La Princesse de Babylone/Chapitre X

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La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 394-397).
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CHAPITRE X.

FORMOSANTE ARRIVE CHEZ LES GANGARIDES, ET DESCEND À L’HÔTEL D’AMAZAN. BELLE COLLATION QU’ON LUI SERT. ELLE VISITE LA MÈRE DE SON AMANT. CONVERSATION QU’ELLES ONT ENSEMBLE. UN MERLE S’EN MÊLE AUSSI, ET CONTE L’HISTOIRE DE SES VOYAGES.


On arriva enfin chez les Gangarides. Le cœur de la princesse palpitait d’espérance, d’amour et de joie. Le phénix fit arrêter la voiture devant la maison d’Amazan : il demande à lui parler ; mais il y avait trois heures qu’il en était parti, sans qu’on sût où il était allé.

Il n’y a point de termes dans la langue même des Gangarides qui puissent exprimer le désespoir dont Formosante fut accablée. « Hélas ! voilà ce que j’avais craint, dit le phénix ; les trois heures que vous avez passées dans votre hôtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d’Égypte vous ont enlevé peut-être pour jamais le bonheur de votre vie : j’ai bien peur que nous n’ayons perdu Amazan sans retour. »

Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mère. Ils répondirent que son mari était mort l’avant-veille, et qu’elle ne voyait personne. Le phénix, qui avait du crédit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs étaient revêtus de bois d’oranger à filets d’ivoire ; les sous-bergers et sous-bergères, en longues robes blanches, ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets délicieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre déguisé : c’était du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, des omelettes, des œufs au lait, des fromages à la crème, des pâtisseries de toute espèce, des légumes, des fruits d’un parfum et d’un goût dont on n’a point d’idée dans les autres climats ; c’était une profusion de liqueurs rafraîchissantes, supérieures aux meilleurs vins.

Pendant que la princesse mangeait, couchée sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l’éventaient de leurs brillantes ailes ; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergères, lui donnèrent un concert à deux chœurs ; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergères ; les bergers faisaient la haute-contre et la basse : c’était en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s’il y avait plus de magnificence à Babylone, la nature était mille fois plus agréable chez les Gangarides ; mais, pendant qu’on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes ; elle disait à la jeune Irla sa compagne : « Ces bergers et ces bergères, ces rossignols et ces serins font l’amour, et moi, je suis privée du héros gangaride, digne objet de mes très-tendres et très-impatients désirs. »

Pendant qu’elle faisait ainsi collation, qu’elle admirait et qu’elle pleurait, le phénix disait à la mère d’Amazan : « Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone ; vous savez…

— Je sais tout, dit-elle, jusqu’à son aventure dans l’hôtellerie sur le chemin de Bassora ; un merle m’a tout conté ce matin ; et ce cruel merle est cause que mon fils, au désespoir, est devenu fou, et a quitté la maison paternelle.

— Vous ne savez donc pas, reprit le phénix, que la princesse m’a ressuscité ?

— Non, mon cher enfant ; je savais par le merle que vous étiez mort, et j’en étais inconsolable. J’étais si affligée de cette perte, de la mort de mon mari, et du départ précipité de mon fils, que j’avais fait défendre ma porte ; mais puisque la princesse de Babylone me fait l’honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite ; j’ai des choses de la dernière conséquence à lui dire, et je veux que vous y soyez présent. » Elle alla aussitôt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement : c’était une dame d’environ trois cents années ; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mêlée d’un air d’intérêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression.

Formosante lui fit d’abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. « Hélas ! dit la veuve, vous devez vous intéresser à sa perte plus que vous ne pensez.

— J’en suis touchée sans doute, dit Formosante ; il était le père de… » À ces mots elle pleura. « Je n’étais venue que pour lui et à travers bien des dangers. J’ai quitté pour lui mon père et la plus brillante cour de l’univers ; j’ai été enlevée par un roi d’Égypte que je déteste. Échappée à ce ravisseur, j’ai traversé les airs pour venir voir ce que j’aime ; j’arrive, et il me fuit ! » Les pleurs et les sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage.

La mère lui dit alors : « Madame, lorsque le roi d’Égypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d’avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre ?

— Vraiment oui, vous m’en rappelez la mémoire ; je n’y avais pas fait d’attention ; mais, en recueillant mes idées, je me souviens très-bien qu’au moment que le roi d’Égypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s’envola par la fenêtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus.

— Hélas ! madame, reprit la mère d’Amazan, voilà ce qui fait précisément le sujet de nos malheurs ; mon fils avait envoyé ce merle s’informer de l’état de votre santé et de tout ce qui se passait à Babylone ; il comptait revenir bientôt se mettre à vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidèles ; mais mon fils est le plus passionné et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret ; vous buviez très-gaiement avec le roi d’Égypte et un vilain prêtre ; il vous vit enfin donner un tendre baiser à ce monarque, qui avait tué le phénix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle à cette vue fut saisi d’une juste indignation : il s’envola en maudissant vos funestes amours ; il est revenu aujourd’hui, il a tout conté ; mais dans quels moments, juste ciel ! dans le temps où mon fils pleurait avec moi la mort de son père et celle du phénix ; dans le temps qu’il apprenait de moi qu’il est votre cousin issu de germain !

— Ô ciel ! mon cousin ! madame, est-il possible ? par quelle aventure ? comment ? quoi ! je serais heureuse à ce point ! et je serais en même temps assez infortunée pour l’avoir offensé !