et plus rapide que lors de la précédente entrevue.

« Et pourtant, continua-t-elle avec volubilité, on ne devait pas s’attendre à autre chose, et pourquoi s’attendrait-on à autre chose, pourquoi en serait-il autrement ? Je sais bien que pour moi je suis loin de vous blâmer, loin de blâmer qui que ce soit, lorsque votre maman et mon papa nous ont tant tourmentés et ont brisé la corde… je veux dire le lien doré ; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux dire, et si vous ne le savez pas, vous ne perdez pas grand’chose, et j’oserais même ajouter que cela vous est bien égal… lorsqu’ils ont brisé le lien doré qui nous unissait et nous ont jetés dans des accès de fièvres convulsives, sur le canapé, presque étouffés… du moins en ce qui me concerne, tout fut changé, et lorsque j’ai accepté la main de M. F… je sais bien que je l’ai fait les yeux ouverts, mais il était si tourmenté et si triste, qu’il a fait dans son égarement des allusions à la Tamise et à une huile de quelque chose qu’il irait prendre chez le pharmacien : j’ai donc fait pour le mieux…

— Ma bonne Flora, nous sommes déjà convenus de cela. Vous avez très bien fait.

— Il est parfaitement clair que vous en êtes convaincu, répliqua Flora, car vous prenez la chose si froidement, que si je n’avais pas su que vous étiez allé en Chine, j’aurais cru que vous reveniez plutôt des régions polaires ; cher monsieur Clennam, vous avez raison après tout, je ne puis vous blâmer, mais, pour en revenir à Doyce et Clennam, comme les propriétés de papa se trouvent par ici, nous avons tout appris par Pancks, car sans lui nous n’en aurions jamais su un mot, j’en suis persuadée.

— Non, non, ne dites pas cela.

— Ce serait une faiblesse de ne pas le dire, Arthur… Doyce et Clennam (j’aime mieux ça : cela coule plus facilement et froisse moins mes sentiments que M. Clennam tout court) : lorsque je le sais et que vous le savez aussi sans pouvoir le nier.

— Mais je le nie, Flora ; je n’aurais pas tardé à vous faire une visite amicale.

— Ah ! dit Flora hochant la tête, comptons là-dessus ! Et puis encore une œillade. Cependant, lorsque Pancks nous l’a annoncé, je me suis décidée à venir vous voir avec la tante de M. F… parce que quand papa… c’était bien avant cela… a prononcé son nom et m’a dit que vous vous intéressiez à elle, je lui ai dit tout de suite : Bonté divine ! et pourquoi ne pas la faire venir chez nous lorsqu’il y a de l’ouvrage à faire au lieu de le donner au dehors ?

Elle ? observa Clennam, qui n’y comprenait plus rien du tout, entendez-vous par là la tante de monsi…

— Oh ! par exemple ! Arthur… Doyce et Clennam s’accorde décidément mieux avec mes vieux souvenirs que Clennam tout court… qui donc a jamais songé à donner de l’ouvrage à la tante de M. Finching et à la prendre en journée ?

— La prendre en journée ! Il s’agit donc de la petite Dorrit ?

— Certainement, répondit Flora, et de tous les noms étranges que j’ai jamais entendus, celui-là est bien le plus étrange : il me rappelle la campagne, une chaumière retirée, un tourniquet sur la route, le nom d’un poney favori ou d’un jeune chien ou d’un oiseau ou de quelque chose de chez le grainetier, qu’on met dans une plate-bande ou dans un pot et qui sort de terre tout panaché.

— Alors, Flora, dit Arthur prenant tout à coup un intérêt très vif à la conversation, M. Casby a donc été assez bon pour vous parler de la petite Dorrit ? Qu’est-ce qu’il vous en a dit ?

— Oh ! vous savez comme est papa, répondit Flora, et combien il est agaçant quand il se tient en toute majesté au coin du feu, à tourner les pouces l’un autour de l’autre, au point de vous donner le vertige, si on le regarde trop longtemps, il m’a dit en causant de vous… je ne sais pas qui a commencé à parler de vous, Arthur (Doyce et Clennam), mais je suis sûre que ce n’est pas moi, ou du moins je l’espère, et vraiment il faut que vous m’excusiez de ne pas vous en avouer davantage…

— Sans doute, dit Arthur, de tout mon cœur.

— Vous êtes bien prompt à m’excuser, dit Flora avec une petite moue, supprimant tout à coup un air de timidité modeste : ce que je puis toujours vous avouer, c’est que papa m’a dit que vous lui aviez parlé de la petite avec beaucoup d’intérêt et que je lui ai répondu ce que je viens de vous dire, et voilà tout.

— Voilà tout ? répéta Arthur un peu désappointé.

— Excepté que lorsque Pancks nous a raconté que vous vous étiez embarqué dans la ferraille et nous l’a bien certifié, car nous ne voulions pas le croire, j’ai dit à la tante de M. Finching que nous viendrions vous demander s’il serait agréable à tout le monde que la petite fût employée chez nous quand on aura besoin d’elle, car je sais qu’elle va souvent chez votre maman et je sais aussi que votre maman est très irritable, Arthur (Doyce et Clennam), sans cela je n’aurais jamais épousé M. Finching, et peut-être à cette heure je serais… Mais voilà que je recommence encore à dire des folies…

— C’est très obligeant de votre part, Flora, d’avoir pensé à me rendre ce petit service. »

La pauvre Flora répondit avec une sincérité toute naturelle, qui lui allait mieux que ses plus jeunes œillades, qu’elle était heureuse de voir qu’elle lui eût fait plaisir. Elle le dit avec tant de cœur, que Clennam aurait donné beaucoup pour retrouver la Flora d’autrefois, si elle pouvait se résoudre à dépouiller son masque de sirène.

« Je crois, Flora, dit-il, que l’occupation que vous pourrez donner à la petite Dorrit et la bienveillance que vous pourrez lui témoigner…

— Oui, et vous pouvez compter que je lui en témoignerai, interrompit vivement Flora.

— J’en suis sûr… lui seront très utiles et très nécessaires ; je ne me crois pas le droit de vous dire ce que je sais sur son compte, car on me l’a confié dans des circonstances qui m’obligent à garder le silence. Mais je prends à ce frêle petit être un intérêt, et j’ai pour elle un respect que je ne saurais exprimer. Sa vie a été une vie d’épreuves, de dévouement, de bonté simple et tranquille, plus que vous ne sauriez vous l’imaginer. Je ne puis songer à elle, encore moins parler d’elle sans me sentir ému. Que ce sentiment vous fasse deviner ce que je voudrais pouvoir vous dire et recommande cette jeune fille à votre amitié avec mes remerciements. »

Il tendit tout franchement encore la main à la pauvre Flora ; mais cette fois encore la pauvre Flora ne sut pas l’accepter tout franchement comme elle était offerte ; elle trouva sans doute que cette main donnée à cœur ouvert était trop peu de chose, et voulut, comme autrefois, l’assaisonner d’un peu d’intrigue et de mystère. À son grand ravissement et à la grande consternation de Clennam, elle la couvrit d’un coin de son châle avant de la prendre ; puis, levant les yeux vers l’entrée du bureau et apercevant deux personnes qui s’approchaient, elle cria, enchantée de cet incident romanesque : « Papa ! chut, Arthur, au nom du ciel ! » et regagna son siège d’un pas chancelant, imitant à merveille la démarche d’une vestale en flagrant délit, qui va se trouver mal.

Cependant le Patriarche voguait d’un air paterne, à la suite de Pancks, vers le bureau de Clennam ; Pancks lui ouvrit la porte, le remorqua jusqu’au milieu de la chambre, puis se mit à l’ancre dans un coin.

« J’ai appris de Flora, dit le Patriarche avec son sourire bénévole, qu’elle comptait vous faire une visite, et, comme je sortais, j’ai songé à venir aussi, à venir aussi. »

L’air de sagesse patriarcale qu’il donna à cette déclaration (qui n’avait rien de bien profond en elle-même), au moyen de ses yeux bleus, de sa tête brillante et de ses longs cheveux blancs, était bien fait pour produire une vive impression. Elle paraissait digne de figurer parmi les plus nobles sentiments énoncés par les meilleurs d’entre les hommes. De même, lorsqu’il dit à Clennam, en acceptant le fauteuil qu’on lui offrait : « Et vous voilà de nouveau dans les affaires, monsieur Clennam ? Je vous souhaite bien du succès, monsieur, bien du succès ! » On aurait dit qu’il venait de faire des prodiges de bienveillance.

« Mme Finching vient de me dire, monsieur, dit Arthur, après avoir présenté ses devoirs (la veuve de M. Finching protesta par un geste contre l’emploi de ce nom respectable), qu’elle compte employer de temps en temps la jeune couturière que vous avez recommandée à ma mère, et je viens de l’en remercier. »

Le Patriarche tournant vers Pancks sa tête hébétée, le remorqueur serra le carnet qu’il était en train de consulter, pour venir au secours du navire embourbé.

« Vous ne l’avez pas recommandée, vous savez, dit Pancks ; vous ne le pouvez pas, vous ne la connaissez ni d’Ève ni d’Adam ; on vous a dit le nom de cette couturière et vous l’avez fait circuler ; voilà tout ce que vous avez fait.

— Eh bien ! remarqua Clennam, comme elle est digne de toutes les recommandations, cela revient au même.

— Vous êtes heureux qu’elle se conduise bien, dit Pancks, continuant à parler au Patriarche, mais on n’aurait rien à vous reprocher si elle se conduisait mal. Vous n’aviez pas à vous faire honneur de sa bonne conduite, mais on n’aurait pas eu à vous blâmer si elle en avait tenu une mauvaise. Vous n’avez pas répondu d’elle ; vous ne la connaissiez pas du tout.

— De sorte que la famille de cette jeune fille vous est tout à fait inconnue ? dit Clennam, lançant cette question au hasard.

— Sa famille ? répliqua l’interprète Pancks. Comment connaîtriez-vous sa famille ? Vous n’en avez jamais entendu parler. Vous ne pouvez pas connaître des gens dont vous n’avez jamais entendu parler ? c’est évident ! »

Pendant tout ce dialogue, le Patriarche assis souriait d’un air serein, faisant un signe de tête affirmatif ou négatif, mais toujours bénévole, selon que Pancks disait oui ou non.

« Quant à donner des renseignements sur les gens, continua le remorqueur, vous savez ce qu’en vaut l’aune et vous vous dites : C’est une farce que les renseignements ! Voyez vos locataires de la cour du Cœur-Saignant ; ils sont tous prêts à donner de bons renseignements les uns sur les autres, si vous vouliez les écouter. Mais à quoi bon ? Il n’y a pas plus d’avantage à se voir flouer par deux personnes que par une ; c’est bien assez d’une. Un individu insolvable vous présente pour caution un autre individu insolvable. C’est absolument comme si un invalide avec deux jambes de bois venait vous présenter un autre invalide avec deux jambes de bois pour vous garantir que les jambes de son camarade sont des jambes naturelles. Ni l’un ni l’autre n’en devient plus ingambe pour cela. Et quatre jambes de bois sont plus embarrassantes que deux, quand vous en auriez trop d’une seule. »

Le remorqueur s’arrêta en pouffant, comme s’il laissait échapper un peu de vapeur.

Le silence momentané qui s’ensuivit fut interrompu par la tante de M. Finching, qui s’était tenue toute roide sur sa chaise, dans un état voisin de la catalepsie, depuis sa dernière remarque. À la suite d’un violent tressaillement, bien fait pour produire un effet très vif sur les nerfs d’un étranger, elle éjacula avec une animosité incroyable la déclaration suivante :

« Vous ne sauriez fabriquer une tête à cervelle avec une boule de cuivre creux. Vous n’auriez pas pu le faire lorsque votre oncle Georges était vivant ; comment voudriez-vous le faire maintenant qu’il est mort ? »

M. Pancks répondit immédiatement avec son calme habituel :

« En vérité, madame ? Vous m’étonnez ! »

Mais, nonobstant ce trait de présence d’esprit, le discours de la tante de M. Finching eut pour résultat d’attrister la société : d’abord parce qu’il était évident que c’était à la tête inoffensive de Clennam que cette dame s’en prenait, et ensuite parce que personne ne pouvait deviner quel était cet oncle Georges dont il s’agissait, ni quel était le revenant qu’elle évoquait sous ce nom mystérieux.

Flora remarqua donc, d’un ton qui annonçait qu’elle était fière de son héritage, que la tante de M. Finching semblait très animée aujourd’hui et qu’ils feraient bien de partir ; mais la tante de M. Finching était si mal montée qu’elle prit cette proposition en fort mauvaise part, à la grande surprise de Flora, et déclara qu’elle ne partirait pas, ajoutant à cela diverses expressions injurieuses :

« S’il (ce pronom démonstratif désignait trop clairement Arthur) veut se débarrasser de moi, qu’il me flanque par la croisée ! Je voudrais bien l’y voir ! Qu’il y vienne ! »

Dans cette position critique, M. Pancks, toujours à la hauteur des circonstances quand il s’agissait de surmonter les difficultés qui pouvaient survenir dans les eaux du Patriarche, mit son chapeau, ouvrit tout doucement la porte du bureau, et sortit pour y rentrer sans bruit un moment après, imprégné d’une fraîcheur artificielle qui pouvait faire croire qu’il venait de passer plusieurs semaines à la campagne.

« Eh ! mais, madame, quelle agréable surprise ! s’écria Pancks. Est-ce bien vous que je retrouve ici ? Comment vous portez-vous, madame ? Vous êtes belle comme un astre aujourd’hui ! Je suis ravi de vous voir. Veuillez me donner le bras, madame, nous allons faire une petite promenade ensemble, si vous voulez me permettre de vous servir de cavalier. »

Et sur ce, Pancks reconduisait la tante de M. Finching jusqu’au bas de l’escalier avec beaucoup de galanterie et de succès. Le patriarcal M. Casby se leva alors, ayant l’air d’avoir fait tout cela lui-même, et suivit avec une expression de bonté ineffable, laissant derrière lui sa fille, qui, au moment de s’éloigner à son tour, avait encore saisi cette occasion pour glisser à l’oreille de son ex-soupirant, d’une voix mystérieuse, qu’ils avaient bu jusqu’à la lie la coupe de la vie, et pour insinuer vaguement que c’était feu M. Finching qui se trouvait au fond de cette coupe amère.

Resté seul, Arthur Clennam sentit se réveiller en lui ses premières inquiétudes relativement à sa mère et à la petite Dorrit, et repassa dans son esprit ses anciens doutes et ses anciens soupçons. Tandis qu’il y rêvait nonchalamment, tout en s’occupant de ses comptes, une ombre qui se projeta sur ses papiers lui fit lever la tête pour en chercher la cause. La cause était M. Pancks. Le chapeau rejeté sur les oreilles comme si ses cheveux roidis se fussent redressés ainsi que des ressorts pour repousser leur coiffure, avec des points d’interrogation dans ses petits yeux de jais, les doigts de la main droite dans sa bouche afin de se mordre les ongles, et les doigts de la main gauche tenus en réserve dans une des poches pour une autre occasion, M. Pancks projetait son ombre sur les registres et les papiers à travers les vitres du bureau.

M. Pancks demanda avec un petit geste de sa tête noire, s’il pouvait rentrer. Clennam répondit par un signe de tête affirmatif. M. Pancks arriva en soufflant, fit voile vers le pupitre de Clennam, y amarra ses coudes et commença la conversation par un reniflement et un ronflement.

« La tante de M. Finching est plus calme, j’espère ? demanda Clennam.

— Oui, oui, monsieur.

— J’ai le malheur d’avoir excité dans l’esprit de cette dame une animosité extrême. Savez-vous pourquoi ?

— Le sait-elle elle-même ?

— Je présume que non.

— Je le présume aussi. »

Pancks prit son carnet, l’ouvrit, le referma, le laissa tomber dans son chapeau posé à côté de lui sur le bureau et contempla le fond du chapeau : tout cela d’un air très réfléchi.

« M. Clennam, dit-il enfin, j’ai besoin de renseignements.

— Au sujet de la fonderie ?

— Non, répondit Pancks.

— Alors sur quoi, M. Pancks ? Est-ce bien à moi que vous voulez demander ces renseignements ?

— Oui, monsieur, oui, c’est bien à vous que je veux les demander, dit Pancks, si toutefois je puis vous décider à me les donner, A, B, C, D, DA, DE, DI, DO. Ordre alphabétique, Dorrit. Voilà le nom, monsieur. »

M. Pancks se livra de nouveau à ce reniflement spécial qui n’appartenait qu’à lui, et continua à se repaître des ongles de sa main droite, Arthur le regarda d’un air scrutateur et Pancks lui répondit par un regard pareil.

« Je ne vous comprends pas, M. Pancks.

— C’est à propos de ce nom que je voudrais des renseignements.

— Et quels renseignements demandez-vous ?

— Tous ceux que vous pouvez et voudrez me donner. »

Le remorqueur ne laissa pas échapper ce sommaire assez complet de ce qu’il tenait à savoir sans quelques ronflements pénibles.

« Voilà, par exemple, une singulière visite, M. Pancks. Il me semble assez extraordinaire que vous veniez vous adresser à moi pour cela.

— Il est possible que ce soit extraordinaire, répliqua Pancks. Mais cela n’empêche pas que ce peut être une affaire. Bref, c’est une affaire. Je suis un homme d’affaires. Qu’ai-je à faire dans ce monde si ce n’est de m’occuper d’affaires ? Rien. »

Clennam examina la physionomie de son interlocuteur, se demandant encore une fois si ce personnage sec et dur parlait sérieusement. La figure qu’il avait sous les yeux était aussi sale et aussi mal rasée que jamais, aussi inquiète et aussi éveillée que jamais, et Arthur n’y découvrit rien qui trahît la raillerie secrète qu’il avait cru entendre percer dans la voix de Pancks.

« D’abord, continua Pancks, pour qu’il n’y ait point de méprise sur cette affaire, je vous dirai que mon propriétaire n’y est pour rien.

— Est-ce M. Casby que vous désignez ainsi ? »

Pancks fit un signe de tête affirmatif et reprit :

« Mon propriétaire n’y est pour rien. Je n’empêche pas les suppositions, vous pouvez supposez, si vous le voulez, que chez mon propriétaire j’ai entendu prononcer un nom… le nom d’une jeune personne à laquelle M. Clennam désire rendre service. Supposez que ce nom ait été donné à mon propriétaire par Plornish. Supposez que je sois allé chez Plornish. Supposez que j’aie demandé des renseignements à Plornish en lui disant qu’il s’agit d’une affaire. Supposez que Plornish, bien qu’il doive un arriéré de six semaines de loyer à mon propriétaire, me refuse ces renseignements. Supposez que Mme Plornish refuse également. Supposez que tous les deux me renvoient à M. Clennam. Supposez que tout cela soit arrivé.

— Eh bien ?

— Eh bien, répondit Pancks, supposez que je vienne trouver M. Clennam. Supposez que je sois devant lui. »

Là-dessus, avec ses cheveux redressés sur toute la surface de sa tête comme des dents de fourche, et sa respiration rapide et bruyante, Pancks l’Affairé recula d’un pas, et en style de littérature maritime, vira de bord vent arrière, pour mieux mettre en relief toute la sale surface de sa coque, puis redonna de l’avant et dirigea ses yeux perçants alternativement du fond du chapeau où se trouvait le carnet, au visage de M. Clennam.

« Monsieur Pancks, sans vouloir pénétrer le fond du mystère, je serai aussi franc que possible. Permettez-moi de vous adresser deux questions. Premièrement….

— Bon ! interrompit Pancks, élevant son sale index à l’ongle rongé. Je devine ! Quel est votre motif hein ?

— Justement.

— Mon motif est bon, ne concerne en rien mon propriétaire, il ne peut pas s’expliquer pour le moment ; il paraîtrait ridicule en ce moment, mais il est bon, et implique le désir de rendre service à la jeune personne du nom de Dorrit, répondit Pancks, l’index toujours levé en signe d’avertissement. Vous ferez aussi bien d’admettre tout de suite que le motif est bon.

— En second et dernier lieu, que voulez-vous savoir ? »

M. Pancks, qui avait repêché son carnet dans son chapeau avant que Clennam lui eût adressé cette question, le mit dans sa poche de côté, boutonna soigneusement son habit, regardant son interlocuteur bien en face tout le temps, et répondit avec un ronflement et un reniflement :

« Je veux tous les renseignements supplémentaires qu’il est possible d’obtenir.

Clennam ne put réprimer un sourire, tandis que le petit remorqueur haletant, si utile au lourd navire patriarcal, attendait et cherchait une occasion pour tomber sur son ennemi et lui dérober tous les renseignements dont il avait besoin, avant que celui-ci songeât à résister à cette attaque imprévue : il remarqua en même temps dans l’empressement de Pancks une certaine nuance qui éveilla dans son esprit une foule d’hypothèses étonnées. Après avoir réfléchi un peu, il résolut de donner au remorqueur du Patriarche les principaux renseignements qu’il se croyait le droit de lui communiquer, sachant fort bien que M. Pancks, s’il ne les obtenait pas de lui, s’arrangerait pour se les procurer ailleurs.

Après avoir prié M. Pancks de ne pas oublier premièrement la déclaration volontaire par laquelle il avait débuté que son propriétaire n’était pour rien là dedans ; secondement que sa curiosité était dirigée par de bonnes intentions (double déclaration que ce petit charbonnier de Pancks s’empressa de confirmer chaleureusement), Clennam lui dit franchement qu’il ne savait rien de la généalogie des Dorrit ni des endroits qu’ils avaient pu habiter autrefois et que tout ce qu’il pouvait lui apprendre, c’est que la famille ne se composait plus que de cinq membres, c’est-à-dire deux frères, dont l’un était célibataire et l’autre veuf avec trois enfants. Il indiqua aussi correctement qu’il put à M. Pancks l’âge de chaque membre de cette famille ; et enfin il lui expliqua la position du père de la Maréchaussée ainsi que l’époque de son incarcération et les circonstances qui l’avaient causée. M. Pancks, ronflant et reniflant d’une façon de plus en plus terrible à mesure qu’il s’intéressait davantage à ces détails, écouta ce récit avec beaucoup d’attention, prêtant une oreille ravie aux endroits les plus navrants. Il sembla surtout charmé d’apprendre que William Dorrit avait subi un si long emprisonnement.

« Maintenant, M. Pancks, dit Arthur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire, j’ai des raisons sérieuses pour parler le moins possible de la famille Dorrit, surtout chez ma mère (M. Pancks fit un signe de tête), et pour désirer savoir tout ce que je puis sur le compte de cette famille. Ainsi un homme d’affaires aussi habile que vous… Hein ?… »

Interruption, M. Pancks s’étant livré à un effort nasal plus formidable que de coutume.

« Ce n’est rien, dit le remorqueur.

— Un homme d’affaires de votre force sait ce que c’est qu’un marché loyal. Je veux en conclure un avec vous. Vous me donnerez tous les renseignements que vous pourrez obtenir sur la famille Dorrit comme je vous ai donné tous ceux que je pouvais vous fournir. Peut-être n’aurez-vous pas une opinion très flatteuse de moi comme homme d’affaires, en voyant que j’ai négligé de vous imposer mes conditions d’avance, continua Clennam ; mais j’aime mieux en faire un point d’honneur. À parler franchement, monsieur Pancks, j’ai vu déployer tant d’habileté dans les affaires que cela m’en a dégoûté. »

M. Pancks se mit à rire.

« C’est un marché conclu, monsieur, dit-il, vous verrez que je n’y manquerai pas. »

Le remorqueur demeura alors quelques minutes à regarder Clennam et à se mordre les dix ongles l’un après l’autre. Il était clair qu’il cherchait à graver dans sa mémoire les détails qu’Arthur lui avait fournis et qu’il les repassait dans son esprit, pendant que la présence de Clennam lui permettait de réparer un oubli, s’il en avait pu faire.

« C’est bon ! dit-il enfin ; et maintenant je vais vous dire bonjour, car c’est aujourd’hui que je touche mes loyers dans la cour du Cœur-Saignant… Ah mais, à propos… et l’étranger boiteux avec son bâton ?

— Ah, ah ! vous allez quelquefois aussi aux informations, malgré tout, à ce que je vois ? dit Clennam.

— Mais oui. Et nous acceptons parfois un répondant quand il est solvable, répondit Pancks. Prenez tout ce que vous pouvez et gardez tout ce que vous n’êtes pas obligé de rendre : voilà ce qu’on appelle les affaires. L’étranger boiteux avec son bâton désire louer une mansarde dans notre cour. A-t-il de quoi la payer ?

— Moi, j’ai de quoi payer dit Clennam et je réponds pour lui.

— Cela suffit. Ce qu’il me faut dans la cour du Cœur-Saignant, reprit Pancks faisant une note dans son carnet, c’est une garantie. J’exige une garantie, voyez-vous. Payez ou montrez-moi votre garantie ! Voilà mon mot d’ordre là-bas. L’étranger boiteux avec son bâton m’a déclaré que c’était vous qui l’aviez envoyé ; mais il aurait tout aussi bien pu se dire envoyé par le grand Mogol. Il sort de l’hôpital, je crois ?

— Oui. Il y était entré par suite d’un accident.

— Faites entrer un homme à l’hôpital, et il en sortira un mendiant, dit Pancks qui fit de nouveau son bruit nasal, j’en ai vu déjà trop d’exemples.

— Et moi aussi, » répliqua froidement Clennam.

Le remorqueur, se trouvant prêt à partir, se mit en pleine vapeur à l’instant même, sans autre signal et sans plus de cérémonie, il descendit en ronflant l’escalier de bois, et naviguait déjà dans la cour du Cœur-Saignant qu’on le croyait encore dans le bureau.

Pendant le reste de la journée, la cour du Cœur-Saignant fut en proie à la plus vive consternation. Tandis que le sombre Pancks la sillonnait dans tous les sens, reprochant aux habitants de ne pas être en mesure de solder leurs loyers, demandant des garanties, proférant des menaces de congés et de saisies, poursuivant les retardataires, répandant partout la terreur, des groupes de gens, poussés par une fatale curiosité, épiaient en cachette les logements où on l’avait vu entrer, cherchant à saisir quelques lambeaux des discours qu’il tenait aux locataires ; puis, lorsque le bruit se répandait qu’il descendait l’escalier, les curieux ne se dispersaient pas toujours assez vite pour qu’il ne tombât pas parmi eux à l’improviste, leur réclamant l’arriéré et les atterrant de sa colère. Durant le reste de la journée, les Vous moquez-vous du monde ! et les Qu’est-ce que cela signifie ! de M. Pancks retentirent d’une extrémité de la cour à l’autre. Il s’agissait bien d’excuses, de plaintes, de réparations ! Tout ce qu’il voulait, c’était de l’argent comptant et pas autre chose. Transpirant, ronflant, s’élançant dans les directions les plus excentriques, de plus en plus échauffé, de plus en plus dégoûtant, il troublait, il agitait le flot de la population du Cœur-Saignant, qui n’avait pas encore repris son calme et son assiette deux heures après qu’on l’avait vu disparaître à l’horizon et franchir les dernières marches de la cour.

Il ne manqua pas ce soir-là de rassemblements de Cœurs-Saignants aux lieux de réunion les plus populaires de la cour, où les locataires tombèrent tous d’accord que M. Pancks agissait bien durement à leur égard et qu’il était fort à regretter, bien sûr, qu’un gentleman comme M. Casby pût employer un homme d’affaires aussi cruel ; il fallait donc qu’il ne le connût pas pour ce qu’il était, car (disaient les Cœurs-Saignants), si un gentleman avec ces cheveux-là et ces yeux-là venait toucher ses loyers en personne, madame, nous n’aurions pas tous ces ennuis et ces tracasseries ; les choses se passeraient bien autrement, allez !

À la même heure et à la même minute, le Patriarche, qui, dans le courant de la matinée, avant l’ouragan, avait traversé la cour comme une ombre bénévole, avec l’intention bien arrêtée d’entretenir la confiance qu’inspiraient les bosses luisantes de son crâne et sa chevelure soyeuse ; à la même heure, à la même minute, ce grand imposteur de navire première classe pataugeait lourdement avec ces cent canons dans le petit bassin à côté du remorqueur épuisé, auquel il disait en tournant ses pouces :

« Une mauvaise journée, Pancks, une très mauvaise journée, il me semble, monsieur, et je me dois à moi-même d’appuyer fortement sur cette observation, que vous auriez pu faire une meilleure besogne et rapporter beaucoup plus d’argent, beaucoup plus d’argent ! »


  1. Ici Mme Finching intercale dans sa conversation, avec quelques variantes, une pensée empruntée à une chanson de Thomas Moore.
    (Note du traducteur.)