La Vache tachetée (recueil)/Texte entier

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La Vache tachetée (recueil)
La Vache tachetéeFlammarion (p. iv-258).

OCTAVE MIRBEAU

ŒUVRES INÉDITES


La vache


tachetée




PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue Racine, 26
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.


NOTE DES ÉDITEURS


Nous souhaitons répondre ici, aussi brièvement que possible, à quelques critiques qui ont été formulées, à propos de la publication du premier volume des Œuvres inédites d’Octave Mirbeau.

Il semble, d’abord, que d’aucuns se soient mépris sur le sens du mot inédites ; pour avoir droit au qualificatif d’inédites il n’est pas indispensable que des œuvres aient été conservées en manuscrit par un écrivain ; elles peuvent avoir été publiées par lui, de son vivant, dans des journaux ou dans des revues ; il suffit qu’elles n’aient jamais été réunies en volume — éditées.

C’est ce qui s’est passé pour Octave Mirbeau.

Il n’est pas nécessaire, n’est-ce pas, de rappeler qu’Octave Mirbeau a été un journaliste littéraire de grande fécondité ? En 1880, déjà, il collaborait au Figaro et au Gaulois ; en 1910 il donnait, encore, des articles (notamment à Paris-Journal) ; de 1892 à 1902 il fut un des écrivains hebdomadaires de l’Écho de Paris puis du Journal.

Il a, de ce seul fait, laissé une production considérable, qu’il souhaitait voir paraître un jour en librairie (il nous l’a dit expressément), et que la vie ne lui avait pas laissé le temps de réunir pour sa publication en volumes.

On nous a fait un autre grief.

On nous a reproché de n’avoir pas établi une édition critique de ces Œuvres inédites.

On s’est appuyé sur cette affirmation, à notre sens gratuite, que « toute édition d’œuvres posthumes doit être une édition critique ».

Nombreuses sont les réponses que nous pourrions faire à cette sorte d’objection.

En voici, seulement, quelques-unes :

1o il n’y a pas si longtemps qu’Octave Mirbeau n’est plus des nôtres pour que le moment nous semble être déjà venu de consacrer nos soins à une édition de ce genre ;

2o si ces recueils de contes avaient paru un mois avant la mort d’Octave Mirbeau, personne — du fait qu’ils n’eussent pas été œuvres posthumes — n’eût songé à demander dans quels journaux ni à quelles dates ces contes avaient été publiés pour la première fois ; on ne les aurait pas moins appréciés ;

3o des posthumes de Verlaine et de Laforgue — pour ne citer que ces deux noms — ont été publiés sans dates ni références ; il n’apparaît pas que la mémoire de leurs auteurs en ait souffert ; au contraire ;

4o nous avouons préférer les Premières Méditations toutes nues, que suivies des Commentaires dont Lamartine a cru devoir les alourdir ; il est évident qu’il s’est chargé lui-même de les commenter ; pour nous, nous nous refusons à accomplir cette besogne pour le compte de Mirbeau ;

5o nous estimons — et c’est là notre réponse principale au reproche qui nous a été adressé, celle qui aurait pu, peut-être, nous dispenser d’en formuler aucune autre — nous estimons qu’il est indispensable de faire une distinction essentielle entre les « Contes » et les « Chroniques ».

Les contes, œuvres d’imagination, se situent d’eux-mêmes, tant par leur inspiration que par leur forme, à l’époque où ils furent conçus et écrits. Même lorsqu’ils contiennent des allusions précises à des faits naguère contemporains (allusions qui font défaut dans la Maison Tellier ou dans Un cœur simple, nouvelles dont le grand public ne s’inquiète pas de savoir à quelles dates précises elles ont été écrites) ils restent, avant tout, des œuvres dont il importe peu qu’elles aient paru pour la première fois au cours d’une période littéraire déterminée, dans tel journal, tel mois de telle année.

Il en va différemment des chroniques et pamphlets. Paul-Louis Courier ne pouvait pas ne point dater (Veretz, 16 juillet 1822) sa Pétition à la Chambre des députés pour des villageois que l’on empêche de danser.

Les chroniques et pamphlets de Mirbeau — et dès avant la publication du premier volume de cette série nous avions résolu de le faire — porteront la date du numéro du journal ou de la revue (ainsi que le titre de celle-ci ou de celui-là) où ils ont paru pour la première fois[1].

Puisque nous nous sommes déjà cru dans la nécessité d’ajouter cette Note en tête de ce volume, complétons-la par quelques mots.

À l’exception de Un gentilhomme, roman inachevé, nous ne donnerons pas, dans cette série de volumes, le moindre morceau du plus petit manuscrit d’Octave Mirbeau.

Tout a été, par lui-même, publié de son vivant.

Nous n’affirmerons point, pourtant, qu’à ces œuvres inédites nous n’ayons pas changé une virgule : la ponctuation est, parfois, défectueuse dans les journaux. Et nous avouons que, de temps à autre, notre initiative a été jusqu’à remplacer un point d’interrogation par un point d’exclamation, et vice versa.

On pourra, de reste, s’en assurer, en allant consulter les diverses collections — de 1880 à 1910 — du Gaulois, du Figaro, de l’Écho de Paris, de Gil Blas, du Journal et de Paris-Journal, sans parler de certains autres journaux d’importance littéraire moindre.


La vache tachetée


Depuis un an que le malheureux Jacques Errant avait été jeté dans un cachot noir comme une cave, il n’avait vu âme qui vive, hormis des rats et son gardien, qui ne lui parlait jamais. Et il ne savait pas, et il ne pouvait pas savoir de quoi il était accusé, et s’il était accusé de quelque chose.

Il se disait souvent :

— C’est curieux qu’on m’ait retiré de la circulation sans me dire pourquoi, et que, depuis un an, je sois toujours en quelque sorte suspendu à la terreur d’un procès dont j’ignore la cause. Il faut que j’aie commis sans m’en douter un bien grand crime !… Mais lequel ?… J’ai beau fouiller dans ma vie, retourner mes actions dans tous les sens, je ne trouve rien… Il est vrai que je suis un pauvre homme, sans intelligence et sans malice. Ce que je prends pour des actes de vertu, ou simplement pour des actes permis, ce sont peut-être de très grands crimes…

Il se rappelait avoir sauvé, un jour, un petit enfant qui se noyait dans la rivière ; un autre jour, ayant très faim, il avait donné tout son pain à un misérable qui se mourait d’inanition sur la route.

— C’est peut-être cela ! se lamentait-il. Et peut-être que ce sont là des choses monstrueuses et défendues !… Car, enfin, si je n’avais pas commis de très grands crimes, je ne serais pas, depuis un an, dans ce cachot !…

Ce raisonnement le soulageait, parce qu’il apportait un peu de lumière en ses incertitudes, et parce que Jacques Errant était de ceux pour qui la Justice et les juges ne peuvent pas se tromper et font bien tout ce qu’ils font.

Et quand il était repris, à nouveau, de ses angoisses, il se répétait à lui-même :

— C’est cela !… c’est cela !… Parbleu, c’est cela !… ou autre chose que je ne connais pas… car je ne connais rien, ni personne ni moi-même. Je suis trop pauvre, trop dénué de tout pour savoir où est le bien, où est le mal… D’ailleurs, un homme aussi pauvre que je suis ne peut faire que le mal !…

Une matinée, il s’enhardit jusqu’à interroger son gardien… Ce gardien était bon homme, malgré son air farouche. Il répondit :

— Ma foi !… Je pense qu’on vous aura oublié ici…

Il se mit à rire bruyamment, d’un rire qui souleva ses longues moustaches, comme un coup de vent soulève les rideaux d’une fenêtre entr’ouverte.

— J’en ai un, reprit-il, le numéro 814 ; il est au cachot depuis vingt-deux ans, comme prévenu !

Le gardien bourra sa pipe méthodiquement, et, l’ayant allumée, il continua :

— Qu’est-ce que vous voulez ? les prisons regorgent de monde en ce moment, et les juges ne savent plus où donner de la tête. Ils sont débordés !…

Jacques Errant demanda :

— Que se passe-t-il donc ? Est-ce qu’il y a une révolution ?

— Pire qu’une révolution… Il y a des tas d’effrontés et dangereux coquins qui s’en vont proclamant des vérités, par les chemins !… On a beau les juger tout de suite, ceux-là, et, tout de suite, les condamner : il en vient toujours ! Et l’on ne sait pas d’où ils sortent !…

Et, lançant une bouffe de fumée, il conclut :

— Ah ! tout cela finira mal !… tout cela finira mal !

Le prisonnier eut un scrupule :

— Moi aussi, questionna-t-il, non sans une terrible angoisse, j’ai, peut-être, par les chemins et sans le savoir, proclamé une vérité ?

— C’est peu probable ! répliqua le gardien, en hochant la tête… Car vous n’avez point une mauvaise figure… Il se peut que vous soyez un assassin, un faussaire, un voleur. Ce qui n’est rien, en vérité, ce qui est même une bonne chose… Mais si vous aviez fait ce que vous dites, il y a longtemps que vous auriez été jugé et mis à mort…

— On les condamne donc à mort, ceux qui vont proclamant des vérités ?

— Tiens !… Parbleu !… Il ne manquerait plus qu’on les nommât ministres ou archevêques… ou qu’on leur donnât la croix de la Légion d’honneur !… Ah ! çà !… D’où venez-vous ?

Un peu rassuré, Jacques Errant murmura :

— Enfin !… pourvu que je n’aie pas proclamé une vérité quelque part… C’est l’essentiel…

— Et que vous n’ayez pas, non plus, une vache tachetée !… parce que voilà encore une chose qui n’est pas bonne par le temps qui court…

Le gardien parti, Jacques songea :

— Il ne faut pas que je sois inquiet… Je n’ai jamais proclamé de vérité… jamais je n’ai eu de vache tachetée… Je suis donc bien tranquille !

Et ce soir-là, il dormit d’un sommeil calme et heureux.

Le dix-septième jour de la seconde année de sa prévention, Jacques Errant fut extrait de son cachot et conduit entre deux gendarmes dans une grande salle où la lumière l’éblouit au point qu’il manqua défaillir… Cet incident fut déplorable, et le malheureux entendit vaguement quelques personnes murmurer :

— Ce doit être un bien grand criminel !…

— Encore un qui aura proclamé une vérité !…

— Il a plutôt l’air de celui qui possède une vache tachetée…

— Il faudrait le livrer à la justice du peuple !

— Regardez comme il est pâle !

— À mort !… À mort !… À mort !…

Et comme Jacques reprenait ses sens, il entendit un jeune homme qui disait :

— Pourquoi criez-vous contre lui ? Il semble pauvre et malade.

Et Jacques vit des bouches se tordre de fureur, des poings se lever… Et le jeune homme, frappé, étouffé, couvert de sang, fut chassé de la salle, dans un grand tumulte de meurtre.

— À mort !… À mort !… À mort !…

Derrière un immense Christ tout sanglant, et devant une table en forme de comptoir, il y avait des hommes assis, des hommes habillés de rouge et qui portaient sur la tête des toques étrangement galonnées d’or.

— Jacques Errant, prononça une voix qui sortait, nasillante et fêlée, de dessous l’une de ces toques, vous êtes accusé de posséder une vache tachetée. Qu’avez-vous à répondre ?

Jacques répondit doucement et sans embarras :

— Monsieur le juge, comment serait-il possible que je possédasse une vache tachetée ou pas tachetée, n’ayant ni étable pour la loger, ni champ pour la nourrir ?

— Vous déplacez la question, reprocha sévèrement le juge, et, par là, vous montrez un rare cynisme et une détestable perversité… On ne vous accuse pas de posséder soit une étable, soit un champ, quoique en vérité ce soient là des crimes audacieux et qualifiés que, par un sentiment d’indulgence excessive, la Cour ne veut pas relever contre vous… Vous êtes accusé, seulement, de posséder une vache tachetée… Qu’avez-vous à répondre ?

— Hélas ! protesta le misérable, je ne possède pas cette vache-là, ni aucune autre vache que ce soit !… Je ne possède rien sur la terre… Et je jure, en outre, que jamais, à aucun moment de ma vie, je n’ai, de par le monde, proclamé une vérité…

— C’est bien ! grinça le juge d’une voix tellement stridente que Jacques crut entendre se refermer sur lui la porte de la prison éternelle… Votre affaire est claire… et vous pouvez vous asseoir !…

Vers la nuit, après bien des paroles échangées entre des gens qu’il ne connaissait pas, et où sans cesse revenaient son nom et la vache tachetée, parmi les pires malédictions, Jacques fut condamné à cinquante années de bagne pour ce crime irréparable et monstrueux de posséder une vache tachetée qu’il ne possédait pas.

La foule, déçue de cette sentence, qu’elle trouvait trop douce, hurla :

— À mort !… À mort !… À mort !…

Elle faillit écharper le pauvre diable que les gendarmes eurent toutes les peines du monde à protéger contre les coups. Parmi les huées et parmi les menaces, il fut reconduit dans sa cellule, où le gardien l’attendait.

— Ma tête est toute meurtrie ! dit Jacques Errant accablé… Comment se fait-il que moi, qui ne possède quoi que ce soit dans le monde, je possède une vache tachetée, sans le savoir…

— On ne sait jamais rien !… déclara le gardien, en bourrant sa dernière pipe de la nuit… Vous ne savez pas pourquoi vous avez une vache tachetée… Moi, je ne sais pas pourquoi je suis geôlier, la foule ne sait pas pourquoi elle crie : À mort !… et la terre pourquoi elle tourne !…

Et il se mit à fumer, silencieusement, sa pipe…


Notes de voyage


La traversée s’est faite en une heure. Le temps d’admirer ce beau lac tranquille qui est la baie de Noirmoutiers, l’île, toute rose, en face, qui se rapproche à chaque instant, et se découpe, plus nette, sur un ciel de nacre fine ; à sa gauche, la tour du Pilier et les récifs du Moine, frangés d’écume ; à sa droite, les dunes plates qui rayent la mer comme d’un trait d’encre violette, le village de Barbâtre dont les maisons blanches et les moulins à vent semblent baigner dans l’eau, le passage du Gois, marqué de distance en distance par de hautes balises, qui se découvre et se dessèche aux heures du jusant… et déjà nous accostons à l’estacade du bois de la Chaise, un bois de pins tristes et d’yeuses superbes, aux troncs tordus, au feuillage presque noir. Juché sur un des madriers de l’estacade, un amateur de pêche maugrée, sous le large chapeau de paille en forme de cloche qui l’abrite, comme d’une tente. Subitement dérangé, il replie sa ligne d’un air furieux et s’en va.

— Hé ! m’sieu Padioleau, fait un petit homme à collier de barbe noire, qui se balance sur la chaîne mobile… Ça a-t-ty mordu, la dorade ?

— Gnia, gnia, gnia !… grogne M. Padioleau.

Puis il s’ébroue ainsi qu’un vieux cheval et s’enfuit vers le bois, à grandes enjambées, plus vite.

Un passager, bonhomme court et raide, à figure ingrate et considérable de cuistre de collège, s’agite extraordinairement. Il est vêtu de noir des pieds à la tête, avec un chapeau haut de forme dont le poil se rebrousse au vent.

— Dis donc, Rosalie, s’écrie-t-il en s’adressant à sa femme, grosse personne blonde, molle et tavelée… C’est très curieux ! Jamais je ne me serais figuré une île comme ça… Et toi ?

— Moi, je ne sais pas, répond Rosalie d’une voix chantante… moi, je trouve ça très beau.

— Très beau ! très beau !… Évidemment c’est très beau… C’est très beau, en effet ; mais ça m’étonne, ça me trouble… Et toi ?

— Moi, je ne sais pas.

— J’aurais cru que cela eût été plus imprévu, moins géographique !… Sais-tu à quoi cela ressemble, une île ?… Mon Dieu, cela ressemble à un continent plus petit !… Et puis je vais te dire, une île ça se comprend mieux de loin que de près… Tiens ! une mouette !… Ah ! c’est gentil, c’est comme un pigeon !…

Pendant la traversée, il n’a cessé d’expliquer les choses à sa femme, en termes techniques et supérieurs.

— Écoute-moi, Rosalie… Jamais on ne dit d’un bateau à son mouillage, qu’il part ; on dit : il dérape… C’est très important de connaître cela, dans un pays essentiellement et profondément maritime… Surtout, Rosalie, garde-toi d’appeler un drapeau autrement qu’un pavillon… On se moquerait de nous…

Et, debout sur le pont, les jambes écartées, l’air très important, il répétait :

— Il vente bonne toise de nord-noroit… Nous tanguons… Hé, hé ! Il y a de la mer aujourd’hui… Rosalie, amène ton ombrelle… Rosalie, cargue ton manteau… Rosalie, arrime ta valise…

Maintenant, assis sur une malle, un peu déconcerté, il murmure :

— C’est très curieux ! Tu diras ce que tu voudras, mais je ne me figure pas être dans une île… J’aurais bien fait d’apporter mon cache-poussière, et ma lorgnette !…

Des gamins, des femmes nous abordent et nous offrent leurs services, presque timidement, à voix basse, un joli sourire aux lèvres. Aucun empressement d’ailleurs, et pas un cri, pas une bousculade, pas la moindre poursuite. On ne se sent pas enlever ses paquets de vive force, par des mains impérieuses et crochues. Au lieu d’être entourés, heurtés, abasourdis par l’armée glapissante des commissionnaires et des mendiants, ainsi que cela se passe à tous les débarcadères, peu à peu le vide se fait autour de nous. Les bagages déchargés restent là, tout bêtes, sans que personne se présente pour les emporter à la ville. J’examine la route qui débouche du bois sur l’estacade, rien : pas même l’ombre d’un cheval attelé à l’ombre d’une charrette… Quatre ânes, quatre pauvres « cugnots », l’oreille basse, attendent au piquet les excursionnistes fabuleux, sous la garde d’une vieille qui, couchée à plat ventre sur le sable, fume sa pipe, indolente, les yeux fixés, au loin, sur la mer.

La route serpente, dans la bruyère fleurie, entre les pins et les chênes verts, côtoie des rochers tapissés de lichens bizarres et de petites plantes jaunes au parfum de vanille. Une femme qui ramasse des aiguilles de pin, pieds nus, la tête couverte d’un mouchoir à carreaux rouges, s’interrompt de travailler et vient vers nous, souriante et sans hâte.

— J’ai une villa, nous dit-elle, une belle villa… La villa des Glaïeuls… Il y a un piano… C’est la seule où il y a un piano.

— C’est à vous, cette villa ?

— Ah ! dame, non !

— Vous êtes chargée de la louer ?

— Ah ! dame, oui !… Il y a un piano… Et puis, tous les matins, je vous porterai des chevrettes.

— Nous verrons cela tantôt, ma brave femme !

— C’est ça !… J’ suis dans le bois, là, ou bien là… ou n’importe où… vous n’aurez qu’à m’appeler… Ah ! dame, oui !

Et elle se remet à ramasser ses aiguilles de pin du même mouvement purement doux, en souriant toujours.

Au bout de deux cents mètres, brusquement la route retourne vers la mer, dominant une plage de sable toute dorée. Là, une tente est dressée, sous laquelle des tables servies s’allongent, couvertes d’assiettes de palourdes, de homards et de sardines fraîches. Quelques baraques en planches moisies figurent des cabines de bain, et des costumes à raies rouges et bleues sèchent, pendus à la barre d’un trapèze. Un musicien indigène, coiffé d’un béret de matelot, souffle dans un instrument de cuivre très étrange, qui tient du piston, de l’ophicléide et du cor de chasse, les airs agaçants de la Mascotte, et des ânes à touffes de poils longs et roux se poudrent dans le sable, les quatre fers en l’air. On appelle cet endroit le casino.

Du casino, le spectacle est admirable et d’une douceur infinie. La mer est rose, le ciel rose, et la côte, là-bas, — que borde un étroit ruban d’eau plus blanche, — rose aussi, plus rose que la mer et que le ciel, avec de petites taches bleues, et des blancheurs subites qui, çà et là, étincellent vivement. Il faudrait le pinceau de Claude Monet pour exprimer cette clarté, cette légèreté, cette limpidité de rose. Un nuage passe, et voilà une ombre violette qui s’allonge sur la mer, s’échancre, glisse lentement, pareille à une île qui flotterait… Un nuage passe, et c’est une ombre verte, d’un vert lumineux, transparent, où l’on devine les profondeurs sereines, immenses, comme les ciels des soirs tranquilles ou des jeunes matins… Et tandis qu’une goélette et deux côtres restent immobiles à leur mouillage des chaloupes de pêche traversent la rade et bientôt vont se perdant, délicieusement roses, dans tout ce rose épandu qui monte de la mer et qui tombe du ciel.

Pendant que nous déjeunons, la directrice du casino, souriante, vient nous saluer. Elle est grosse et fort avenante, et elle porte sur la tête, très en arrière, une coiffe en forme de court hennin. Les deux mains appuyées à la table, elle se penche et se balance, souriant sans cesse.

— Vous venez peut-être pour habiter l’île ? nous demande-t-elle.

— Précisément.

— C’est très bien… J’ai une villa, une belle villa… la villa des Glaïeuls… Il y a un piano… C’est la seule où il y a un piano…

— Alors, c’est à vous, cette villa ?

— Ah ! dame, non !

— Vous êtes chargée de la louer ?

— Ah ! dame, oui !… Il y a un piano… C’est très lustrueux… Et puis, tous les matins je vous porterai des chevrettes ou des homards, ou des gâteaux, ou du tabac, ou n’importe quoi…

— Nous verrons tantôt.

— C’est ça… Je suis là, ou bien au pays, ou bien n’importe où… Vous n’aurez qu’à m’appeler… Mangez, mangez… Régalez-vous… Moi, ça me fait plaisir qu’on mange beaucoup… Ah ! dame, oui !… Quand vous voudrez une belle lubine, vous n’avez qu’à le dire. Mangez, régalez-vous…

En ce moment, un petit garçon, très rouge, bouffi, avec un béret à mentonnière et une jupe de laine déchirée, s’approche de nous. Ses yeux sont morts, et jamais la pensée ne les anima ; ses lèvres pendent, laissant couler de chaque côté de la bouche deux filets de salive brunâtre… Il nous dit en bégayant :

— Y a un soldat qui s’est noyé… Y a un soldat… un soldat, un petit soldat !…

— Ne faites pas attention, interrompit la directrice du casino… C’est un pauvre innocent !… Il y a deux ans, en effet, un soldat s’est noyé au bec du Cob… Et ça l’a frappé probablement, cet innocent, car, depuis, il ne dit plus que ça, toute la journée… Ah ! dame oui !

Se tournant vers le pauvre idiot, elle lui demanda :

— Et qu’a-t-on trouvé dans le corps du soldat, dis, innocent ?

— Des bigorneaux, répond l’enfant, des bigorneaux, plein, plein !…

Je lui donne deux sous, et le petit s’éloigne en bégayant :

— Y a un soldat qui s’est noyé !… Y a un soldat… un soldat, un petit soldat !…

— Ça l’amuse sans doute de toujours répéter ça, le pauvre petit malheureux !… gémit la grosse femme, en haussant les épaules d’un air de pitié… Ça l’amuse… Ah ! dame oui !

Je me suis promené dans le bois de la Chaise. Des femmes y travaillaient courbées sur la bruyère, levaient la tête à mon approche et me souriaient. Des lapins déboulaient de leurs gîtes, montrant une seconde la houppe blanche de leur derrière, puis disparaissaient dans des trous de rocher. De place en place, des chalets tout neufs, et brillant comme des joujoux, surgissaient dans la verdure, entourés d’une mince palissade, ou bien campés dans le bois, au hasard, ainsi que des jouets qu’aurait oubliés un enfant. Cloués au tronc des arbres, il y avait partout des écriteaux où on lisait : À louer, la villa des Glaïeuls, la seule où se trouve un piano. C’était une véritable obsession que cette villa et que ce piano. Et j’eus un frisson à la pensée qu’elle me poursuivrait peut-être sur les grèves, et sur les dunes, que je la retrouverais au large et que les goélands me l’apporteraient dans leur cri plaintif. Déjà la Valse des Roses me hantait ; il me semblait que les pins, les chênes verts et les rosiers tournaient, tournaient avec des mouvements de mazurka.

Mais je n’ai pas loué la villa des Glaïeuls. Ma maison, rustique et sans piano, s’adosse au bois ; une allée quadrangulaire de chênes géants en délimite l’enclos. Le jardin herbu est plein de fleurs, les arbres fruitiers ploient jusqu’à terre leurs branches chargées de la bonne moisson automnale. Le mimosa, le grenadier, l’eucalyptus et le laurier-rose y poussent aussi forts, aussi parfumés, que sous les ciels du Midi. Entre les ramures des chênes, j’aperçois, devant moi, une plaine que paissent les troupeaux de vaches et les petits ânes vagabonds et gais, une plaine que ferme Noirmoutiers avec le clocher blanc de son église, et les tours de son vieux château. Puis ce sont des fermes aux murs éclatants, peints à la chaux, aux toits plats et roses, puis des moulins à vent qui tournent ; dans le ciel, leurs croix démentes. À gauche, encore une plaine, d’une admirable mélancolie, semée de burges de sels. Des bras de mer s’y enfoncent, l’enlacent, l’étouffent de leur irrésistible étreinte. Et par delà une large bande de terre, au loin, le grand large, sombre, terrible, mystérieux, qui semble descendre sur nous au galop de ses vagues chevauchantes.

Le soir, pas d’autres bruits que le grincement d’une drisse ou le battement d’un aviron, sur le chenal et dans le ciel immense, tout bleu de lune, les feux tournants du Pilier, qui luisent comme une seconde lune, monstrueuse et sanglante.


Idées générales…


— Monsieur Georges Marrieul ? demanda Jules Rigard à un garçon de bureau qui, assis devant une table, grognon et tout chauve, ficelait maladroitement des paquets de journaux, tandis qu’un autre, près de lui, debout, sale, les cheveux en broussaille, les mains tachées d’encre, triait des lettres qu’il insérait avec soin dans les petits compartiments d’un casier, en épelant les suscriptions à haute voix.

Des grooms, engoncés dans des vestes de drap gros bleu, trop larges et usées, allaient, venaient, se poursuivaient, s’amusaient à se donner des tapes, à se bourrer le dos de coups de poing. Un jeune homme, qu’on sentait être un habitué de la maison, arriva en chantant, examina Jules Rigard de coin, hostilement, passa.

— Rien pour moi, Joseph ? dit-il.

— Rien, Monsieur Chrétien.

— Il n’est pas venu une dame me demander ?

— Personne, Monsieur Chrétien.

— Vous me ferez monter une absinthe avec de la glace.

— Bien, Monsieur Chrétien.

Le jeune homme avait de belles moustaches blondes et frisées, un col très ouvert sur la poitrine, un chapeau de soie à bords plats. Il disparut, se dandinant, par un couloir sombre, au fond de l’antichambre.

— Monsieur Georges Marrieul ? recommença Jules Rigard, timidement.

Mais, au même instant, la sonnerie électrique retentit, s’acharna, agaçant les oreilles de ses drins drins précipités.

— Hé ! vous, là-bas, les sacrés gamins, on sonne aux Échos, cria le garçon chauve… Vous n’entendez donc point, nom de Dieu !

L’autre garçon, ayant terminé le classement de ses lettres, s’assit et, avec un grand bruit de papier froissé, se mit à lire le Temps, que la marchande de journaux venait d’apporter.

— Monsieur Georges Marrieul ? répéta, pour la troisième fois, Jules Rigard.

Le garçon chauve se décida enfin à lever la tête, dans la direction du solliciteur.

— Qu’est-ce que vous demandez ? fit-il brutalement.

— Monsieur Georges Marrieul.

— Il n’y est pas.

Rigard parut très décontenancé. Il regarda la pointe de ses bottines, les piles de journaux sur la table, le plafond bas tout enfumé, se gratta la tête, toussa.

— Ah ! murmura-t-il déçu… c’est fort ennuyeux… Et à quelle heure le trouve-t-on ?

— C’est suivant.

Il allait partir, quand revenant sur ses pas, il ajouta :

— Pourtant, M. Marrieul m’avait prié de passer ici, à cinq heures.

— Eh bien, alors, donnez votre nom ; on va voir s’il y est, grogna le garçon qui, ce disant, présenta au pauvre Rigard un petit carré de papier et une plume crasseuse, gluante, qui se tenait toute droite, plantée dans la boue noire d’un encrier.

Il fit signe à son collègue et celui-ci, après avoir replié le Temps, se leva pesamment, prit le papier, en traînant la jambe.

L’antichambre du Mouvement était pleine de monde ; il y flottait des odeurs aigres de vieux papier. Rigard remarqua deux prêtres, assis sur un divan, qui chuchotaient, en faisant des gestes bénissants et discrets. Près d’eux, une actrice des Bouffes, jolie, avec un nez drôlement retroussé et une perruque rousse, traçait, du bout de son ombrelle, sur le plancher, des bonshommes imaginaires ; une grosse dame, empanachée de plumes rouges, tout en noir, très maquillée, se tapotait les mains avec un rouleau de papier — un manuscrit — d’un air supérieur ; dans un coin, penché sur une table, un petit être pâle, au teint plombé, aux pommettes saillantes, aux omoplates remontées et pointues, feuilletait la collection du Mouvement, en comptant, çà et là, des lignes. Toutes les deux minutes, un vieux monsieur, toujours le même, traversait l’antichambre, son chapeau sur la tête, les mains dans les poches, des journaux sous le bras ; il dévisageait l’actrice des Bouffes, marchait chaque fois sur sa robe, ce qui lui permettait de dire : « Pardon, Madame », avec un sourire engageant, donnait des ordres inutiles et bizarres aux garçons de bureau, afin de bien prouver à tous ces gens qu’il était homme d’importance dans la maison. Mais Rigard ne s’attarda pas longtemps à ces menues observations. Il était inquiet, nerveux, impatient. Que lui voulait Georges Marrieul, le célèbre directeur du Mouvement ? Pour quel motif inexplicable et grandiose lui avait-il envoyé, le matin même, une dépêche pressante, à lui, Rigard, que Marrieul ne connaissait pas, à lui, Rigard qui, jusqu’alors, n’avait publié que des articles rares et gratuits dans des feuilles obscures ? « Évidemment, se répétait-il, c’est qu’il veut s’assurer ma collaboration. » Il avait beau chercher, il ne trouvait pas d’autres raisons plausibles. Et à cette pensée que, dans quelques jours, demain peut-être, il entrerait triomphalement à ce journal si difficile, si répandu, si envié, si parisien, le cœur lui battit très fort, des bouffées de gloire lui montèrent, comme une ivresse, au cerveau. La minute fut inoubliable. Oui, semblable à ce monsieur Chrétien, il demanderait, lui aussi aux garçons de bureau, d’un ton dégagé, en sifflant un air d’opérette : « Rien pour moi, Joseph ? » Il se promit de se faire monter des absinthes avec de la glace, d’avoir des cols ouverts, des chapeaux à bords plats, des moustaches blondes. « Il n’est pas venu une dame me demander, Joseph ? » Ces mots lui tintaient aux oreilles, délicieusement. Quel rêve ! Noire ainsi qu’une béante gueule de four, la porte qui s’ouvrait sur la rédaction du Mouvement lui apparut, plus auguste, plus redoutable que les propylées des temples assyriens. Il se voyait déjà, la franchissant dans une apothéose.

— Si monsieur veut bien me suivre ? vint dire le garçon, subitement plus respectueux.

Et tous les deux, ils s’engouffrèrent dans le couloir qui soufflait sur les solliciteurs impassibles les puanteurs ammoniacales d’un cabinet voisin.

Georges Marrieul était ce qu’on appelait une puissance ; du moins, il le croyait, aimait à le dire, affirmait les allures intimidantes et confortables d’un monsieur qui mène l’opinion publique au doigt et à l’œil. Il ne faisait rien dans la vie qu’il n’eût toujours, en l’esprit, cette constante préoccupation. Sur les boulevards, au restaurant où il avait des façons de manger spéciales et très dignes, au théâtre, dans le monde, il voulait qu’à sa vue chacun s’écriât : « Voilà un monsieur qui mène l’opinion publique ». Même dans l’intimité de sa maison, pour sa femme et ses domestiques, il n’abdiquait jamais ce ton de supériorité privilégiée, cette écrasante majesté, que donne le sentiment des hautes missions sociales à ceux qui en sont investis. Comme malgré cela, étant très Parisien, il avait la coquetterie de passer pour un fantaisiste, il lui arrivait parfois de mener l’opinion publique par des chemins extraordinaires et anormaux, de la compromettre en des aventures prodigieusement comiques, ce dont il s’amusait beaucoup, en dedans, car Georges Marrieul n’eût jamais consenti à rire de quoi que ce soit, pas même de lui, estimant que le rire est chose brutale et grossière, et qu’il ne convient pas aux hommes providentiels et bien élevés.

Lorsque Jules Rigard entra dans le cabinet de Georges Marrieul, celui-ci achevait de donner ses instructions au secrétaire de la rédaction ; il disait :

— … Quelque chose de très chaud, de très emballé, de très parisien… beaucoup de toilettes, des mots anglais adroitement piqués çà et là, beaucoup de mots anglais… enfin, que cela ait de l’allure. Ah ! tenez, la suite de la question de l’habit noir… En très bonne place, surtout notez cela : très important !… Dites à monsieur Chrétien que ses faits divers ne sont pas assez gais, assez parisiens… On se plaint qu’ils manquent de mousse… Mon Dieu, que c’est difficile de faire un journal vraiment parisien !… Qu’est-ce que c’était que cet écho sur les derniers livres de Victor Hugo ?… Je vous l’ai déjà dit cent fois, pas un mot sur les livres, à moins qu’il ne vous soit apporté par l’administration ou par moi… Ça n’intéresse personne. Vous ai-je remis l’article sur les bottines à talon plat ?… Oui… C’est tout… Mais pour la tête, quelque chose de très chaud, de très emballé, de très parisien… une jolie note !… Je compte sur vous… très parisien !…

Se tournant vers Rigard, qu’il n’avait pas encore aperçu et lui indiquant un siège de la main :

— Vous permettez ?… Je suis à vous dans deux minutes.

— Et l’article sur l’avenir de la Russie ? interrogea le secrétaire de la rédaction en se retirant.

Georges Marrieul réfléchit un moment…

— L’avenir de la Russie !… Heu ! heu !… Est-ce bien parisien ?… Ajournez encore.

Rigard entendit la porte s’ouvrir et se refermer. Il était seul avec Georges Marrieul !

Après avoir déchiré quelques lettres, rangé quelques papiers qui encombraient son bureau, le directeur du Mouvement se recueillit. Durant ce court silence, le pauvre Rigard sentit son cœur battre plus vite, les veines de ses tempes se gonfler, les paumes de ses mains s’humecter d’une moiteur froide.

— Monsieur, commença Marrieul, j’ai lu vos articles. Ne vous en étonnez pas, je lis tout, par devoir. Je cherche les talents nouveaux, les notes nouvelles, les ténors, les étoiles… Je cherche et je ne trouve pas. Nous n’avons plus de chroniqueurs, de grands chroniqueurs. Pourquoi ? Est-ce le roman qui nous les prend, le théâtre, la liberté de la presse, la politique ?… Ainsi, moi, directeur du Mouvement, un journal qui mène l’opinion publique, comme vous savez, je n’ai pas de chroniqueurs, je n’en ai pas !… On ne le croirait point, et pourtant, rien n’est plus vrai… Tenez, Mme Patti s’est mariée, n’est-ce pas ?… C’était un événement considérable, considérable ! une actualité parisienne au premier chef !… Il y avait là une chronique extraordinaire, la chronique des chroniques, le rêve !… L’actrice doit-elle se marier ? Ne doit-elle pas se marier ?… L’influence de la femme sur le théâtre, du théâtre sur la femme, de la femme et du théâtre sur la société… Rose Chéri, Sarah Bernhardt, Sophie Arnould, Victor Koning… le divorce… l’union libre… des anecdotes, des masses d’anecdotes… tout, Monsieur Rigard, tout, il y avait tout !… Eh bien, je n’ai trouvé personne pour me la faire, cette chronique, personne !… C’est scandaleux !

Rigard approuva d’un mouvement de tête navré… Marrieul continua.

— Monsieur Rigard, il y a une grande place à prendre dans la chronique moderne, une très grande place… Vous avez de la chaleur, du montant, de la plume… une tendance trop marquée vers la littérature, par exemple ; mais vous êtes jeune et avec mes conseils, c’est un défaut dont vous vous corrigerez très vite… Enfin, vous êtes une plume, incontestablement… Vous pouvez peut-être prendre cette place de grand chroniqueur… je dis peut-être, remarquez bien… Dame ! cela dépend de vous… Voulez-vous en tenter l’aventure dans le Mouvement ?… Une chronique par semaine, cinquante francs par chronique, nous verrons ensuite… Réfléchissez !… Vous savez que le Mouvement mène l’opinion publique… Je mène l’opinion publique, monsieur Rigard… C’est tentant… Seulement, je vous le répète, gardez-vous de la littérature comme de la peste… La littérature, c’est l’excuse des gens qui n’ont point de talent. Quand on n’a pas une chronique dans le ventre, on fait du roman… C’est ce qui vous explique qu’il y a tant de romanciers et si peu de chroniqueurs !… Le roman, le roman ! qu’est-ce, je vous prie ?… Ou bien alors soyez Ohnet ou Balzac !… Faites des romans-chroniques, comme Balzac… Balzac était un chroniqueur, monsieur Rigard… Aussi a-t-il inventé un monde, le monde de Balzac !… Justement, j’ai un admirable sujet pour votre article de début… Vous permettez que je dise deux mots au téléphone ?… Titre : Paris s’ennuie. Vous voyez cela : l’été, le Bois désert, les théâtres fer… Allo ! allo ! vous permettez ?… allo ! allo !… les théâtres fermés, les plages, les… allo ! allo !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Jules Rigard, ivre d’espoir, traversa de nouveau l’antichambre, il ne vit point les deux prêtres assis qui continuaient de chuchoter ; la dame aux plumes rouges qui continuait à se tapoter les mains avec un manuscrit ; le vieux monsieur qui, le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, d’autres journaux sous le bras, continuait de marcher sur la robe de l’actrice des Bouffes, en disant : « Pardon, Madame », avec le même sourire engageant.


Vers le bonheur


… Ma femme est jolie divinement : jamais de plus admirables yeux n’illuminèrent de plus de beauté un plus délicieux visage ; elle est bonne inépuisablement… Je l’aime, elle m’aime ; il y a juste six mois aujourd’hui que nous sommes mariés. Six mois seulement, est-ce possible ?… Et nous nous séparons. Oui, cela a été décidé hier dans les larmes. Ah ! comme nous avons pleuré !… À cette idée de ne plus nous revoir, jamais, tous les deux nous avons éprouvé une atroce douleur ; un épouvantable déchirement s’est fait dans nos deux âmes. Il nous semblait que cela ne se pouvait pas. Et, pourtant, cela est ; cela vaut mieux ainsi, pour elle, pour moi… Que va-t-elle devenir sans moi ?… Et moi, où donc, sans elle, vais-je aller ?

Remarquez que je n’ai rien, absolument rien à reprocher à ma femme, rien, sinon d’être femme. Femme, voilà son seul crime ! Femme, c’est-à-dire un être obscur, insaisissable, un malentendu de la nature auquel je ne comprends rien. Et ses griefs sont les mêmes à mon égard. Elle me reproche uniquement d’être un homme, et de ne me pas plus comprendre que je ne la comprends. Car, en vérité, je ne la comprends pas. J’ai sondé tous les mystères de la vie ; j’ai arraché leur secret à bien des êtres avec qui je n’ai rien de commun, dont le langage et les habitudes diffèrent des miens autant que la chenille diffère de l’alouette. Ce que cherche le chien, ce que veut le chat, observateur et démoniaque, où va l’effrayant corbeau, je le sais. De la femme, je ne sais rien, rien, rien. Je n’entre pas plus en elle que dans l’âme d’un dieu, dans le rêve d’une anémone marine.

— Ah ! pourquoi n’as-tu pas un front de cristal ? disais-je à ma femme… Je verrais le mécanisme prodigieux de ton cerveau, je surprendrais le fonctionnement affolant de ta pensée. Tu ne serais plus pour moi l’inexplicable et vivante image que tu es… Et puis, qui sait ?… avec délicatesse, au moyen d’une fine pointe d’or, comme un horloger corrige le mouvement d’une montre, je pourrais peut-être te régler à ma fantaisie.

Et elle me répondait :

— Et toi, mon bien-aimé… Pourquoi ta poitrine n’est-elle pas transparente ?… Je connaîtrais peut-être la raison des battements de ton cœur, et je les mettrais à l’unisson des battements du mien.

Pourquoi ?… Oh ! oui, pourquoi ?

Chose à stupéfier l’entendement, nous nous séparons parce que ma femme n’a pas un front de cristal, ce que n’aura jamais aucune femme, et parce que ma poitrine, à moi, est faite de chairs opaques, impénétrables au regard, comme sont toutes les poitrines humaines… Quelle triste folie que la vie !

Si, encore, notre mariage avait été une de ces unions accidentelles et bienséantes, comme il s’en rencontre tant, qui rivent l’un à l’autre deux êtres s’ignorant, sans sympathies entre eux, sans affinités, sans aimantation de la chair et de l’esprit, je ne me plaindrais pas. Mais non !… Nous nous sommes connus enfants ; ensemble nous avons joué, elle et moi. Je la revois encore, au milieu d’une grande pelouse, non loin d’un bassin où s’ébattaient des cygnes, les uns blancs, les autres noirs ; je la revois, avec sa robe courte, ses jambes nues, ses cheveux blonds qui lui faisaient comme un épais manteau d’or. Elle poussait un cerceau devant elle, toute petite ; ou bien, d’un coup léger de sa raquette, elle me renvoyait un volant de plumes blanches et rouges, qui s’accrochait, quelquefois, en tombant, à la pointe balancée d’un syringa. Et nous nous embrassions souvent. Je la comprenais, elle me comprenait. Nous lisions dans nos regards, dans nos cœurs, comme dans un livre familier, ce grand livre d’images que sa mère nous expliquait au milieu des admirations et des rires. Alors elle était faite du même esprit que moi, de la même chair que moi, esprit plus fin, chair plus délicate, voilà tout. Je l’ai suivie toujours, ému et charmé. Plus tard, la communion de nos rêves et de nos pensées devint plus intime, plus profonde, plus intellectuelle, au point qu’il nous semblait qu’un seul esprit nous animait tous les deux. Nos sensibilités étaient les mêmes ; les mêmes, nos enthousiasmes. Nous aimions les mêmes livres, la même musique, la même peinture, les mêmes pauvres. Dans la vie, dans l’art et dans la souffrance, il n’était pas un fait, pas un rêve, pas une larme, il n’était rien qui ne nous affectât pareillement… du moins je le croyais… Après tout, il ne s’est peut-être rien passé de ces choses, au souvenir desquelles je me complais. Je les ai ressenties, alors, oui ; mais, qui me dit qu’elles existassent réellement ? N’ai-je pas pu les créer dans mon imagination, et dans mon imagination seule ? Les impressions, les sentiments dont je la parais, et qui étaient miens, flottaient autour d’elle, sans pénétrer jamais en elle. Je la voyais à travers une projection lumineuse de mon âme. Pourquoi est-ce que je ne la vois plus ainsi ?

L’âge venu, nous nous sommes mariés — cela avait été convenu entre nos parents et nous, depuis l’enfance. Ce soir-là, Claire — elle s’appelle Claire, et ne trouvez-vous pas dans ce nom de femme une ironie détestable ? — ce soir-là donc, Claire et moi, nous marchions dans un bois, voisin de la maison. La nuit commençait à tomber. À travers les feuillages mobiles, dans le ciel déchiqueté, nous apercevions les premières étoiles, toutes pâles. Une ombre lumineuse montait de la terre, entre les troncs d’arbres dont l’écorce, de place en place, luisait sourdement. Dans la route où nous cheminions, penchés l’un vers l’autre, un vieux bonhomme apparut. Son dos ployait sous un lourd fardeau de bruyères et de fougères coupées. Il s’arrêta en nous voyant.

— Il y a beau temps que les tourterelles et les tourtereaux sont couchés, nous dit-il… Et où donc allez-vous ainsi ?

— Vers le bonheur, répondit ma femme, dont la main frémit dans la mienne, délicieusement.

— Ah ! ben, dans ce cas, bon voyage !… Mais ne réveillez pas les merles, ce sont des oiseaux moqueurs.

Et, d’un coup de reins, raffermissant sur ses épaules le paquet de bruyères et de fougères coupées, il continua sa route. Je crus entendre un ricanement s’en aller sous les branches. Et la lune se leva, derrière les arbres, majestueuse et rose, traversée, dans son milieu, par une mince baguette de châtaignier.

— Regarde, dis-je à ma femme, comme la lune est rose !

Claire examina, d’un clin d’œil furtif, l’astre errant et splendide qui se balançait dans le firmamental espace.

— Rose ?… La lune ?… Tu es fou, dit-elle. Qui donc a jamais vu une lune rose ?

— Regarde ! répétai-je.

Elle haussa les épaules et me demanda :

— Pourquoi veux-tu que la lune soit rose ?… Pourquoi dis-tu qu’elle est rose ?

— Mais, ma chère âme, parce que je la vois ainsi.

Sa voix prit un accent bref :

— Quoi, tu prétends encore que la lune est rose ?

Stupidement, je m’entêtai. Stupidement, ah ! certes. Que m’importait, je vous le demande, que la lune fût rose, bleue ou jaune, dans ce moment surtout ? Je répondis fermement, avec défi :

— Elle est rose, elle est rose, elle est rose !

Claire s’affaissa sur un tronc d’arbre couché qui barrait la sente obliquement et, la tête dans ses mains, la gorge secouée de sanglots :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle… Il ne m’aime plus ! Quel malheur, il ne m’aime plus !

Je me précipitai aux pieds de ma femme.

— Mon cher trésor ! implorai-je. J’ai eu tort. Elle n’est pas rose… Non, en vérité, elle n’est pas rose… Elle est… elle est… comme tu voudras… J’ai eu tort, pardonne-moi !

— Non, non ! larmoyait Claire, tu crois qu’elle est rose, méchant !

— Mais puisque je te le jure !

— Non ! non ! tu le crois… C’est pour me faire plaisir que tu dis cela… mais tu le crois !

Malgré moi, je ne pus réprimer un mouvement léger de révolte.

— Et quand même je le croirais, quel rapport y a-t-il entre une lune, rose ou non, et mon amour ?

Cette fois, Claire fut sincèrement indignée. Elle s’écria :

— Quel rapport ?… Il le demande !… Ah ! c’est infâme !

Elle mordillait avec rage un morceau d’écorce ; elle était si exaspérée, que je craignis un instant qu’elle ne fût prise d’une attaque de nerfs. Alors je la saisis dans mes bras, je la comblai de caresses et de mots berceurs.

— Calme-toi, ma chérie, murmurai-je… Oui, il est bien vrai qu’il y a un rapport, un rapport intime… Parbleu ! je le connais. C’était pour jouer, tu sais bien comme autrefois… Et puis, elle n’est pas rose… Une lune rose, c’est absurde… Une lune rose ! Ha ! ha ! ha !…

Dans le feu de mes dénégations, j’en arrivai à nier, non seulement la couleur rose de la lune, mais l’existence même de la lune.

Calmée et satisfaite, Claire rayonnait.

— Tu vois bien, mon chéri… Tu vois bien… Et puis, je t’en prie… Ne dis plus jamais que la lune est rose, jamais !

Ce soir-là même, — le soir de notre mariage — je compris qu’un abîme s’était creusé entre ma femme et moi. Peut-être existait-il depuis toujours, je serais aujourd’hui tenté de le croire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je l’apercevais pour la première fois. Hélas ! les jours, les mois qui suivirent me prouvèrent que l’abîme se creusait davantage, s’élargissait. L’indice m’en venait, non par l’approche de monstrueux cataclysmes et de transcendantales horreurs, mais par le harcèlement continu de mille petits faits, de mille microscopiques détails d’une extraordinaire et écœurante vulgarité. Et l’abîme qui nous séparait n’était même plus un abîme : c’était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d’espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n’est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l’un près de l’autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureux et plus sensible l’éloignement de nos âmes… Nous nous aimions pourtant. Hélas ! qu’est-ce que l’amour ? Et que peuvent ses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : « La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l’homme de la femme ? »

Mais de quoi pleure-t-elle ?


Le petit gardeur de vaches


Messieurs les jurés,

Durant les longs mois de ma pénible détention dans la prison de C…, j’ai acquis la certitude que les juges d’instruction, les procureurs de la République, et, en général, tous les magistrats qui ont sur les hommes charge de vie et charge de mort, se font une effroyable et très fausse idée des actions humaines. Leur intelligence du crime ne va pas au delà de certains faits classiques, de certaines conceptions arbitraires auxquelles ils rattachent, avec un odieux et mécanique entêtement, tous les crimes qu’ils ont mission d’élucider et de punir. Dans les crimes, que j’appellerai philosophiques, ils ne tiennent compte de rien, ni de la sensibilité particulière à chaque individu, ni des raisons morales, naturelles, éternelles, supérieures, par leur immuabilité, aux lois — à la Loi, si vous aimez mieux, capricieuse et vaine, qui change avec le temps, avec les gouvernements, avec les majorités parlementaires, avec le diable sait quoi ! Les magistrats sont bornés, ignorants, routiniers, essentiellement romantiques et féroces, par indifférence, quand ils ne le sont pas par tempérament. Ils sont magistrats, enfin. D’ailleurs, je ne puis admettre qu’un homme ait osé se dire, à un moment quelconque de sa vie : « Je serai juge ! » Cela m’épouvante. Ou cet homme a conscience de la responsabilité effrayante qu’il assume, et, dans ce cas, c’est un monstre ; ou il n’en a pas conscience, et dans ce cas, c’est un imbécile. Imbéciles et monstres, voilà par qui nous sommes jugés, depuis qu’il existe des tribunaux ! Et voyez si je me trompe.

J’ai tué un petit gardeur de vaches dans les circonstances claires, évidentes, forcées, que je vais vous raconter. Car méconnaissant le droit des juges, et dédaignant la protection rapetissante des avocats, encore faut-il que je vous construise des faits qui m’amènent devant votre justice. J’ai tué ce petit gardeur de vaches, parce que cela était juste, parce que cela était nécessaire. Or, le juge, à qui était confiée l’instruction de mon procès, voulait absolument que j’eusse tué le petit gardeur de vaches pour le voler. Par quelle suite de raisonnements bizarres, par quelles saugrenues déductions cette idée avait-elle pénétré le cerveau de ce juge ? Je l’ignore. En vain, je lui expliquai l’absurdité de cette supposition ; en vain je lui représentai que j’étais riche de soixante mille francs de rente, que le petit gardeur de vaches ne possédait vraisemblablement que les pauvres guenilles qu’il portait sur son dos, quand je le tuai. Il insista, s’entêta, et cela dura deux mois. Il me faisait venir à son cabinet, entre deux gendarmes, ou bien lui-même me visitait dans ma cellule. Et chaque fois il me disait, en arrondissant la bouche :

— Avouez que vous l’avez tué pour le voler ?

Je répondais agacé :

— Voler quoi ?… Mais quoi ? quoi ?… quoi ?

Alors il me regardait, presque suppliant :

— Avouez !… Il y va de votre tête… Pourquoi n’avouez-vous pas ? La cour vous tiendra compte de votre franchise. Avouez donc !

Je répliquais :

— C’est de la folie, de la folie, de la folie !… Comment l’aurais-je volé ? Et qu’aurais-je pu lui voler, je vous le demande ?

Enfin, obsédé, énervé et pour couper court à des visites qui me répugnaient fort, un matin je dis au juge :

— Eh bien ! j’avoue… C’était pour le voler, vous entendez, pour le voler… Je pensais, je croyais que le petit gardeur de vaches avait sur lui des bijoux, une montre en or, un portefeuille bourré de billets de banque, des actions de chemins de fer, des…

Le juge m’interrompit et poliment il prononça :

— Cela suffit…

Puis se tournant vers le greffier qui curait ses oreilles, et rongeait ensuite ses ongles avec obstination :

— Écrivez, commanda-t-il… J’avoue que c’était pour le voler que j’ai assassiné le petit gardeur de vaches…

Le lendemain, les journaux qui, jusque-là, avaient parlé avec colère de mon endurcissement, louèrent, en termes ineffables, le juge de sa merveilleuse sagacité.

Messieurs les jurés, je m’adresse à vous qui êtes des âmes simples, à vous qui n’avez pas été élevés dans les couloirs sombres des geôles, et dans les louches réduits des palais de justice. Je vous raconterai, sans phrases, naïvement, sincèrement, comment je tuai le petit gardeur de vaches, et vous me jugerez ensuite, selon mes œuvres et selon votre conscience.

Encore un mot.

Quelques honnêtes gens, grands défenseurs de l’autorité et de ses symboles, partisans imperturbables des hiérarchies sociales, s’étonneront de voir un magistrat prendre ouvertement parti en faveur de l’être infime qu’était le petit gardeur de vaches, contre un homme riche, jouissant d’une haute position dans le monde, tel que je suis, et ils concluront de cette anomalie à ma triple culpabilité. Je leur dirai seulement que je suis l’auteur d’un livre intitulé : la Réforme judiciaire, dans lequel, au nom de la morale, au nom de la philosophie, au nom de l’humanité, je m’élève contre la puissance monstrueuse, laissée, sans contrôle, sans justice, aux mains indifférentes des juges. On pardonne une infamie aux gens de ma sorte ; on ferme les yeux sur un crime… Mais ça, voyez-vous, ça ?… la guillotine !

Mon récit sera court.

La propriété que j’habite est entourée de larges fossés et fermée d’une grille. Pour empêcher les escalades nocturnes, les piliers de la grille sont pourvus jusqu’en bas de piques de fer qui s’enchevêtrent, se recourbent, dardant leurs pointes en tous sens, sous un épais feuillage de vignes vierges, de lierre et d’aristoloches… Un matin, franchissant la grille, j’entendis un miaulement douloureux et prolongé, et j’aperçus, cloué à l’un des piquants de fer, par la patte, un pauvre petit chat, au pelage fauve, rayé de noir. Il devait être là depuis longtemps, car sur les feuilles emmêlées, je découvris des coulées de sang séché et noirâtre. Sa patte, traversée par la tige de fer, était cassée en deux endroits, et la peau arrachée laissait une partie de sa cuisse à vif. Je détachai le chat que je reconnus pour être celui d’une ferme voisine. Il faisait pitié à voir et à entendre, et je fus ému, je vous assure, comme devant une souffrance humaine. Je pensai d’abord à le tuer, mais je réfléchis qu’il ne m’appartenait pas, et j’allai le porter à son maître.

— Ah ben !… ah ben ! s’écria celui-ci… C’est le petit gardeur de vaches qui aura fait le coup, pour s’amuser… Y ne se plaît qu’à agacer les bêtes, c’ gamin-là !… Y ne sait quoi inventer !

— Votre chat est perdu, dis-je… Il est inutile de le faire souffrir davantage… Je vous engage à le tuer… Ce sera mieux ainsi.

— Ben oui, ben oui ! je l’ tuerons à nuit.

Et là-dessus, je m’en allai. Comme je rentrais chez moi, je vis le petit gardeur de vaches, appuyé contre un arbre, qui me regardait, en dessous, l’air tout drôle. Il sifflotait un refrain paysan et il affectait de tailler une gaule de châtaignier, fraîchement coupée. Il ne me salua pas. Ce jour-là, je le rencontrai partout sur ma route. Il me suivait ainsi qu’une mauvaise pensée. Sur un talus, brusquement, sa petite figure sournoise et cruelle se levait ; elle apparaissait, entre les feuillées des arbres, dans le bois, au bord des allées. Je ne pouvais faire vingt pas, qu’elle ne se dressât devant moi, ironique, irritante, épouvantable. Le soir, le petit gardeur de vaches chanta longtemps, autour de la maison, il chanta à plein gosier, et sa voix se mêla aux cris des orfraies. M’étant mis à la fenêtre, il me sembla — effet de l’hallucination — voir ses yeux luire dans l’ombre, à la cime d’un hêtre.

Huit jours après, je me promenais dans les champs, longeant une haie large dont la douve est plantée de trognes de charmes et de jeunes châtaigniers. Et tout à coup, dans l’épaisseur de la haie, je vis le petit gardeur de vaches. Le bruit que faisaient deux grosses vaches, en broutant les pousses fraîches, l’avait empêché de m’entendre venir. Je l’examinai. Et véritablement, j’eus peur, un frisson me secoua de la tête aux pieds. Accroupi dans les feuilles, parmi les ronces, il s’amusait à maltraiter le pauvre chat que j’avais détaché de la grille et que je croyais mort. Il lui enfonçait des épines dans les yeux, avivait les plaies de sa cuisse en les frottant sur un caillou ; puis il lui serrait la gorge entre les doigts et le secouait dans l’air, en hurlant avec une joie féroce. À torturer le pitoyable animal, il prenait un plaisir monstrueux ; cela se lisait dans ses yeux, où flambait une lueur sinistre, un effroyable regard d’assassin. Oh ! ces yeux ! comment les oublier jamais ? ces yeux inexprimables qui avaient la couleur et la forme d’un coup de couteau !… La colère me saisit ; d’un bond je fus près de lui, dans la haie.

— Que fais-tu là, petit misérable ? criai-je.

Il ne parut pas s’étonner beaucoup, et ne répondit point.

— Lève-toi, commandai-je.

Il ne bougea pas.

— Veux-tu bien te lever ?

Rien. Pas un mot, pas un geste. Rien que ses yeux hallucinants qui entraient en moi, me pénétraient, comme une lame de surin.

Alors, je me jetai sur lui, et de mes poings convulsés, je lui broyai la gorge.

— Assassin ! assassin ! assassin ! criai-je.

Il essaya de se débattre, de me déchirer les bras avec ses ongles. Puis, peu à peu, ses membres se détendirent ; ils eurent quelques contractions de spasmes, et retombèrent inertes, au long de son corps. Comme il remuait encore sur l’herbe où je l’avais étendu, je l’achevai d’un coup de soulier, sur le crâne. Voilà tout.


Croquis bretons


I

Je suis allé passer la journée chez un gentilhomme qui habite à trois kilomètres de Sainte-Anne, une maison mi-ferme, mi-château, enfouie dans un bois de chênes et de châtaigniers maintenant fleuris de leurs jolies fleurs ouatées. Sous les végétations qui rongent les murs, malgré les lézardes qui trouent, la maison ne manque pas d’agrément, ni d’élégance, encore moins d’humidité. Comme la plupart des gentilhommières bretonnes, elle a un petit air Louis XIV, plaisant à voir. Et puis, ce n’est pas un spectacle ordinaire de contempler une façade d’habitation que garnissent et tapissent les lilas terrestres aux grappes rouges, les bourraches velues et les capillaires dont le grêle feuillage dentelé dessine d’exquises et naturelles broderies. Il est vrai que les toitures s’effondrent, qu’elles montrent, par places, la carcasse des charpentes gauchies, mais elles gardent de nobles inflexions, d’imposantes lignes architecturales. Les fenêtres sont spacieuses, avec de belles courbes et des restes de balcons de fer ouvragé, mais presque toutes sont murées, à cause des contributions. Le perron monumental, à double escalier, conserve de curieux vestiges d’un art local, des fragments d’intéressantes sculptures ; mais la rampe en est détruite, et des abîmes béent entre les marches écroulées. Au milieu de la façade, sous un avancement triangulaire du toit, dans une sorte d’œil-de-bœuf, récemment transformé en niche, verdit une vierge de plâtre, protectrice de ces lieux. Des fossés, presque comblés aujourd’hui, et bordés d’une double rangée de sapins, séparent le château de la ferme et des communs, quatre misérables chaumines qui, sans cesse, soufflent l’âcre odeur des purins et les fétides relents de la crasse humaine. Partout l’œil se cogne à d’immédiats et infranchissables remparts de verdure. Aucun horizon, aucune échappée, excepté de la cour herbue, défoncée par les charrois, piétinée par les troupeaux, de la cour décorée du nom pompeux de place d’armes, où l’on aperçoit par une étroite fissure dans les chênes et les châtaigniers de mornes espaces de landes, coupés de hauts talus et de murailles de pierre grise, et, là-bas, dans le ciel brumeux, le clocher de Pluneret, et plus loin, le clocher de Sainte-Anne, lesquels semblent les deux piles d’un immense pont aérien.

De même que tous les nobles Bretons, mon hôte est d’une noblesse immémoriale. Il descend du roi Gradlon. Le roi Conan était de sa famille. Il eut des aïeux qui s’immortalisèrent au combat des Trente. Naturellement, sous la Révolution, tous les siens furent capturés à Quiberon, fusillés dans les marais de Tréauray appelés depuis champ des martyrs ; et l’on peut voir, dans l’ossuaire de la chartreuse d’Auray, d’énormes crânes et de mastodontesques fémurs, qui appartinrent à ses glorieux ancêtres.

Au moment où je pénétrai dans la cour, par association d’idées facile à expliquer, je me souvins qu’un jour, à la sortie de la gare de Quimper, je fus abordé par une sorte de mendiant très guenilleux, qui me dit, en désignant un vieillard plus guenilleux que lui, à la poitrine duquel pendait une médaille de commissionnaire, aussi large qu’un bouclier :

— Donnez donc votre valise à ce vieux-là… C’est le marquis de T… Ses aïeux étaient au combat des Trente…

— Et vous ? dis-je.

— Les miens aussi y étaient ! soupira-t-il.

Et il ajouta, avec un geste d’hiérarchique résignation :

— Mais, moi, je ne suis que vicomte !

Mon hôte m’attendait sur le perron, et il fouettait l’air de sa cravache. Il me reçut cordialement ; c’était un petit homme, assez râblé, rouge de visage et dont les moustaches tombaient en pointes fort longues de chaque côté de la bouche. Il n’était point, à proprement parler vêtu de guenilles, comme son collègue en combat des Trente de Quimper, mais ses habits étaient sales et très usés. On y reconnaissait cependant une certaine préoccupation de moderne élégance, dans la forme du col de chemise et aussi dans l’étriqué du veston. Ses jambes ballaient en des houseaux de construction bizarre, semblables à des jambards de chevalier et formidablement armés d’éperons.

— J’ai vendu mon cheval, me dit-il… Le foin est trop cher cette année… Je me sers de la jument du fermier… Quelle sale époque !… Entrez donc… Nous allons prendre un vermouth.

À travers des pièces humides et froides, d’un froid de sépulcre, et presque exclusivement meublées de portraits du Pape, du général de Charette, du comte de Chambord, et de photographies de la basilique de Sainte-Anne, il me conduisit à une espèce de réduit qui exhalait une odeur forte de vieille pipe et de cuir mouillé. Au milieu du réduit était un bureau. Sur le bureau, parmi des débourroirs, des blagues brodées de fleurs de lys, d’anciens culots épars, s’étalaient le journal La Croix, l’Univers, et une publication mensuelle, le Saint-Yves « revue de sciences sociales » qui se rédige à Rennes. Tandis qu’il retirait de l’armoire la bouteille de vermouth, j’ouvris au hasard le Saint-Yves, « revue des sciences sociales » et je lus :

« Aucun, parmi les saints bretons, et même parmi les saints français et étrangers, ne ressuscita autant de morts que saint Yves, notre glorieux patron. Outre les quatorze morts qu’il rappela à la vie, ainsi que tout le monde le sait, le jour même de sa béatification, il ressuscitait de préférence les enfants et les vieillards, quelquefois aussi des marins. »

Cette étude sociale de la vie de saint Yves était signée par un médecin, professeur de biologie à la faculté de Rennes. Je demeurai rêveur en songeant aux étonnants et multiples pouvoirs des saints bretons, et, par le souvenir, je revis dans la belle cathédrale de Quimper une stupéfiante fresque de Yan Dargent, au bas de laquelle brille, en caractères gothiques, cette légende : « Saint Corentin inculquant le don de la langue bretonne, par une seule imposition de sa main sur la bouche des étrangers ».

— Buvez donc, cria mon hôte. Sacristi, mon cher, en Bretagne, on est d’attaque. Les verres pleins n’ont jamais traîné… Allons !… Le Pape d’abord… ensuite le Roi… Et puis… D’un trait il avala le contenu de son verre.

— Et puis, le vermouth !… acheva-t-il, en claquant de la langue… Voilà notre devise… Autrefois, après une belle orgie, quand l’un de nous mourait, on disait : « Mort au champ d’honneur ! » À présent… Beuh !… il ne meurt plus personne… Quelle sale époque !… mais le dernier mot n’est pas dit…

Et, avec un geste terrible, il me montra deux fusils, deux antiques flingots à pierre, rongés par la rouille, et qui pendaient à des clous, le long de la boiserie.

— Ils reverront les bleus, allez, ces petits joujoux-là !

Alors, il me raconta, non sans orgueil, que son père, commandant une bande de réfractaires, sous Louis-Philippe, arrêtait les diligences sur les grandes routes, volait l’argent du gouvernement, tuait les gendarmes. Il en avait occis quatorze, sans compter des conducteurs malappris et des voyageurs récalcitrants.

— C’était le bon temps ! conclut-il… Moi aussi, j’ai dans le sang la haine des gendarmes… Ainsi, à la chasse, quand je rencontre un gendarme, je le vise… Et ça me fait plaisir de le tenir au bout de mon fusil, il me semble que je chouanne… Un jour, par mégarde, le coup partit, et je salai le gendarme au derrière d’une vingtaine de grains de plomb… Eh bien ! le croiriez-vous ?… On me condamna à deux mille francs de dommages et intérêts… Pour un gendarme, c’est raide, hein ?… Quelle sale époque !

Et brusquement, éclatant de rire, il me tapa sur le ventre.

— Non… non !… C’est trop drôle… Ça me rappelle une autre bonne blague… Écoutez ça… Il y a juste vingt-deux ans… En ce temps-là, j’avais six chiens courants, des bêtes admirables et plus féroces que des loups. Un jour que je revenais de la chasse, n’ayant rien levé, j’aperçus sur la route, un petit bonhomme qui trottinait. Je le reconnus, c’était un clerc d’huissier, un sale bougre de républicain, qui jamais n’avait fourré les pieds dans une église… Je me dis : Attends, attends… Nous allons nous amuser un peu… Je découplai mes chiens et les mis sur la piste du clerc d’huissier… Hardi ! mes petits ! Hardi ! mes toutous !… Et menez-moi rondement cette sale bête puante… Les chiens partent, le clerc détale. Hardi, les amours !… Et ça fait un vacarme de tous les diables. Le clerc saute le fossé, s’engage dans la lande, tourne, vire, tombe, se relève… Hardi là, les bonnes bêtes !… Mais l’animal aperçoit une maison. Un dernier effort et il arrive juste au moment où les chiens allaient le prendre… Il était forcé !… De peur, de fatigue, de je ne sais quoi, il eut un transport au cerveau, et creva le lendemain… Ça m’a coûté vingt-cinq mille francs, cette plaisanterie-là !… Ainsi, deux mille francs pour un gendarme, vingt-cinq mille francs pour un clerc d’huissier, sans compter tout ce que cette gueuse de Révolution nous a volé !… Si ce n’est pas dégoûtant !… Et voilà ce que c’est que votre démocratie !… Nom de D… !

Quatre heures sonnaient quand je quittai mon hôte : il était ivre-mort.

II

Le coin de terre où s’élève la basilique de Sainte-Anne donne bien la caractéristique du pays morbihannais, de tous les pays bretons resté le plus obstinément breton par l’amour entêté de sa langue natale, par le culte idolâtre de ses souvenirs, par ses coutumes anciennes que ni le temps, ni le progrès, ni le nivellement politique n’effacent, et par l’aspect sévère, âpre, indiciblement triste de son sol. Ce sont des landes, pelées, pierreuses, mangées par la cuscute, où paissent des vaches squelettaires, et quelques chevaux-fantômes ; des landes coupées de hauts talus qui barrent le ciel comme des murs, et derrière ces talus, dans un espace qu’on devine, des pins isolés dont on n’aperçoit, au bout de hampes torses, que les têtes arrondies, remuées par la brise et bleuissant dans l’air morne, hanté de la fièvre. Puis des cultures maigres, de pauvres emblaves apparaissent auxquelles succèdent encore des landes, et parfois des bois de chênes, épais, trapus, dont les cimes moutonnent durement sous le pâle soleil. De distance en distance, le terrain s’abaisse, et par une dévalée rapidement franchie, l’horizon s’élargit, mais pas bien loin, un horizon lourd, opaque, écrasé de verdures sombres, entre lesquelles brillent ainsi que des plaques d’or quelques champs de blé mûrissant.

En ce temps de silence et d’immobilité, les légendes, filles des blancs étangs nocturnes et des vastes landes, un parfum de miel, règnent sur l’imagination abrutie de l’homme, aussi puissantes, aussi dominatrices qu’autrefois. Depuis Yves Nicolazic, qui vit sainte Anne impalpable et rayonnante de lune se montrer à lui, dans le champ sacré du Bocenno, rien n’est changé. Il semble même que la nouvelle basilique, sortie avec ses marbres lourds et ses insolentes dorures des flancs appauvris de cette contrée maudite, ait jeté autour d’elle plus d’ombre épaisse, plus de misère et plus de servitude.

Tout autour de la cathédrale, massive et sombre copie de la Renaissance, grouille une foule énorme de pèlerins, une foule silencieuse et triste, qui ondoie avec des mouvements lents de troupeaux parqués. Foule plus disciplinée que croyante, qui redoute le prêtre et tout l’inexorable appareil religieux plus qu’elle ne le respecte. Il s’élève d’elle, en même temps que les sourds murmures des respirations, et les rumeurs des piétinements, un bruit clair de chapelets déroulés, un bruit vague de prières marmottées. Dans le champ du Bocenno, cinq mille pèlerins sont agenouillés, le dos courbé sous la tempête sonore que soufflent du haut de la tour, les bourdons de la basilique ; sur les marches de la Sainte Chapelle « qu’on ne peut gravir qu’à genoux », s’entassent, s’empilent des êtres prostrés. Et, sans cesse, des prêtres en surplis, des moines en robe brune, des évêques, dont la mitre chancelle, passent, affairés, gesticulant, se traçant à coups de coudes un chemin, à travers cette forêt de corps humains. Impossible de pénétrer dans l’église dont on aperçoit, au-dessus des têtes houleuses, entre les piliers, dans un fond d’or et de clarté rouge, l’autel où se dresse la fulgurante image de sainte Anne, terrible et vorace comme une divinité de l’Inde.

La main du prêtre, qui fut toujours si pesante, pèse d’un poids plus écrasant sur le crâne et sur le ventre de ces malheureux qu’on voit lutter, avec la résignation des bêtes domestiques, contre l’âpre terre inféconde. Les chemins de fer, ces conquérants, n’ont pu laisser d’autres traces ici que celles vite disparues de leur fumée. Les trains passent entre les pins, entre les chênes, entre les blocs de granit ; ils passent en vain s’essoufflant… Ils ont passé… entre les pins, entre les chênes, nulle part, ils n’ont déposé un atome de la vie nouvelle qui gronde dans leurs flancs. Et même ne voit-on pas avec étonnement, au-dessus des locomotives et des poteaux télégraphiques humiliés, la statue de la patronne des Bretons couronner la gare de Sainte-Anne de sa masse de fonte énorme et bénite ?


?



La Bouille est, sur la Basse-Seine, un petit village, fréquenté des Rouennais et des gens d’Elbeuf. Il n’a de particulier que cette faveur qui, on ne sait pourquoi, le désigne à la passion des excursionnistes et villégiaturistes départementaux. Par un phénomène inexpliqué, La Bouille leur procure, paraît-il, l’illusion d’une plage et le rêve d’une mer. De Rouen ou d’Elbeuf, on assiste à cette folie des familles partant pour La Bouille, les petits avec des haveneaux et des paniers où le mot : « crevettes » est brodé en laine rouge ; les grands coiffés de chapeaux à la Stanley, armés de lorgnettes formidables, et tout pleins de cette religieuse attention que donne la promesse des grands horizons maritimes et des bonnes brises salées. Or, à La Bouille, la Seine n’est pas plus large qu’à Vernon ou au Pont-de-l’Arche. En revanche, elle y est moins accidentée. Elle coule, lente et coutumière, entre deux berges expressément fluviales, que hantent les gardons et les chevennes, poissons terriens s’il en fut. Et cependant, pour peu que vous causiez cinq minutes avec un Rouennais de Rouen ou un Elbeuvien d’Elbeuf, il vous dira « Comment, vous ne connaissez pas La Bouille !… Mais il faut aller à La Bouille, il faut déjeuner à La Bouille ! La Bouille ! La Bouille ! » Quand il a dit : La Bouille ! il a tout dit. Quand il est allé à La Bouille, il a tout fait. Dans l’arrière-boutique, emplie de la poussière du coton, dans l’asphyxiante odeur de l’usine, La Bouille se présente à son esprit comme une sorte de Nice normande, de Sorrente occidentale, d’île lointaine et féerique, ceinturée de plages d’or et frangée d’écume rose, où sont des fleurs, des poissons et des oiseaux, comme il n’en existe dans aucun coin équatorial.

La vie est pleine de folie, surtout pendant l’été, où elle pullule et se multiplie en d’étranges migrations. Quand on croise les regards des hommes, encaqués dans les wagons des trains de plaisir, empilés comme des tas de charbon sur le pont du paquebot à prix réduit, quand on se demande où ils vont, ce qui les pousse, ce qui les a réunis là, quand on suit leurs gestes si complètement inharmoniques au milieu d’aventure et de hasard où ils s’ahurissent, on éprouve la sensation de vivre une vie de cauchemar, effarante, et pareille à un conte d’Edgar Poë réalisé. Il n’y a pas de meilleure objection à la théorie des causes finales que le déconcertant spectacle d’un départ, ou d’une arrivée de touristes, en quelque endroit que ce soit. Pourquoi y a-t-il toujours, parmi les multitudes en fête et si moroses que dégorgent les bateaux sur les quais hostiles, et qui engorgent les trains, pour des destinations circulaires et perrichonnesques, pourquoi y a-t-il un vélocipédiste, un infirmier et un prêtre ? Pourquoi cette rencontre inévitable et fortuite, dans les foules provinciales, aussi inévitable et aussi fortuite, que celle de l’éternel Chinois perdu dans les foules parisiennes ? Ce Chinois, ce vélocipédiste, cet infirmier et ce prêtre, est-ce donc une seule personne ? Ou bien est-ce l’âme même des multitudes, l’insaisissable et toujours présent homme des foules, que suivait, sans pouvoir l’atteindre jamais, le grand conteur américain ? Je ne puis maintenant voir un vélocipédiste, un infirmier, un prêtre, dans une foule, sans ressentir, aussitôt, la terreur si particulière et purement métaphysique que m’ont toujours causée les imaginations supra-sensibles de l’irréel et pourtant si véridique auteur des Histoires extraordinaires. D’ailleurs, où que l’on aille et quoi que l’on voie, on ne se heurte jamais qu’à du désordre et à de la folie. Et la plus grande folie est de chercher une raison aux choses. Les choses n’ont pas de raison d’être, et la vie est sans but, puisqu’elle est sans lois. Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange et anormal Edison qui s’imagine l’avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d’inutiles et inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ? Et pourquoi, moi aussi, serais-je allé à La Bouille ?

Le jour que, sur les quais de Rouen, je m’embarquai pour La Bouille, rêvant à je ne sais quels paradis, la première chose que j’aperçus sur le bateau fut un vélocipédiste, la seconde un infirmier, la troisième un prêtre. Je les aperçus nettement tous les trois, je n’aperçus même qu’eux, bien qu’ils fussent perdus dans une foule de drapiers et de cotonniers, dont la plupart, terribles Livingstones séquanais, étaient coiffés de casques blancs et chaussés de jambières en cuir fauve. Cela me disposa mal à la joie. Il pleuvait et le vent d’ouest faisait clapoter le fleuve. Je pensai tout de suite que j’aurais bien dû rester à Rouen, au lieu de courir la chance d’un paysage envahi par tant de drapiers et de cotonniers. Rouen est une ville admirable, et qu’on ne se lasse jamais d’admirer, bien qu’elle ait été déjà fort endommagée par la truelle moderne. Avec ses cathédrales, ses palais, ses maisons ciselées comme une serrure d’art, c’est vraiment la ville éternelle. Il faut même se hâter de l’admirer avant que tout cela ait disparu — ce qui ne saurait tarder, — sous le vandalisme des réparations. Les architectes ont envahi, hideuses limaces, le flanc des monuments et dévorent cette floraison superbe de pierre. Mais le bateau filait ; déjà il avait franchi le port. Les coteaux apparaissaient couronnés de forêts, flanqués de villas riantes ; et très graves, les drapiers regardaient la Seine, avec ce regard conquérant que dut avoir Stanley, lorsque, pour la première fois, il découvrit les grands lacs vierges du continent africain.

Le voyage s’effectua sans incidents. Pourtant, en passant au Val-de-la-Haye, un cotonnier révolutionna toutes mes notions historiques. Sur le bord du fleuve, une colonne s’élève, que surmonte un aigle aux ailes éployées. Cette colonne insolite, qui tout à coup se dresse sur la berge, dans une prairie, éveilla la curiosité d’un passager. Il demanda ce que cela signifiait. Un cotonnier dit :

— C’est une colonne commémorative.

— Commémorative… de quoi ? insista le passager.

— Commémorative d’un des plus fameux événements dont parle l’histoire, répondit le cotonnier, non sans orgueil…

Et comme le passager ouvrait des yeux béants d’attention, le cotonnier déclara :

— C’est là, monsieur que Napoléon débarqua, à son retour de l’Île d’Elbe, sous Louis-Philippe.

Le passager sursauta. Mais il était timide :

— Ah ! Vraiment !… dit-il… En effet, je me rappelle… Mais ne confondez-vous pas Napoléon avec ses cendres ?… Parce que, Napoléon, à son retour de l’Île d’Elbe, il me semble bien, débarqua…

D’un mouvement brusque, le cotonnier enfonça sur sa tête son casque dont le voile flottait dans le vent.

— Dites-donc, vous ?… Regardez-moi bien… Ai-je l’air d’un homme qui confond ?… Quand je vous dis que Napoléon a débarqué là, c’est qu’il a débarqué là… Suis-je du pays, oui ou non ?…

Un drapier qui avait saisi la conversation, intervint, conciliateur et poli :

— Le fait est exact, monsieur… Napoléon a bien débarqué ici… Et même j’ose dire que, si au lieu de débarquer au Val-de-la-Haye, il eût débarqué à La Bouille, comme cela pouvait arriver, mon Dieu, à quoi tiennent les choses ?… il eût été tellement enchanté du pays, qu’il y serait peut-être resté… Et nous n’aurions pas eu de Waterloo.

Le passager jeta sur moi des regards effarés… On arrivait à La Bouille. La joie, l’orgueil illuminèrent les visages rouennais d’une lueur subite. Malgré la pluie que le vent d’ouest nous cinglait à la figure, je vis les petits s’éparpiller sur les berges du fleuve, brandissant d’illusoires haveneaux, et les grands coiffés de leurs casques et de leurs cache-nuque, s’étaler sur l’herbe mouillée, comme sur le sable d’une grève, et suivre, d’un œil charmé, le mouvement des vagues chimériques et le vol lointain des bateaux absents, tandis que des couples adultères, enviant la liberté des mouettes idéales et l’infini de l’horizon ouvert à leurs désirs, rêvaient à des voyages qui ne finissent pas.

Or, je remarquai, avec une grande mélancolie, que la Seine, tout à l’heure, large et gaie, se resserre à La Bouille, s’étrangle contre le coteau, et s’attriste, reflétant les nostalgies de ce petit village, dont les Rouennais troublent la paix rurale. Le bac passait une vache de l’autre côté du fleuve. Sur le quai, jambes pendantes, un ancien gendarme pêchait à la ligne, et des mouches s’acharnaient autour d’un morceau de viande, accroché à l’étal d’un boucher.

J’allai m’échouer dans un restaurant, et là, durant deux heures, devant un vague déjeuner, j’observai la joie du meurtre, qui brillait dans les regards d’une femme, venue, là, avec un vieux parent. Je n’entendais pas ce qu’elle disait, mais lui, le vieux, chaque fois, répondait :

— Mais non, ma nièce, mais non… il fait trop froid… Ça me donnerait une fluxion de poitrine… Tu sais bien que j’ai failli mourir de ça, l’année dernière, chez toi…

Sur le chemin de halage, le vélocipédiste voltait sur son vélocipède.



Le poitrinaire


Une terrasse fleurie de roses et parfumée par l’ombre odorante des mimosas. Devant la terrasse, des jardins, en pente, plantés de palmiers, d’oliviers, d’eucalyptus, descendent doucement, semés çà et là de villas claires, jusqu’à la mer. La mer est toute bleue, et sur sa surface immobile, criblée de paillettes étincelantes, au loin, passent de blancs vols de barques. Au-dessus, le ciel est pur, d’un bleu qui va se poudrant d’or et se lavant de rose à l’horizon. Sur la route qui longe le pied de la terrasse, des promeneurs, des voitures se croisent sans cesse. Une joie circule dans l’air ; le soleil met une gaîté charmante sur toute chose, alentour. Le poitrinaire est assis, presque couché, dans un grand fauteuil, parmi des coussins ; sa tête repose sur un oreiller où l’ombre des feuilles voisines dessine de mouvantes arabesques. Il est pâle, d’une pâleur cireuse, avec une roseur pourprée aux pommettes et, dans ses yeux humides, un presque surnaturel éclat. Il a les mains, des mains longues et décharnées, posées sur un plaid très chaud qui lui enveloppe les jambes. Près de lui, sa mère se livre, distraite et douloureuse, à un vain travail de crochet. Elle le regarde souvent, rajuste le plaid, cale les coussins, et se remet à faire aller ses aiguilles, machinalement. La brise apporte un bruit lointain de chansons.


LA MÈRE.

Comment es-tu, mon enfant ?


LE POITRINAIRE (d’une voix faible, haletante).

Mais je me trouve bien… Je me trouve vraiment bien… Oui, je crois que je suis vraiment bien.

Il tousse.


LA MÈRE.

Est-ce que cette brise ne te gêne pas ?


LE POITRINAIRE.

Oh ! non ! cette brise est bonne… Il fait si beau… Et puis, cette mer… Je me trouve bien…

Il tousse encore.


LA MÈRE.

Si nous rentrions, veux-tu ?… Je vais appeler.


LE POITRINAIRE.

Oh ! non… pas encore !… Mais je ne suis pas malade !… Je suis faible, un peu, voilà tout… je suis… je suis enrhumé… Mais, je ne suis pas malade.


LA MÈRE

Sans doute, sans doute, mon enfant !


LE POITRINAIRE

Ah ! je ne voudrais pas être malade !… C’est si triste d’être malade !… Comment va cette pauvre jeune fille d’à côté ? Je ne l’ai pas vue aujourd’hui.


LA MÈRE

Je pense qu’elle va mieux, aussi…


LE POITRINAIRE (répétant la phrase de la mère)

Je pense qu’elle va mieux, aussi !… Pourquoi dis-tu : aussi ?… Je ne suis pas malade, moi… Est-ce que je suis malade ? Est-ce que je suis malade ? Est-ce que tu me crois malade ?… Elle va mieux, aussi !


LA MÈRE

Mais non ! mon enfant… tu n’as pas compris… je n’ai pas dit : aussi !…


LE POITRINAIRE

C’est qu’elle est malade, elle, très malade !… Hier, elle avait l’air d’une morte… Pourquoi n’est-elle pas venue, aujourd’hui, sur sa terrasse ?


LA MÈRE

Je ne sais pas… Peut-être a-t-elle une visite ?… Ne pense pas à cela…


LE POITRINAIRE

Elle doit être morte… On a beaucoup sonné à la villa, aujourd’hui… Il me semble qu’il est venu beaucoup de monde à la villa… Il me semble que j’ai entendu quelqu’un pleurer, tout à l’heure… Elle doit être morte !


LA MÈRE

Quelle idée !… Personne n’a pleuré !…


LE POITRINAIRE

Si… je crois bien que quelqu’un a pleuré… Elle doit être morte !… Quel dommage !… Comment s’appelle-t-elle ?


LA MÈRE.

Je ne sais pas…


LE POITRINAIRE.

Je voudrais savoir comment elle s’appelle… D’où est-elle ?


LA MÈRE.

On dit qu’elle est Russe !…


LE POITRINAIRE.

Est-elle riche ?… C’est sans doute son fiancé, ce jeune homme qui est venu déjà plusieurs fois !… Il ne me plaît pas… Il n’a pas l’air triste… Mère !


LA MÈRE.

Mon enfant !…


LE POITRINAIRE.

Elle doit être morte !… Hier, je ne l’ai pas bien regardée… mais elle avait le sourire de la mort dans les yeux… Je voudrais savoir… Je voudrais que tu envoies demander…


LA MÈRE.

Mais, mon enfant, nous ne la connaissons pas…


LE POITRINAIRE.

Je voudrais savoir… Et puis, nous la connaissons, puisqu’elle est si malade !


LA MÈRE.

Voyons, ne parle pas comme ça… Tu t’agites… Cela te fait mal… Si nous rentrions ?…


LE POITRINAIRE.

Non !… Non !… Je n’aime pas être dans la chambre… Cela me fait peur… Cela sent des choses fortes, des odeurs qui me rendent malheureux… Ici, je suis content… Qu’est-ce qui sent si bon, ici ?… C’est de l’héliotrope, n’est-ce pas ?


LA MÈRE.

Oui, c’est de l’héliotrope… Tu t’en plaignais hier…


LE POITRINAIRE.

Je m’en plaignais hier ?… Tu crois ?… Je ne me souviens pas… Nous n’avons pas d’héliotropes, chez nous, là-bas ?


LA MÈRE.

Non.


LE POITRINAIRE.

Il faudra en planter, quand nous reviendrons… Pourquoi es-tu triste ?


LA MÈRE.

Mais, je ne suis pas triste, mon chéri… Je ne suis pas triste… Pourquoi veux-tu que je sois triste ?


LE POITRINAIRE.

Je ne sais pas… Il me semblait… Il ne faut pas être triste !… Est-ce que nos amis vont venir aujourd’hui ?


LA MÈRE.

Sans doute, ils vont venir… Ils viennent tous les jours.


LE POITRINAIRE.

Ah !


LA MÈRE.

Est-ce que cela te chagrine ?


LE POITRINAIRE.

Jenny me fatigue… Elle rit trop… Oui, je crois qu’elle m’a beaucoup fatigué, hier… Je n’aime pas son rire… Je n’aime pas qu’on soit si gai… Il me semble que ce n’est pas bien de rire et d’être gai… Quand je la vois si joyeuse, si bien portante, je ne sais pas pourquoi, j’ai souvent envie de pleurer… J’ai… j’ai… trop chaud !… Je suis tout en sueur… Cela me brûle, là, dans la poitrine… (Il est pris d’une quinte de toux. Sa poitrine râle, ses flancs halètent ; sa mère se lève, se penche près de lui, lui soutient doucement la tête, lui essuie doucement le front où roulent de grosses gouttes de sueur)… Oh ! le maudit rhume !… comme il me tient !… comme il me fait mal !… (La mère verse dans une tasse quelques gouttes d’une potion calmante)… mais je ne suis pas malade, n’est-ce pas !… Cela passera… je ne veux pas que Jenny vienne… je crois que c’est elle qui me fait tousser… Dis, mère, elle ne viendra pas ?…


LA MÈRE (lui tendant la tasse).

Non, mon chéri, elle ne viendra pas… Allons, bois un peu… bois doucement… Tu t’agites, tu t’agites… tu parles, tu parles !… Allons, bois.

Il boit, avec un effort douloureux des lèvres…
Le liquide coule par chaque côté de la bouche.


LE POITRINAIRE (après avoir bu).

Ah ! que c’est fatigant, de boire ! Je ne sais pas pourquoi tu m’obliges à boire tous ces remèdes !… Je ne suis pas malade, moi !… Et ces fioles rangées, dans ma chambre, sur la nappe blanche, cela m’attriste tant… Il me semble que ce sont des cierges et qu’il y a un mort, tout près, pour qui l’on prie…


LA MÈRE.

Ne parle pas, je t’en supplie. Repose-toi… Veux-tu que je te lise quelque chose ?


LE POITRINAIRE.

Oh ! non ! merci petite mère… Je n’aime plus les livres… il n’y a plus rien dans les livres… Parfois, quand je pense, j’entrevois des choses qui viennent de très loin, et c’est bien plus beau que ce qu’il y a dans les livres…


LA MÈRE.

Repose-toi mon enfant, je t’en supplie… Ne dis plus rien… Tu vas tousser encore…


LE POITRINAIRE.

Mais, non, c’est fini… Je suis bien, je me trouve très bien… Je ne suis pas malade… Je ne veux plus que le médecin vienne ici… Chaque fois qu’il vient ici, je ne sais pas pourquoi, cela te rend toute triste… Et puis ses questions me fatiguent, ses mains m’irritent… Quand il m’ausculte, je sens sa barbe sur moi, et cela m’est insupportable… Pourquoi fait-il tout cela ?… Puisque je ne suis pas malade… Je ne veux plus qu’il vienne… As-tu remarqué comme il est toujours habillé de noir ?… On dirait qu’il porte le deuil de tous les pauvres malades qui lui demandent de guérir… Non, je ne veux plus qu’il vienne.


LA MÈRE.

Voyons, mon cher enfant, sois calme… Reste, un peu, sans parler… Je t’assure que tu te fais mal…


LE POITRINAIRE.

Est-ce lui qui soignait cette pauvre petite jeune fille ?… la Russe… celle qui est morte ?


LA MÈRE.

Elle n’est pas morte, mon chéri… Pourquoi dis-tu qu’elle est morte ?


LE POITRINAIRE.

Elle est morte !… Hier, je ne l’ai pas bien vue, à cause du châle qui l’enveloppait toute… mais, j’ai vu la Mort, près d’elle…


LA MÈRE.

Mon enfant !… Mon enfant !…


LE POITRINAIRE.

Est-ce lui qui la soignait ?


LA MÈRE.

Tu sais bien que non… Tu sais bien que c’est un médecin allemand…


LE POITRINAIRE.

Pourquoi n’est-il pas venu, aujourd’hui ?…


LA MÈRE.

Il est venu, je t’assure…


LE POITRINAIRE.

Non ce n’est pas lui qui est venu !… Je voudrais la voir… Je l’aime mieux que Jenny… Elle est plus pâle qu’un dahlia blanc !… un tout petit dahlia blanc !… Mère, regarde cette petite voile, là-bas, très loin, dans le soleil… On dirait que c’est son âme qui s’en va.


LA MÈRE.

Allons, mon enfant, il est temps de rentrer… Tu vois bien, il n’y a plus de soleil sur la terrasse…


LE POITRINAIRE.

Oui, tout à l’heure… Quand la voile aura disparu… Comme elle est blanche !… Peut-être que toutes ces voiles sont les âmes des pauvres morts… Elles ne sont plus tristes… Elles sont heureuses, comme des oiseaux… Où vont-elles ?


LA MÈRE.

Je vais dire qu’on vienne… Attends que j’arrange tes oreillers… Tu n’as pas froid ?


LE POITRINAIRE.

Non, je n’ai pas froid… Est-ce que je suis pâle ?…


LA MÈRE.

Mais non, mais non, tu n’es pas pâle…


LE POITRINAIRE.

Si… Tu vois que je suis pâle… Donne-moi ton miroir…


LA MÈRE.

Je ne l’ai pas… Je l’ai laissé dans ta chambre.


LE POITRINAIRE.

Donne-moi ton miroir…


LA MÈRE.

Je te le donnerai dans ta chambre…


LE POITRINAIRE.

Ah ! tu vois bien !… Tu me crois pâle… Donne-moi ton miroir…


LA MÈRE (lui présentant un petit miroir).

Méchant enfant !… (avec un faux sourire). Tu es donc si coquet !…


LE POITRINAIRE (Il examine ses yeux caves, voilés d’ombres lointaines, ses pommettes saillantes, ses joues évidées, sa bouche entr’ouverte, qui n’est plus qu’une barre d’ombre violacée, et les deux roses funéraires que la mort a déjà mises sur son visage, au-dessous des paupières creuses).

Plus près !… plus haut !… mais je ne suis pas pâle… Mais je ne suis pas maigre… Mais je ne suis pas malade !… (La mère se détourne un peu et vivement, essuie une larme)… J’aurais cru que j’étais moins bien, vraiment !… Je suis content !… Mère, il faudra envoyer des fleurs pour la pauvre petite qui est morte…


Une lecture


Un salon très élégant, dans un demi-jour mystérieux… Çà et là, de mourantes étoffes retombent et d’étranges lis dressent leurs calices d’or, sur des fonds rouges de chapelle… Byronnet, l’illustre psychologue, est assis, presque couché en une pose alanguie devant une table de laque, sur un divan, où quelques feuillets d’un manuscrit sont épars… La baronne Hopen et Mme Boniska, assises de l’autre côté de la table, sur des fauteuils bas, regardent Byronnet, attentives et défaillantes. Byronnet, avec des gestes menus, dispose les feuillets de son manuscrit, verse ensuite quelques gouttes de vin de Porto, dans un verre qu’il porte délicatement à ses lèvres…


LA BARONNE HOPEN

Oh ! Byronnet… Nous languissons.


MADAME BONISKA

Nous languissons tellement… Byronnet…


BYRONNET

I begin… Hem !… Hem !


LA BARONNE HOPEN

C’est une histoire d’amour, n’est-ce pas ?


BYRONNET

Que voulez-vous que ce soit d’autre ?…


MADAME BONISKA

Et d’amour mondain ?


BYRONNET

Mais quelle question !… Y en a-t-il donc un autre ?… Et comment concevoir cette idée tellement amère, qu’il peut exister, quelque part, d’autres âmes que les vôtres ? Et comment concevoir aussi cette catastrophe, qu’il pourrait se faire que je ne fusse plus votre psychologue ?… Me voyez-vous décrire les frolies… comment appelez-vous cela, en français ?… les frolies !… ah ! les fredaines d’une pauvresse !…


LA BARONNE HOPEN

Ah ! Byronnet, ne dites pas de vilaines choses !


MADAME BONISKA

Et tellement inconvenantes !… Byronnet, nous languissons !


BYRONNET

I begin… (Il lit.) « Tandis que les nobles convives commençaient à savourer discrètement le potage crème de laitue, la marquise regardait la table, éblouissante et parée d’argenterie auguste et de bibelots très chers. Elle la regardait, comme seules les femmes du monde regardent. Les femmes du monde ont cela de caractéristique, qu’à vrai dire, elles ne regardent pas, et qu’elles voient tout. Leur regard, c’est quelque chose d’inexprimable, et qui n’appartient qu’à elles. Ce n’est pas un regard, c’est plus qu’un regard : une mystérieuse parure morale, une sorte de diamant mentalisé, un égrènement fluide, aérien, de perles, qui seraient, en quelque sorte, des perles intellectuelles… »


Il s’arrête un instant, et, du regard, interroge la baronne Hopen et Mme Boniska.


LA BARONNE HOPEN (soupirant)

Ah ! tellement exquis !


MADAME BONISKA

Comme il nous connaît !… Byronnet, comme vous nous connaissez !… C’est inconcevable, et si subtil, et tellement vrai !


BYRONNET (modeste)

Je suis psychologue, voilà tout !… Je fais de la chimie… de la chimie féminine… (Il reprend sa lecture) … « qui seraient des perles intellectuelles. Les bourgeoises et les femmes du peuple regardent… (avec dégoût)… elles ont des yeux, comme elles ont des pieds, des mains, des narines, des oreilles, c’est-à-dire des organes grossiers, des sens vulgaires, par où elles sentent des choses naturelles, qui ne sont pas de Londres et qui coûtent bon marché. Pour regarder, comme regardait la marquise, il faut être née, ou très riche, c’est-à-dire être tout en âme… Les psychologues seuls qui dînent en ville, vont au club, et dissèquent les âmes confortables, savent la loi de ces différences essentielles qui séparent absolument les femmes qui sont vraiment des femmes de celles qui ne le sont pas, et qui, par conséquent, n’intéressent point l’analyste »…


LA BARONNE HOPEN

Quelle force d’observation !… Quelle profondeur !… Et tellement juste !


MADAME BONISKA

Et puis, comme ce « qui dissèquent » est nouveau et délicieux !… et si philosophique… d’une philosophie tellement… tellement élégante !…


LA BARONNE HOPEN

Tellement correcte !…


BYRONNET

C’est de la physiologie, voilà tout !… (Il reprend sa lecture)… « La marquise regardait la table, chargée de luxes magnifiques et d’impressionnantes mondanités. » (Il s’interrompt encore. À la baronne Hopen et à Mme Boniska)… Remarquez ce rythme, je vous prie… « La marquise regardait la table… » Cela n’indique-t-il pas l’obsession d’une pensée chez la marquise, et un état d’âme particulier chez la table ?… Une correspondance morale de la table qui est regardée à la marquise qui regarde la table ?… Toute la vie mondaine n’est-elle pas psychologiquement résumée dans cette corrélation intime d’une table et d’une marquise ? (La baronne et Mme Boniska ont des gestes d’admiration)… Et combien dramatique !… Et combien moderne !…


LA BARONNE ET MADAME BONISKA
(en proie à une émotion violente)

C’est divin !… c’est… c’est…


BYRONNET

De la psychologie, voilà tout… (Il reprend sa lecture)… « La marquise regardait la table, chargée de luxes magnifiques et d’impressionnantes mondanités… Elle la regardait, non point seulement pour le plaisir noble et consolateur de contempler un spectacle de richesse qui impose toujours du respect aux âmes fières, elle la regardait aussi, parce que, secrètement, elle espérait relever dans son ordonnance quelque imperceptible faute de goût — de ces fautes qui sont des crimes, — dont elle eût pu se faire une arme contre la duchesse, pour lui arracher l’amour du comte Jean. Elle connaissait l’irréprochable et si délicate correction du comte. L’année dernière, brusquement, il avait quitté la princesse, à cause d’un coupé neuf, fait à Londres pourtant, mais auquel il manquait un menu bibelot de toilette : « Ce n’est pas correct, adieu ! » avait-il dit. Et la princesse avait failli mourir, non de l’abandon de son amant, mais de l’incorrection de son coupé. Le comte appartenait à cette forte et superbe race d’hommes de club et de salon qui, par une délicatesse innée, ne peuvent supporter, chez celles qu’ils aiment, l’inauthenticité d’une cuiller, ou la forme démodée d’un cache-pot d’argent. Impitoyable envers lui-même, dont les chemises, chaque semaine, étaient blanchies à Londres et qui n’eût point toléré, à ses chapeaux enviés, d’autre soie que celle prise à des lapins authentiquement tués en Angleterre, il était aussi impitoyable envers les autres. Non seulement il s’apercevait de la réalité visible et présente de la moindre incorrection, mais son flair était tel, il avait une telle acuité, qu’il en devinait, qu’il en sentait l’approche, à travers les murs, les tentures, les corsages fleuris, les sourires grisants et les chairs parfumées. Et puis ses chaussures, dont il possédait une admirable bibliothèque, étaient toujours si impeccables ; et ses cravates, qui n’eussent point tenu dans les vitrines de la collection Sauvageot, d’un choix si souverain, d’une pensée si supérieure !… En ce moment, pâle et si mince, il maniait, en souriant, l’argenterie anglaise, et ce sourire qui allait, approbateur, presque admiratif, de la petite assiette à beurre, en argent anglais, à sa grande assiette, d’un précieux travail anglais, ce sourire qu’il avait devant l’impeccabilité de ces choses, et que dut avoir Napoléon, lorsqu’il contempla ses troupes à Austerlitz et à Borodino, ce sourire fut, pour la marquise, une intolérable souffrance, et son cœur se déchira. »


LA BARONNE HOPEN

Que c’est beau !


MADAME BONISKA

Que c’est poignant !… Ah ! Byronnet, comme vous connaissez le cœur des hommes !


LA BARONNE HOPEN

Presque autant que le cœur des femmes…


MADAME BONISKA

Jamais je n’ai été tant émue… Ah ! Byronnet !… Byronnet !


LA BARONNE HOPEN

Je suis affolée, Byronnet.


BYRONNET

C’est ce que je fais de la chimie masculine aussi… Mais écoutez ceci : (Il lit.) « Sous la rose pâleur des roses abat-jour, dans l’espace rose que laissaient vide les grandes bougies de cire rose, les cache-pots d’argent, garnis d’orchidées, étaient reliés entre eux par des guirlandes de frissonnants bluets… »


MADAME BONISKA

Oh !… oh !…


LA BARONNE HOPEN

Aïe !


BYRONNET

Quoi ?… Qu’avez-vous ?


MADAME BONISKA

Oh !


LA BARONNE HOPEN

Aïe !


BYRONNET

Mais qu’y a-t-il ?… Mais qu’y a-t-il ?


MADAME BONISKA

Oh ! les bluets ! Byronnet !


BYRONNET

Hé bien ?


LA BARONNE HOPEN

Oh ! pourquoi des bluets, Byronnet !… pourquoi ?…


BYRONNET

Comment, pourquoi ?…


MADAME BONISKA

Mais les bluets n’existent pas, Byronnet !


BYRONNET

Les bluets n’existent pas ?


LA BARONNE HOPEN

Ce n’est pas une fleur correcte… ce n’est pas une fleur du monde, Byronnet !


BYRONNET

Pas une fleur du monde ?


MADAME BONISKA

Les bluets deviennent noirs à la lumière, Byronnet.


BYRONNET

Les bluets deviennent noirs…


LA BARONNE HOPEN

Ah ! quelle catastrophe !


MADAME BONISKA

Avoir tant de talent ! et mettre… bluets ! Quel dommage !


LA BARONNE HOPEN

Que je souffre de ces bluets !… des bluets !…


BYRONNET

Hé bien !… quoi ? des bluets !…


MADAME BONISKA

Mais il n’y a pas de faute plus grande contre l’élégance… Et votre marquise n’est pas une vraie grande dame… Elle a des goûts grossiers… Ce n’est pas admissible.


BYRONNET

Pas une vraie grande dame, une marquise ?… Vous m’offensez en la supposant telle… Ai-je donc l’habitude de peindre des femmes dont l’aristocratie est douteuse ?… (Très froid.)… C’est bien… (Il range les feuillets de son manuscrit.) Vous ne connaîtrez pas la suite de mon roman… (Il se lève.) Sachez seulement qu’il y avait de l’amontillado au premier service… (Ironique.) Ce n’est peut-être pas élégant, l’amontillado ?…


MADAME BONISKA

Au premier service !… Byronnet, que vous êtes cruel !


LA BARONNE HOPEN

Mon petit Byronnet !… Enlevez ces bluets, je vous en prie !… Que dirait le monde ?… Et moi, je souffre tant de la vulgarité de ces bluets !… Mettez violettes russes… mais pas bluets !… pas bluets !…


BYRONNET (très froissé)

C’est bien… Je vais à Londres, pour savoir exactement ce qu’il faut mettre quand on est vraiment élégant… Adieu…

Il se dirige vers la porte.


MADAME BONISKA, LA BARONNE HOPEN (le rappelant)

Byronnet !… Byronnet !


BYRONNET (saluant)

Je vais à Londres !…


Il sort.


Sur la route


Deux petits ramoneurs. La nuit tombe sinistre et pâle, enveloppe les champs comme un suaire. Sur la route verglacée, personne, et dans le ciel uni, d’un bleu sombre, les corbeaux ont cessé de passer. À travers la plaine, sur le sol dur, dans le silence, retentit le roulement d’une charrette qui se hâte, qu’on ne voit pas et qui va s’éloignant. Les petits ramoneurs tendent l’oreille au bruit et gémissent. Il semble que les pierres craquent sous l’étreinte du gel, et le vent qui souffle, par rafales brusques et coupantes, est plein de morsures. Dans les arbres lamés de givre, la lune qui monte multiplie de blancs regards féroces et clignotants… Depuis quatre jours, les petits ramoneurs sont tout seuls. Leur maître est mort, un soir, endormi par l’ivresse, au bord d’un fossé. On les a recueillis dans un bourg, on les a mis dans un dépôt de mendicité ; une grande salle froide et nue, où sur une botte de paille étalée des miséreux se lamentaient, des femmes, des tout petits, de grands garçons pâles, des vieillards… Ils sont restés là deux jours, et puis on leur a dit de s’en aller, parce qu’il y avait trop de pauvres, et que la salle était trop petite. Alors, ils sont partis. Ils ont erré, ils ont marché devant eux, tendant la main, et demandant du travail. Mais il n’y a plus de travail ; toutes les cheminées sont ramonées ; et quand ils imploraient un morceau de pain, ils entendaient toujours les mêmes paroles : « Encore des vagabonds ! C’est étonnant ce qu’il y a de vagabonds, cette année, sur les routes… Pourquoi ne fourre-t-on pas tout ça en prison ? » Ils voudraient bien être fourrés en prison, parce qu’ils auraient moins froid, peut-être, et moins faim !… Hélas ! les prisons, aussi, sont pleines partout !… Tout à l’heure, ils ont aperçu, à quelques mètres de la route, une belle ferme, avec une grande cour et des grands bâtiments tout autour. Sans doute qu’il y a là des granges, des fanis, de chaudes étables… On serait si bien là-dedans !… Et ils se sont émerveillés à suivre, dans l’air, un gros panache de fumée qui s’élevait au-dessus du toit, tourbillonnait un instant, et s’évanouissait dans le ciel… Alors ils se sont décidés à demander un abri, un tout petit coin dans la paille, ou sur le fumier, pour la nuit… Leurs petites faces noires, leurs toques couvertes de suie ont mis les gens en colère et en défiance : « Non, non… Allez-vous en… Il n’y a pas de place ici pour les voleurs ! » Et comme ils ont insisté, une femme, grosse et rouge, les a menacés de lâcher sur eux les chiens… En effet, un chien hérissant sur son dos de longs poils roux, la gueule terrible, aboyait, s’élançant, d’un bond, jusqu’au bout de sa chaîne… Ils ont regagné la route, le cœur gros ; ils ont marché, marché encore… Puis, brisés de fatigue, grelottant sous leurs noires guenilles, ils se sont arrêtés… La plaine est vide… Aucune lumière… Que vont-ils faire ? Où vont-ils aller ? Ils ne savent pas… La terreur du ciel les écrase… le froid les déchire… Ils sentent dans leur corps une douleur vive, comme si leur peau était à vif… Les petits ramoneurs se sont rapprochés l’un de l’autre… se sont serrés l’un contre l’autre… la main dans la main… et les larmes se glacent à la pointe de leurs cils…


PREMIER RAMONEUR

Tu ne vois pas de maison ?


DEUXIÈME RAMONEUR

Non… je ne vois pas de maison.


PREMIER RAMONEUR

Regarde bien… Il n’y a pas d’abri ?


DEUXIÈME RAMONEUR

Non… il n’y a pas d’abri…


PREMIER RAMONEUR

Et la ville, tu ne sais pas si c’est loin, encore, la ville ?


DEUXIÈME RAMONEUR

Quelle ville ?… Il n’y a plus de villes… Il n’y a que le ciel si noir et la lune si méchante…


PREMIER RAMONEUR

Pourquoi ne passe-t-il pas de voiture ?… S’il passait une voiture… nous appellerions…


DEUXIÈME RAMONEUR

Tu sais bien que les voitures ne s’arrêtent pas… Elles ont trop froid… Écoute !…

Il tend l’oreille.


PREMIER RAMONEUR

Quoi ?


DEUXIÈME RAMONEUR

Écoute donc !


PREMIER RAMONEUR

Dis quoi ?… Est-ce la ville ?…


DEUXIÈME RAMONEUR

Écoute donc !… J’entends une voiture ! Il me semble que c’est une voiture… là-bas… (On entend, en effet, un bruit vague, lointain, et qui cesse, peu à peu)… Tu n’entends pas ?


PREMIER RAMONEUR

Non, je n’entends pas… J’entends des canards qui passent, dans l’air, au-dessus de nous… j’entends le vent… et mon cœur qui bat et mes oreilles qui bourdonnent !…


DEUXIÈME RAMONEUR

Écoute… écoute encore… (Il tend l’oreille, de nouveau. Le vent lui-même s’est tu… Dans le silence morne, c’est, très haut, comme un froissement, à peine perceptible, d’ailes fuyantes, le vol d’invisibles oiseaux de passage)… Non, ce n’est pas une voiture… Ce n’est rien…


PREMIER RAMONEUR

Ce n’est rien.


DEUXIÈME RAMONEUR

Mon Dieu !… Mon Dieu !


PREMIER RAMONEUR

Avançons un peu… Nous apercevrons peut-être une maison…


DEUXIÈME RAMONEUR

Oui !… Il y a quelques fois, sur les routes, des cabanes de cantonnier…


PREMIER RAMONEUR

Il y a aussi, quelquefois, des carrières… Avançons un peu !… Il y a quelquefois des carrières…


DEUXIÈME RAMONEUR

Oui, mais il y a aussi des bêtes, quelquefois, dans les carrières…


PREMIER RAMONEUR

Qu’est-ce que ça fait ?… Nous n’avons pas peur des bêtes… Les bêtes ne sont pas méchantes, elles… Elles ne sont pas méchantes comme les gens !… avançons un peu…


DEUXIÈME RAMONEUR

Je ne peux pas… Je suis trop las… Je ne puis plus marcher… On dirait que j’ai, là, quelque chose qui m’empêche de marcher.


PREMIER RAMONEUR

Avançons tout de même… Tiens… jusqu’à cet arbre… derrière ce talus, tout près… Nous y serons à l’abri du vent…


DEUXIÈME RAMONEUR

Attends !… Mais qu’est-ce que j’ai ? Je ne sens plus mes jambes…


PREMIER RAMONEUR

Avançons tout de même… (Ils se traînent jusqu’au pied de l’arbre, et s’accroupissent dans le fossé, serrés l’un contre l’autre, étroitement). Tu vois, on est mieux ici…


DEUXIÈME RAMONEUR

Oui, je crois qu’on est mieux…


PREMIER RAMONEUR

On ne sent plus le vent !… Approche-toi encore de moi…


DEUXIÈME RAMONEUR

Oui, je crois qu’on est mieux… Peut-être qu’il fera bon demain, dis ?


PREMIER RAMONEUR

Oui, il fera chaud demain… Et nous pourrons retourner au pays. Approche-toi encore plus près…


DEUXIÈME RAMONEUR

C’est loin, le pays !… C’est bien loin d’ici, pas ?… Il faudra longtemps pour y arriver, dis ?


PREMIER RAMONEUR

Oui… mais s’il fait chaud, qu’est-ce que ça fait ?


DEUXIÈME RAMONEUR

Pourquoi n’y a-t-il pas de montagnes par ici, comme chez nous ?… Des plaines, de grandes plaines, rien que des plaines. Je n’aime pas ça… Ça me donne envie de pleurer… Dis, pourquoi qu’il n’y a pas de montagnes ?


PREMIER RAMONEUR

Je ne sais pas… C’est peut-être parce que c’est un mauvais pays…


Un silence.


DEUXIÈME RAMONEUR

Pourquoi notre maître est-il mort ?… Il n’aurait pas dû mourir… J’aurais mieux aimé encore qu’il nous batte…


PREMIER RAMONEUR

Il nous battait quand il avait trop bu… mais ce n’était pas un méchant maître…


DEUXIÈME RAMONEUR

Il n’aurait pas dû mourir… Nous aurions moins froid…


PREMIER RAMONEUR

C’est vrai… Il ne nous donnait pas beaucoup à manger… Mais nous avions moins faim…


DEUXIÈME RAMONEUR

Non, ça n’était pas un méchant maître… Il était moins méchant que le chien de la ferme !…


PREMIER RAMONEUR

Et puis, il nous permettait toujours de voler les fruits, sur les routes…


DEUXIÈME RAMONEUR

Il n’aurait pas dû mourir…


Un silence.


PREMIER RAMONEUR

Je ne sais pas ce que j’ai… On dirait que mes jambes sont mortes.


DEUXIÈME RAMONEUR

Moi aussi, on dirait que mes mains sont mortes…


PREMIER RAMONEUR

Je ne sais pas ce que j’ai… On dirait que ma poitrine est morte…


DEUXIÈME RAMONEUR

Moi aussi !… On dirait que ma poitrine est morte…


PREMIER RAMONEUR

Je ne puis plus remuer les bras.


DEUXIÈME RAMONEUR

Je crois que je n’ai plus mes pieds… Il me semble qu’on m’a enlevé mes pieds…


PREMIER RAMONEUR

Je ne sais plus où est ma tête… Je ne sens plus ma tête… Et j’ai sommeil…


DEUXIÈME RAMONEUR

Moi aussi, j’ai sommeil… Et je n’ai plus froid…


PREMIER RAMONEUR

Je n’ai plus faim…


DEUXIÈME RAMONEUR (très faible)

Je ne vois plus rien…


PREMIER RAMONEUR (d’une voix éteinte)

Je n’entends plus rien… Si… j’entends une cloche… Il y a une cloche qui sonne, très loin… Il y a des musiques aussi, qui chantent très loin…


DEUXIÈME RAMONEUR (comme dans le rêve)

Est-ce que tu me parles ?… Où sommes-nous ?… C’est tout blanc… C’est comme des fleurs qui sourient… C’est…

Il s’endort.


PREMIER RAMONEUR

C’est… Oui… C’est…


Il s’endort aussi.


Silence. La nuit se poursuit. Et la lune éclaire le petit tas tout noir des ramoneurs, enlacés l’un dans l’autre, la main dans la main.



Le lendemain, dès l’aube, un cantonnier apparaît sur la route, poussant devant lui une brouette, pleine de sable…


LE CANTONNIER

Mazette !… Quel froid ! Comme la route est glissante ! Va falloir que je remette encore du sable !… Si je serais pas mieux, chez moi, au coin du feu, je vous demande !… Bon dieu de bon dieu !… Et ça va en faire, une saleté au dégel !… Ah ! ben, ça va en faire une saleté !… Mazette !… Quel froid !… Je crois que je n’ai jamais vu un froid pareil !… Qu’é qu’ c’est que ça ?… (Il aperçoit dans le fossé les deux petits ramoneurs.) Ah bien ! par exemple !… c’est des ramoneurs. Faut-il être enragé pour dormir sur la terre, d’un temps comme ça… Les ramoneurs !… ça a le diable dans le corps !… (Il s’approche des ramoneurs.) Dorment-ils donc, ces enragés !… (Il se penche sur eux.)… Hé ! là-bas !… Ah ! mais, ils dorment ! ils dorment ! Hé là-bas ! (Il les secoue.)… Tiens ! tiens !… Ils sont raides et durs comme des racines de charme… Hé ! là-bas !… Tiens ! tiens !… Ils sont tout froid, quasi comme des glaçons !… Hé là ben !… Ah ! ben !… En v’là une histoire !… Ils ne bougent point… Mais je crois qu’ils sont morts ?… (Il les palpe, les retourne, tout raidis.)… Mais, oui, ils sont morts… Sacrés ramoneurs, va !… Faut-il être enragé aussi, pour dormir sur la terre, par un froid pareil… Ah ! ils sont ben morts !… Quoi que j’allons faire de ça ?… Faut que j’aille prévenir les gendarmes… (Il se relève, remise dans le fossé sa brouette de sable et se dirige vers le bourg.)… Mazette ! qu’il fait froid ! comme ça glisse !… Faut-il être enragé… Oh ! les enragés !…


Il disparaît au tournant de la route…


En route


(Train direct de Paris au Havre. Un wagon de première classe. Une femme de quarante-cinq ans environ, massive, impotente, occupe un coin. Costume mi-élégant, mi-provincial ; petite moumoute blonde, très frisée sur le front ; chapeau surchargé de fleurs. À côté d’elle, un paquet de cannes. Dans le filet, au-dessus d’elle, un autre paquet de cannes et un nécessaire de voyage, recouvert d’une gaine en toile noire. En face d’elle, son mari occupe l’autre coin. Cinquante-cinq ans ; maigre, figure longue et sanguine, encadrée de favoris blancs, très soignés ; nez cruel en bec de corbeau ; des yeux noirs et vrilleurs dont le regard s’aiguise entre des paupières boursouflées ; lèvres minces, toujours humides ; menton volontaire. La tenue « est correcte ». Il a l’apparence d’un ancien fonctionnaire, ou d’un magistrat. Toutes ses allures évoquent une vie infâme et respectable. À côté de lui, un voyageur quelconque, celui qu’on rencontre toujours, lit le Temps. À l’autre coin, du même côté, un autre voyageur quelconque, — le même être vague et sans cesse coudoyé — lit les Débats. La portière, sur le quai, est ouverte. Des gens passent, s’arrêtent, repartent, se hâtent, s’effarent, les bras raidis par de lourds paquets.)


LA GROSSE DAME (à son mari).

As-tu pensé aux nonnettes ?


LE MARI (solennel et dur).

J’en ai chargé Édouard…


LA GROSSE DAME (regardant effarée autour d’elle).

Et mes cannes neuves ?… Nous avons oublié mes cannes neuves.


LE MARI (indiquant le filet, d’un geste solennel).

Elles sont dans le filet… C’est moi qui les ai mises dans le filet.


LA GROSSE DAME

Ah ! que j’ai eu peur !… Il n’aurait plus manqué que cela !… C’est vrai aussi !… tant de commissions !… On perd la tête !

Elle soupire… silence.


(À ce moment, une jeune femme monte dans le wagon, et s’installe au coin resté inoccupé… Son passage menu et charmant parfume le wagon d’une odeur légère de peau d’Espagne. Elle est habillée d’un costume de lainage gris, de coupe élégante, avec, sous la jaquette, une chemisette blanche semée de pois roses, et une minuscule cravate de batiste, autour d’un col droit. Elle enlève sa voilette, tiraille une petite mèche roussâtre, donne une tape pour redresser son chapeau marin, et s’accote, bien au fond de sa place, le menton baissé, les yeux remontés, dans une pose harmonieuse, sans paraître s’occuper autrement de ses voisins. Dès son entrée, le monsieur aux favoris blancs a flairé l’air et passé la langue sur ses lèvres, d’une façon gourmande. Il ne quitte pas la jolie femme du regard, d’un regard qui, sous l’émotion, de plus en plus s’aiguise… Le train part…)


LA GROSSE DAME (tapant et tâtant sa robe).

Ah ! mon Dieu ! Et les pilules ?… Qu’est-ce que j’ai fait de mes pilules ?… (À son mari.) Émile, est-ce que je ne te les ai pas données, mes pilules ?…


LE MARI (qui examinait la jeune femme, se retourne et sèchement).

Non… Et pourquoi me les aurais-tu données ?…

Il reprend son examen.


LA GROSSE DAME (cherchant toujours).

Il ne manque plus que cela !… Ah ! les voilà, je les tiens !… (Elle pousse un soupir)… Ça m’a donné chaud !… C’est vrai !… Tant de commissions !… On est bousculée… On perd la tête… Mon Dieu ! Que c’est triste d’être comme ça !

Silence.


(Le train file. Les liseurs de journaux se sont endormis, l’un sur le Temps, l’autre sur les Débats… Le monsieur à favoris blancs continue de regarder avidement la jolie femme qui, elle, ne regarde rien de visible, les yeux perdus dans un vague charmant, étudié. De temps en temps, la grosse dame promène de furtifs regards de la jeune voyageuse à son mari ; d’étranges et furtifs regards, dont on ne sait pas ce qu’ils expriment, si c’est de la jalousie, de la complicité, de la tendresse louche, de l’imploration ; d’étranges, furtifs et indéfinissables regards de martyre et d’entremetteuse, d’un trouble poignant et d’une poignante pitié, dans cette face molle, blanchâtre, roulante, déformée, où la souffrance, au-dessous de la moumoute frisée et du chapeau à fleurs, à travers des bourrelets de graisse malsaine, a creusé d’affreuses rigoles bistrées, des trous d’ombre tremblante et noire… Le train file emportant — vers quelles destinées ? — ces regards dépareillés et tragiques… À Meulan, le train s’arrête. Les deux et cruels voyageurs se réveillent en sursaut ; ils se précipitent sur leurs pardessus et leurs chapeaux. Dans leur empressement somnambulique, ils confondent les journaux qu’ils enfoncent dans leurs poches, sans s’apercevoir de l’échange. — « Pardon, monsieur. » — « Pardon, madame. » Ils descendent, encore mal orientés, et leurs yeux bouffis. Le train repart. La jolie femme continue de regarder dans le vague… le monsieur à favoris blancs, de regarder la jolie femme ; la grosse dame de porter de l’une à l’autre ses mystérieux regards, où flottent d’équivoques et indéchiffrables sourires. Brusquement) :


LA GROSSE DAME

Trouvez-vous, madame, qu’il y a trop d’air, ici ?… Voulez-vous que mon mari lève la glace ?


LA JOLIE FEMME (avec un sourire gracieux).

Merci, madame… je suis très bien.


LA GROSSE DAME

Il ne faudrait pas vous gêner, madame… Un rhume est si vite attrapé… Et mon mari se ferait un plaisir…


LA JOLIE FEMME

Merci, madame… Je suis très bien…


Le mari fait à sa femme des signes de colère… Long silence.


(À Gaillon le train s’arrête. Pendant que le mari descend les paquets, la grosse dame se lève en gémissant, et s’appuie sur deux cannes. Un domestique, mi-jardinier, mi-cocher-valet de chambre vient aider à faire descendre la grosse dame qui toujours gémit.)


LA GROSSE DAME

Oh !… Prenez garde à mon bras, Hector… Oh ! Ho ! ma jambe !… Émile, fais attention à ma robe… elle traîne sur le marchepied… Ah ! Ah ! Quelle souffrance !… Là, là… soutenez-moi… Doucement, Hector !… (La jolie femme s’est approchée pour prêter aide)… Merci, madame !… C’est affreux !… Vous êtes bien bonne… Doucement, donc, Hector… (À la jolie femme)… Suis-je une femme ?… Suis-je vraiment une femme !… Ah ! Ne soyez jamais paralysée, madame ?… Merci madame !…


Le mari salue, après avoir remercié. Lentement, avec précaution, il conduit sa femme, soutenue aussi par Hector, à une petite victoria, très basse, attelée d’un gros cheval de labour. La voiture part, en brinqueballant…



(La voiture file entre les moissons, sur la route poudreuse.)


LE MARI

Pourquoi as-tu fait toutes ces avances à cette dame que tu ne connais pas, que nous ne connaissons pas ? C’était ridicule.


LA GROSSE DAME

Mais si, je la connais… C’est-à-dire que je l’ai vue, plusieurs fois, passer à cheval, devant chez nous… Elle est de Saint-Pierre.


LE MARI

Ce n’est pas une raison…


LA GROSSE DAME

Elle est divorcée… Et une femme divorcée, c’est moins difficile…


LE MARI

Moins difficile !… Pourquoi, moins difficile ?… Qu’est-ce que tu veux dire ?


LA GROSSE DAME

Et puis, elle n’est pas riche…


LE MARI

Et qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ?


LA GROSSE DAME

Écoute, Émile… Elle te plaît… Tu en as envie… Eh bien, j’aimerais mieux cela… Oui, j’aimerais mieux ça !…


LE MARI

Tu aimerais mieux, quoi ?…


LA GROSSE DAME

J’aimerais mieux ça !… Écoute… Tu me fais trembler… J’ai toujours peur d’une histoire… Oh ! je te connais bien, va !… Tiens !… la petite du pêcheur…


LE MARI

Tu es folle ! je ne comprends rien à ce que tu racontes… Tu es folle.


LA GROSSE DAME

Oui ! oui… je sais ce que je dis… Elle n’a pas encore treize ans… Et qu’on te prenne ?… Ça en ferait des scandales !… Je suis déjà bien assez malade, mon Dieu. Tu pourrais m’éviter des transes pareilles. Quand j’entends sonner à la maison, il me semble que ce sont les gendarmes qui viennent !…


LE MARI

Je te dis que tu es folle… Des gendarmes !… Moi, un ancien conseiller à la cour de Caen !


LA GROSSE DAME

Ne te fâche pas !… Mon vieux, je sais bien que je ne suis plus une femme pour toi… Je ne suis pas jalouse, et je comprends qu’avec ta nature il te faut du plaisir que je ne puis plus te donner… Mais prends garde !… Tu as des ennemis, et je sais que l’on jase déjà !… C’est comme mes bonnes !… D’abord, ça n’est pas digne !… Et puis, elles ne me soignent pas… Elles se moquent de moi. Quand je suis malade, elles font tout de travers… Non, je t’assure, ça n’est pas une vie !


LE MARI

Je ne sais pas, en vérité, où tu vas chercher toutes ces idées… Tes bonnes, maintenant !


LA GROSSE DAME

Je sais ce que je sais… je vois ce que je vois… Je ne t’en veux pas… je comprends… Ça n’est pas de ta faute… Tu as une nature comme ça !… Il y aurait un moyen de tout arranger… Qu’est-ce que ça te ferait de ne pas t’exposer avec des petites filles de treize ans, et de me laisser mes bonnes ?… Cette jeune femme du chemin de fer, elle est très jolie. Enfin, voyons, elle vaut mieux, elle est plus flatteuse pour un homme, qu’une femme de chambre ?… J’ai pensé que nous pourrions nous lier avec elle… Elle est coquette, et pas riche… Je crois qu’elle accepterait… Tu lui ferais, de temps à autre, un joli cadeau ; tu l’aiderais à vivre… Nous pouvons bien supporter cette dépense, va !… Je ne te coûte pas cher, moi ; je ne te coûte que des drogues !…


LE MARI

Assez, n’est-ce pas ?… Je ne sais pas pourquoi j’écoute tes divagations…


LA GROSSE DAME

Allons, allons, Émile… Sois donc sincère, une bonne fois… et accorde-moi ce que je te demande… Je trouve que ça serait convenable ainsi… Toi, tu n’aurais pas de responsabilité ; moi, je serais tranquille… Et puis, elle me ferait société, quelquefois… (Le mari affecte de ne plus écouter)… Pourquoi ne dis-tu rien ?… Voyons, dis-moi quelque chose ! (Silence)… Émile ! (Silence.) Ça serait si gentil ! (Silence). Et puis, elle a peut-être une jolie femme de chambre ! (Silence). Émile !… (D’une voix profonde, douloureuse)… Tu as beau être de la Société de Saint-Vincent de Paul, eh bien, vois-tu, tu n’as jamais eu de religion !…


(La voiture s’arrête devant une grille…)


Sur la berge


Deux bourgeois sont assis sur la berge, à l’ombre d’un aulne. Il est sept heures. Le soleil, qui décline, illumine de pourpre vive la lumière, à droite ; à gauche, l’eau s’assombrit, s’approfondit, rayée çà et là de lumières roses. Un air respirable et frais monte de la rive qui reverdit. Les petites fleurs éparses dans l’herbe redressent leurs têtes courbées par le soleil ; les arbres, les touffes de houblon pendantes sur l’autre rive, sont pleins d’une gaîté qui chante. Les deux bourgeois causent.


PREMIER BOURGEOIS

Écoutez… On a beau crier à l’immoralité, à la décadence, au relâchement, à tout ce que l’on voudra… moi, je trouve que nous vivons dans une belle époque. L’histoire nous rendra justice un jour… Il n’y a pas à dire. Jamais la France n’a été aussi forte, aussi grande, aussi respectée… Oui, ou non, est-elle respectée, la France ?… (Frissonnant)… On la croyait morte !… Nos ennemis disaient que c’en était fini de la France… Finis Galliæ.


DEUXIÈME BOURGEOIS

Le fait est qu’elle s’est bien relevée… que nous nous sommes tous bien relevés… Le niveau… que dis-je, l’étiage moral de la France ne fut jamais aussi haut… (Il indique la hauteur du niveau moral de la France avec sa canne)… Et s’il n’y avait pas les anarchistes…


PREMIER BOURGEOIS (héroïque).

Les anarchistes ?… Pourquoi dites-vous les anarchistes ?… Est-ce que vous y croyez, vous, aux anarchistes ?… Les anarchistes, au milieu d’un pays fermement républicain, qu’est-ce que c’est ça !… Ça ne compte pas !


DEUXIÈME BOURGEOIS (hochant la tête).

Ça ne compte pas… Ça ne compte pas… En attendant, ils détruisent.


PREMIER BOURGEOIS (intrépide).

Ils détruisent quoi ?… Des maisons… des marchands de vin ?… Et puis après ?… (Tout à fait stoïque.) Est-ce que leurs bombes atteignent les consciences, les notions du devoir, du patriotisme ?… Le sentiment fermement républicain des masses ?… Non !… mille fois non !…


DEUXIÈME BOURGEOIS

Ça, c’est vrai ! Nous vivons dans une belle époque, dans une époque de lumière. Les masses sont éclairées… l’instruction… la liberté… le service obligatoire…


PREMIER BOURGEOIS

Voyez-vous, un pays fermement républicain… un pays… (Il achève sa pensée dans un geste)… Je ne comprends rien aux doléances de certaines gens… Qu’est-ce qu’ils veulent ?… Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?… La France fait l’admiration de l’Europe… On nous admire partout… Et savez-vous pourquoi on nous admire ?


DEUXIÈME BOURGEOIS

Parce que nous sommes admirables.


PREMIER BOURGEOIS

Sans doute… Mais pourquoi sommes-nous admirables ? Parce qu’on nous craint, retenez bien ceci… parce qu’on nous craint… Nous sommes forts… soyons calmes… Tout est là !… Et qu’ils viennent, les anarchistes !… (Gouailleusement menaçant.) Ce que nous les enverrons à Berlin !… (Deux vaches conduites par une petite fille débouchent d’un sentier, sur la berge. Mouvement d’effroi du bourgeois)… Des vaches !… Je n’aime pas voir des vaches sur les berges !… C’est bien dangereux !… Ça n’est pas leur place !


DEUXIÈME BOURGEOIS

On ne sait jamais quelle lubie peut les prendre !… Il y a des vaches très mauvaises… qui poursuivent le monde… qui frappent les gens à coups de corne…


PREMIER BOURGEOIS

Et qui mordent !… J’ai lu, dans mon journal, qu’il y a des vaches enragées… Oui, dans je ne sais plus quelle commune, une vache, qui avait la rage, a mordu un conseiller municipal. (Avec respect.) Un conseiller municipal !


DEUXIÈME BOURGEOIS (très pâle).

Eh bien !… merci !… Si les vaches s’en mêlent !… On ne devrait pas tolérer des choses pareilles… Il devrait y avoir des ordonnances de police très sévères… par ces chaleurs…


PREMIER BOURGEOIS

Qu’on laisse les vaches en liberté, dans des champs clos… très bien !… c’est leur affaire… Mais qu’elles vagabondent sur les routes, sur les berges… libres… voilà qui est abusif… Dans un pays fermement républicain, on devrait au moins rendre les vaches inoffensives, les attacher, les museler !… (Regardant les vaches qui paissent le gazon abrouti de la berge)… Est-ce qu’elles ne vont pas s’en aller ?… Et n’est-ce pas une honte que des vaches si grosses, si dangereuses, des vaches peut-être enragées, soient conduites par une fille si petite ? (Les vaches s’éloignent)… J’aime mieux ça !… qu’elles s’en aillent loin !… C’est vrai, aussi, avez-vous remarqué ?… Il est rare qu’on puisse goûter tranquillement, dans la campagne, la joie d’une conversation sérieuse… Où en étions-nous ?


DEUXIÈME BOURGEOIS (rassuré et suivant de l’œil les vaches qui s’éloignent).

Nous en étions au relèvement de la France…


PREMIER BOURGEOIS

Ah ! oui !… Et qu’on ose nier les résultats, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, une extraordinaire impudeur !


DEUXIÈME BOURGEOIS

C’est de la mauvaise foi, tout simplement !


PREMIER BOURGEOIS

M. Carnot à Nancy… M. Frédéric Febvre à Bâle ! Quels enthousiasmes ! Quels triomphes !


DEUXIÈME BOURGEOIS

Et le grand-duc Constantin !… Croyez-vous que cela a dû leur clouer le bec, aux Allemands !


PREMIER BOURGEOIS

Et Coquelin, partout ! Et Sarah Bernhardt !… On a dit beaucoup de mal des comédiens ; et c’est de l’ingratitude… Car enfin, les comédiens — surtout les comédiens de la Comédie-Française — vont porter à l’étranger quelque chose de l’âme de la France… Oui, ils font de l’étranger, en quelque sorte, une patrie française… Moi, je trouve que les comédiens ont fait, pour le relèvement de la France, plus que toute la diplomatie… Et si l’on me disait que Cronstadt, — soyons nets, que l’alliance russe, c’est à Mlle Reichenberg et à Mme Judic que nous la devons… eh bien, je ne trouverais pas cela exagéré… Les événements politiques, quand on les étudie, ont des causes bien mystérieuses… Tenez, ce Febvre à Bâle…


DEUXIÈME BOURGEOIS

Qu’est-ce qu’il a fait à Bâle, ce Febvre ?


PREMIER BOURGEOIS

Ce qu’il a fait ?… Une chose extraordinaire, incalculable, surhumaine. Il a, dans un souper, forcé des Allemands… oui, mon cher, des Allemands, à crier : « Vive la France ! » (Confidentiellement.) Tenez, quand cet homme-là nous rendrait l’Alsace et la Lorraine, il ne faudrait pas s’en étonner !…


DEUXIÈME BOURGEOIS

Ah ! Mais, du reste, ce n’est pas le premier venu que M. Febvre !… D’abord, c’est un parfait homme du monde… un grand seigneur, dans toute l’acception du terme… Est-il assez distingué !… Quelle prestance ! Quel geste ! Quel habit !


PREMIER BOURGEOIS

Et quel écrivain ! En voilà un qui vous trousse la phrase !… S’il parle comme il écrit… rien ne m’étonnera de sa part… On peut s’attendre aux choses les plus imprévues, les plus incroyables.


DEUXIÈME BOURGEOIS

D’autant qu’il ne connaît que des têtes couronnées !… Il fut l’ami, le confident de Napoléon III. Et si ce dernier l’avait écouté !… Enfin !… C’est un plaisir que de lire les œuvres de M. Febvre, un vrai régal de lettré et de patriote !… Avec quelle grâce il vous raconte ce qu’il a dit au prince de Galles, et ce que le prince de Galles lui a répondu ! Quel esprit ! quel charme ! et quel respect !… Ce sont de fines histoires et de délicieuses reparties, comme on en entend au théâtre, dans les bonnes pièces… Moi, à la place du gouvernement, je n’hésiterais pas !


PREMIER BOURGEOIS

Que feriez-vous ?


DEUXIÈME BOURGEOIS

Je le nommerais ambassadeur à… Berlin !…


PREMIER BOURGEOIS (pensif).

Ma foi !… Il doit connaître le métier… Il en a assez joué des ambassadeurs, à la Comédie-Française !… Enfin, un pays qui possède un Carnot, un Febvre… un grand-duc Constantin, est un pays fort, un pays qui ne craint rien… On peut attendre les événements, et les regarder en face, d’un œil calme.


DEUXIÈME BOURGEOIS

Et n’oublions pas le pape !… C’est un fameux appoint !… Je ne suis pas catholique, certes… j’ai lu Voltaire, comme tout le monde… Mais il faut bien avouer que le pape nous est d’un puissant secours, dans les circonstances actuelles…


PREMIER BOURGEOIS

Parce que nous sommes forts… les papes vont à la force, comme le papillon à la lumière… (Sublime, confidentiel)… Autrefois, quand ma pensée allait… là-bas… (Il montre l’Est, de la pointe de sa canne.) j’avais dans tout mon être, comme une colère bouillonnante, mêlée à un découragement profond… Aujourd’hui je sens, je sais ce que nous n’avons qu’à vouloir !… Je suis calme et j’espère… L’espérance ! Elle est redevenue une vertu française !… Qu’est-ce que c’est ? (Il pâlit et montre quelque chose tout noir et qui bondit dans le lointain)… On dirait un chien…


DEUXIÈME BOURGEOIS (tremblant)

Oui, ça a l’air d’un chien !


PREMIER BOURGEOIS

Cela vient vers nous !


DEUXIÈME BOURGEOIS

Je déteste rencontrer les chiens sur les berges. Il est tout seul.


PREMIER BOURGEOIS

Et comme il est drôle ! Pourquoi rôde-t-il, de cette façon ? Pourquoi va-t-il à droite, à gauche, comme un fou ?


DEUXIÈME BOURGEOIS

Ce chien ne me revient pas…


PREMIER BOURGEOIS

Il y en a qui sont enragés.


DEUXIÈME BOURGEOIS (il se lève).

Rentrons… Il approche.


PREMIER BOURGEOIS

Par ces chaleurs… des chiens, tout seuls, sur la berge !… Et il n’a pas bu une fois !… Rentrons.

Il se lève.


Les deux bourgeois traversent le chemin et disparaissent précipitamment par la sente.


Mon jardinier


… Comme le jardinier qui entend la chanson des germes sous la terre, et la chanson des étoiles matinales dans le ciel.
Emerson.


Mon jardinier, le bon Clément, met des tuteurs aux glaïeuls. Cette année, les glaïeuls font triste mine ; le pied est tout jaune, les grandes feuilles, à forme de glaive, retombent, sans force, çà et là marbrées de rouille, et les hampes sortent, tortillées et veules, montrant les spathes roussies par les coups de soleil. Cela désole ce bon Clément de voir dépérir chaque jour des plantes qu’il a soignées comme on soigne un enfant malade et douze fois impur, dirait M. Maizeroy. Il murmure en mâchant des brins de raphia :

— Oh !… Oh !… Oh !…

Et je murmure avec lui, car je sens que je n’aurai pas la joie de voir fleurir ces fleurs que j’aime parmi toutes les fleurs, ces fleurs que créa ce suprême artiste, Victor Lemoine, et auxquelles il donna le visage des fées et les ailes des oiseaux magiques.

Avec de délicates précautions, pour ne point froisser l’ognon, Clément enfonce lentement, dans la terre, le tuteur et il attache ensuite la hampe fragile.

Chaque fois, il soupire comme un refrain de navrante romance :

— Des beaux glaïeuls comme ça !… Si ce n’est pas une calamité !… Oh ! oh ! oh !

J’approuve chaleureusement, en les répétant, ces exclamations désolées, et je demande :

— À quoi attribuez-vous cela, Clément ?

— J’attribue… j’attribue… fait Clément, en hochant la tête… Ma foi, monsieur, je n’en sais rien… Et il faut que le diable s’en mêle…

Puis ayant longuement considéré le sol, examiné les feuilles malades, gratté la terre au pied des tristes plantes, il dit :

— Ça n’est pas de la verrue… Ça n’est pas, non plus, du ver blanc… Si c’était du puceron ou du mildew, ça se verrait !… De plus, la terre est parfaitement bonne, elle est douce, elle est meuble, elle a toujours été fraîche !… Il y a un bon paillis, partout, bien sain, bien joli… C’est à ne pas croire !… Oh ! oh ! oh !

— Cependant, Clément, il y a une cause.

Clément se redresse, met, dans la poche de son tablier, sa serpette, pose ses mains à plat sur ses hanches, en écartant les coudes… et d’un ton grave, sévère, professoral :

— Si monsieur veut connaître mon opinion… Eh bien, je crois qu’il y a eu un contact… Voilà ce que je crois.

— Un contact, Clément ?

— Oui, Monsieur, un fort contact… Ça ne peut s’expliquer autrement…

— Clément, vous m’effrayez… Et quel est ce contact ?

Clément ne répond pas à ma question. Je vois à sa figure, à la disposition de ses gestes, à la manière dont il cale ses pieds sur la terre, entre les rangées de glaïeuls, qu’il va me conter une longue histoire. En effet, il s’essuie la bouche et commence ainsi :

— En 1854, monsieur…, oui c’est bien en 1854… j’étais jardinier-chef chez M. Quesnay… Vous avez peut-être connu M. Quesnay ?

— Non, Clément.

— Il avait fait sa fortune dans les cuirs… Ah ! le bon homme !… Ah ! le bon monde que c’était ! Tous les matins, M. Quesnay venait me voir au jardin, comme fait Monsieur… Seulement il avait une robe de chambre à carreaux verts, et une toque de velours. Et il me disait, avec son bon sourire… Ah ! le bon sourire qu’il avait !… « Eh bien, Clément, et la goutte ?… » Moi je répondais : « Ma foi, monsieur Quesnay, c’est pas de refus ! » Et M. Quesnay sortait de la poche de sa robe de chambre à carreaux verts une bouteille de vieux cognac, et un verre : « Faudra pas le dire à Germaine ! », qu’il me recommandait… Et je buvais la goutte !… Ah ! le bon cognac !… Ah ! le bon homme !… C’est comme Mlle Germaine !… Ah ! la bonne demoiselle que c’était ! Et belle !… À quatorze ans, Monsieur, elle était aussi grande que moi… Et forte, et rouge, avec des mains larges comme ça… Mazette, la belle fille !… Toutes les après-midi, Mlle Germaine venait me voir, tantôt au fleuriste, si j’étais au fleuriste, tantôt au potager, si j’étais au potager : « Eh bien ! Clément, qu’elle me disait, on boirait peut-être bien un verre de vin blanc ? » Et, en riant, elle sortait d’un petit panier d’osier, une bouteille et un verre… « Faudra pas le dire à papa, surtout ! », qu’elle me recommandait… Ah ! le bon monde !… Il n’y a plus de bon monde comme ça, maintenant !… Cette pauvre demoiselle Germaine !… On l’a mariée à un muet !… Paraît qu’elle en était très amoureuse !… Un gentil garçon tout de même, et riche, riche !… Malheureusement, il ne parlait pas… Il ne pouvait dire que : « Jiâ… jiâ… jiâ !… » Ah ! le bon muet !… Tenez, le jour de son mariage…

Mais j’interromps son histoire qui, si je la laisse aller librement, va s’augmenter de mille autres histoires et ne finira jamais.

— Tout cela, mon bon Clément, ne me dit pas quel est ce fameux contact.

— C’est vrai ! s’excuse Clément… Quand je pense à M. Quesnay et à Mlle Germaine, ça me rappelle tant de choses !… tant de bonnes choses !… Ah ! le bon monde, Dieu de Dieu !

Et pour prouver, d’une façon irrécusable, l’excellence de ce bon monde des Quesnay, il lance, d’un mouvement enthousiaste, sa casquette dans l’allée, et s’arrache les cheveux.

— Parlez-moi du contact, mon brave Clément.

Clément ramasse sa casquette et, d’une voix plus calme, il raconte :

— Eh bien, voici… En 1854, M. Quesnay fit venir de Belgique des boutures de pétunias… À cette époque, c’était une fleur très rare… Ah ! la belle fleur !

— Heu !… Heu ! fais-je, en manière de protestation.

— Je sais que Monsieur n’aime pas les pétunias… Mais Monsieur peut me croire… En 1854, les pétunias étaient une très belle fleur.

— Soit ! Clément, continuez.

— Je plante les boutures, — avec quel soin — en corbeille, devant la maison… Elles poussent, elles poussent !… Ah ! la belle corbeille ! Tout le monde était bien content… Du pays, on venait voir les pétunias pousser. Tout à coup, ils ne poussent plus… et non seulement ils ne poussent plus, mais ils jaunissent, mais ils pourrissent et, à la fin des fins, ils crèvent, excepté un, un seul !… Ah ! dame ! M. Quesnay n’était plus content, ni moi, fichtre !… Qu’est-ce qui pouvait être la cause de ça ? Je me creuse la tête !… Pas de vermine, une bonne exposition, de la terre parfait-bonne !… C’était à devenir fou, ma foi !… Et je n’étais pas loin de penser qu’il y eût, là-dessous, quelques diableries !… Quand, un soir, tard, qu’est-ce que je vois sur la corbeille des pétunias ? La cuisinière, monsieur, la cuisinière accroupie et qui pissait, et qui pissait, et qui disait : « Tiens, en voilà du madère, pour tes fleurs !… Tiens, en voilà du chablis !… » Et cela faisait un petit bruit, semblable à celui que fait la pluie qui sort d’une gouttière… Le lendemain, le pied de pétunia était tout jaune ; le surlendemain, il crevait de la même manière que les autres !… Voilà, monsieur, ce que nous autres, jardiniers, nous appelons un contact, en terme de métier… Eh bien, les glaïeuls de Monsieur ont eu aussi un contact… un fort contact même !… Ça, c’est sûr !

Quelques secondes d’un silence tragique se passent, les guêpes bourdonnent autour de nous ; les feuilles des espaliers craquent, sous l’ardent soleil. Avec une dignité superbe, Clément s’est remis à enfoncer les tuteurs dans la terre, un brin de raphia entre les dents.

— Clément !

— Monsieur !

— Alors, vous croyez que Julie ?…

— Je ne l’ai pas vue… je ne peux rien dire… Mais pour un contact… il y a eu un contact dans les glaïeuls… Ça, j’en réponds !

Et, d’une voix hargneuse, qu’accompagne un geste de colère, il ajoute :

— Je ne vais pourtant pas pisser dans son pot-au-feu, moi !


La folle


La Seine coule au bas de mon jardin, parsemée d’îles charmantes. Dans l’une de ces îles est une maison, ou plutôt une cabane, faite de planches goudronnées qui reluisent, sous le soleil, comme des planches de métal poli. Autour de la maison s’étend, à droite, une prairie bordée de hauts peupliers ; à gauche, une oseraie, véritable et inaccessible jungle, va s’amincissant comme la coque d’un navire de féerie, et finit en pointe d’éperon dans le fleuve. En ce sol d’alluvion, toujours frais, abondamment nourri de pourritures végétales, gorgé d’ordures fertilisantes que sans cesse, l’eau charrie et dépose, la végétation est extraordinaire. Les herbes prennent d’insolites proportions d’arbres ; les orties montent et s’embranchent ainsi que des hêtres ; les verbascums aux hampes jaunes, les consoudes aux pâles fleurs bleuâtres, y font des touffes anormales, monstrueuses : des voûtes de feuillage, des cavernes d’ombre au fond desquelles on pourrait s’allonger et dormir. Et les liserons grimpent partout, se rejoignent, s’enlacent aux osiers, secouant dans l’air leurs clochettes blanches… De grands hélianthes gardent le seuil de la cabane ; l’unique fenêtre s’orne d’un pot de grès où fleurit un grêle géranium.

C’est là qu’habite la mère Riberval.

Soixante ans, haute, droite sur ses jambes, les bras musclés, les reins puissants, elle est plus dure au travail qu’un terrassier. C’est elle qui fauche sa prairie, qui fane son foin, qui met son foin en meules, en inutiles meules, car, lorsque le vent ne le disperse pas, toujours le foin pourrit sur place, et personne ne l’achète. L’hiver, sa jupe roulée et ficelée autour des cuisses, en forme de pantalon, elle coupe son osier, alerte et vive, sans faire attention aux ronces qui lui éraflent la figure et les mains. L’osier, soigneusement bottelé, finit par pourrir lui aussi, comme le foin, sans trouver d’acquéreur. La mère Riberval bêche encore un petit coin de jardin qu’elle n’ensemence jamais, ou bien elle ébranche ses peupliers, sans cesse en train de quelque mâle et vaine besogne. Un cochon qu’elle engraisse chaque année, un cochon tout rose et folâtre dans la verdure, la suit comme un chien ; et quelques poules grattent les touffes d’herbes. Pas loin de la cabane, dans une petite crique du fleuve, s’amarre au tronc penché d’un saule un vieux bachot qui sert à la mère Riberval, par les nuits sombres, à tendre des lignes de fond, et à traverser la Seine le dimanche, à l’heure de la messe, qu’elle ne manque jamais.

Son histoire est courte. Mariée, elle perdit, après deux ans de vie commune, son mari, un braconnier de rivière, adroit et rusé. Mère, elle vit, l’année suivante, mourir sa petite fille, qu’elle adorait. Restée seule, elle prit des allures bizarres, un air un peu farouche. Son regard n’était pas bon lorsqu’il rencontrait le regard de quelqu’un. Elle ne voulut plus parler à personne et se cachait dans sa cabane dès qu’une barque de pêche ou une yole élégante côtoyaient de trop près son île. On disait que, la nuit, parfois, elle allait accoster les péniches, et qu’elle échangeait un peu de vin contre beaucoup de poisson.

Je la vois, de ma fenêtre, peinant tout le jour dans son île. La distance la rend étrange et un peu surnaturelle. Avec sa chevelure éparse, flottant dans la brise, sa jupe en coup de vent, ses longues, ses rapides enjambées qui semblent l’enlever au-dessus des herbes, on dirait d’une sorte de fantôme volant ou d’une sorcière comme il y en avait, autrefois, dans les îles enchantées des faiseurs de contes.

Un jour d’orage, la rafale s’acharna contre les meules de foin. De grandes mèches blondes, de longues queues de comètes éteintes, tourbillonnaient, volaient, emportées, au loin, dans le fleuve. Et la mère Riberval, les bras en l’air, ses jupes claquant comme des toiles ralinguées, bondissait, oblique, au-dessus du sol, essayant de retenir, au passage, les longues chevelures fuyantes de foin qui, parfois, s’accrochaient, très haut, aux branches des peupliers et se tordaient, et claquaient, ainsi que des drapeaux déchirés. Derrière elle, le cochon sautelait à petits bonds, poussait des ruades courtes, tournait sur lui-même, mêlant, dans le fracas du vent, aux hululements de sa maîtresse, de plaintifs, perçants et étranges grognements. Longtemps ce spectacle m’obséda, m’impressionna comme un cauchemar.

La mère Riberval n’aime pas qu’on vienne dans son île. Elle éloigne les promeneurs d’un regard qui ne promet rien de bon, d’un regard obstiné et fixe qui pèse sur eux comme une menace. Les pêcheurs à la ligne n’osent plus s’aventurer le long des petites plages de sable où le goujon pullule, ni au-dessus des trous profonds au fond desquels sommeillent les grosses carpes dans leur cuirasse d’or. Elle est seule, toujours seule, n’ayant pour ordinaires compagnons de sa vie que le cochon rose, les poules noires, et aussi les corbeaux qui, le soir, repus, avant de rentrer des champs dans la forêt, s’arrêtent, un instant, au haut des peupliers.

Les gens du pays disent :

— Tout ça n’est pas clair !… Tout ça n’est pas naturel !

Et hochant la tête, ils jettent sur l’île un regard d’effroi, comme si l’île était hantée de quelque diabolique mystère.

Voilà plus de quinze jours que je n’ai vu la mère Riberval dans son île. La cabane est fermée ; le pot de géranium a disparu de la fenêtre, et les grands hélianthes, qui gardaient le seuil, penchent sur le seuil leurs tiges pourries et mortes. Les osiers, qui n’ont pas été coupés cette année, rougeoient comme des flammes parmi les herbes reverdissantes. Que se passe-t-il ? La mère Riberval est-elle malade ? Est-elle morte ?… Quel drame a soufflé par là ?… Je m’informe auprès d’un voisin, un vieux jardinier pensif qui, justement, se promène le long du chemin de halage.

— Comment ?… Vous ne savez pas ? me dit-il. Vous ne savez pas ?… Ils l’ont emmenée !… Elle est chez les fous…

Et comme je m’étonne :

— Ah ? vous ne saviez pas ?… Il y a longtemps que le maire voulait l’île pour son gendre !… Il a fait un rapport… Le médecin aussi a fait un rapport… Alors, ils l’ont emmenée !… Oui, oui, elle est chez les fous… Tenez, demain, on fait sa vente… Ils ont déjà vendu le cochon et les poules… Ils ont ensuite vendu la terre… Demain, on vend les pauvres meubles et les pauvres frusques…

J’objecte :

— Mais pourquoi ?… Et quand elle reviendra ?…

Le jardinier hoche la tête.

— Elle ne reviendra plus… C’est fini… Ils disent qu’elle est folle. Quand on dit de quelque malheureux qu’il est fou, et qu’on l’emmène… il ne revient jamais…

Je proteste :

— Mais elle n’est pas folle, la mère Riberval… Elle est bizarre, voilà tout !… elle est étrange… elle n’est pas comme tout le monde… Mais folle !

— Ils l’ont emmenée… C’est fini… Bien sûr qu’elle n’est pas folle… Je suis allé, hier, visiter la cabane avec l’huissier, qui fera la vente, demain… Je voudrais que vous vissiez cela, ça fend le cœur !… C’est propre, propre !… Les meubles astiqués, le linge bien rangé dans l’armoire… Dans un tiroir, il y avait des petits rubans de soie, bleus, pliés avec un soin, avec une tendresse ! et des petits bonnets ! et des petites mitaines !… C’étaient les rubans, les bonnets et les mitaines de sa petite qui est morte !… Est-ce qu’une folle a de l’ordre comme ça ?… Est-ce qu’elle a du souvenir comme ça ?…

Je ne puis m’empêcher de m’écrier :

— On n’a pas le droit…

Mais le bonhomme m’interrompt…

— Contre les petits et les malheureux, contre tous les êtres qui sont sans défense, on a toujours le droit, monsieur… on a toujours le droit !…

Puis, après un silence pénible, le vieux jardinier reprend :

— J’en ai déjà bien vu des gens qu’on a enfermés !… Eh bien ! ils n’étaient pas fous… On les a enfermés parce que les uns étaient trop tristes, les autres étaient trop gais… D’abord, moi, je crois qu’il n’y a pas de fous !… il y a des gens qui ont leur idée…, il y a des gens qu’on ne comprend pas bien… Voilà tout !…

Nous marchons quelques pas en silence… Et j’admire ce vieux homme, dont le regard est plein de mystère, qui a vu tant de fois, naître, mourir et renaître la vie… Il reprend :

— Pour la mère Riberval, ce qui a décidé les autorités, c’est qu’un dimanche, elle est venue à la messe avec une grande corde… Eh bien ?… Est-ce qu’on sait ?… Elle avait son idée, sans doute…

Puis, brusquement, il hausse les épaules et s’en va…

Moi, je reste un instant, au bord du fleuve… Une mélancolie affreuse me vient de cette île, en face, de cette cabane muette, de ce vieux jardinier songeur, qui s’en va lentement, voûté et tremblant, et j’entends toujours résonner à mes oreilles, comme un écho de l’éternelle douleur humaine, de l’éternel malentendu humain, cette phrase :

— Il y a des gens qu’on ne comprend pas bien, voilà tout !…


Le concombre fugitif


Je vous dirai que j’aime les fleurs d’une passion presque monomaniaque. Les fleurs me sont des amies « silencieuses et violentes », et fidèles. Et toute joie me vient d’elles. Mais je n’aime pas les fleurs bêtes, car si blasphématoire que cela paraisse, il y a des fleurs bêtes, ou plutôt des fleurs, des pauvres fleurs à qui les horticulteurs ont communiqué leur bêtise contagieuse. Tels les bégonias, dont on fait, dans les jardins, aujourd’hui, un si douloureux étalage. Au point que toute autre fleur en est exilée, et que toute la flore semble se restreindre à cette stupide plante, dont on dirait que les pétales sont découpés à l’emporte-pièce, dans quelque indigeste navet. Pulpe grossière, artificielle couleur, formes rigides, sans une grâce, sans une fantaisie, tiges molles et gauches, sans une jolie flexion dans la brise, nul parfum ne monte d’elle, et son âme est pareille à celle des poupées : je veux dire qu’elle n’a pas d’âme, ce qui est à peine croyable. Au Mexique, où il pousse librement, on assure que le bégonia est charmant. Que ne l’a-t-on laissé là-bas !

Oh ! les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! Et quel morne ennui les attriste. À quel rôle abject de tapis d’antichambre, de mosaïque d’écurie, de couvre-pied de cocottes, les jardiniers, mosaïculteurs et cloisonneurs de pelouses, n’ont-ils pas condamné les fleurs ! Tout ce qu’elles peuvent avoir, en elles, de personnalité mystérieuse, tout ce qu’elles contiennent de symboles émouvants et de délicieuses analogies, tout l’art exquis, qui rayonne, en prodiges de formes éducatrices, de leurs calices, on s’acharne à le leur enlever. On les oblige à disparaître, taillées, rognées, ébarbées, nivelées par un criminel sécateur, dans une confusion inharmonique, dans une sorte de tissage mécanique et odieux. Elles ne sont plus tolérées dans les jardins, qu’à la condition de dire la suprême sottise du jardinier, d’étaler par des chiffres, et par des noms la richesse et la vanité du propriétaire. Les hommes exigent qu’elles descendent jusqu’à leur snobisme, jusqu’à leur vulgarité. Rien n’est triste comme des fleurs asservies.

Les fleurs que j’aime sont les fleurs de nos prairies, de nos forêts, de nos montagnes. Je vais demander à l’Amérique septentrionale la miraculeuse beauté de ses Composées, la majesté de ses hélianthes et de ses sylphiums. Au Japon, je cherche l’obscène candeur de ses lis, l’exubérante et fastueuse joie de ses pivoines, la verve folle de ses ipomées. L’Orient m’apporte toute la diversité innumérable de ses bulbes, l’extraordinaire chiffonnage de ses pavots, de ses anémones, de ses renoncules. Et que dire de la Suisse, où de chaque pente de rocher sort une merveille de vie végétale, où le caillou est hospitalier à la petite graine qui se confie à lui, où la neige couve et prépare les ardentes soirées printanières ? Quel plaisir — et je le dirai, quelque jour, ce plaisir, et je dirai aussi tout ce que les fleurs contiennent non seulement de rêve, de beauté, mais d’excitation intellectuelle et d’éducation artistique — quel plaisir de rassembler en un jardin, tous ces êtres de miracle et de leur donner la terre qu’ils aiment, l’air dont se vivifient leurs délicats organes, l’abri dont ils ont besoin, et de les laisser se développer librement, s’épanouir selon leur fantaisie admirable et dans la norme de leur bonté ; car les fleurs sont bonnes et généreuses pour qui sait les chérir.

Il y a bien longtemps que je désirais une merveilleuse plante, qui s’appelle le Sylphium albyflorum. En vain, je l’avais demandé partout, aux horticulteurs, aux collectionneurs, aux muséums, aux jardins botaniques. En vain, je l’avais réclamé de l’Angleterre, de l’Amérique, de la Belgique, et même de ce botaniste, passionné et charmant, de Genève, M. H. Correvon, qui cultive, dans ses curieux jardins de Plainpalais, tout ce que la Flore universelle peut donner de plantes révélatrices de beauté. Comme je me désolais de l’inutilité de mes recherches, quelqu’un me dit :

— Je connais un bonhomme qui l’a, peut-être, votre plante. C’est une espèce d’original, très amusant, et dont la coquetterie est de posséder des fleurs que personne ne possède. Il en a, paraît-il, d’extraordinaires ; allez le voir. Il habite Granville, et, par une prédestination singulière, son nom est : Hortus.

Le lendemain, j’étais à Granville.

Je trouvai le père Hortus dans son clos. C’était un vieux petit bonhomme, très rouge de peau, très blanc de cheveux, et qui, en manches de chemise, le chef couvert d’un chapeau de paille, en forme de tente, jouait du cornet à pistons devant un hibiscus.

— Je crois que ça y est, me dit-il, en m’apercevant… Cette fois, je le tiens, le gredin…

Et, comme je paraissais intrigué par cet accueil, le père Hortus m’expliqua :

— Voilà… Moi, je n’aime que les plantes qui font des blagues… Seulement, je suis aussi rosse qu’elles… et je les embête… Savez-vous ce que je viens de faire ?… Je viens de féconder un hibiscus. L’hibiscus déteste la musique… Eh bien ! je lui joue du cornet à pistons, juste au moment de la fécondation… Ça l’embête, ça le dérange… ça le met en rage… ça lui fait perdre la boule… et il va se féconder de travers, c’est-à-dire qu’il va me donner des graines d’où sortira une espèce de monstre cocasse, qui sera un hibiscus sans en être un, qui sera une plante comme on n’en a jamais vu…

Je le félicitai vivement de ce procédé de culture et lui expliquai le but de ma visite.

— Moi, je n’ai pas ça, me répondit le père Hortus… ou du moins je ne sais pas si je l’ai… car j’ai un tas de plantes dont je ne sais pas le nom. Mais j’ai autre chose de bien plus curieux que tous vos sylphiums… c’est le concombre fugitif… Je vais vous le montrer…

Et il m’engagea à le suivre.

L’enclos était vaste, divisé en carrés rectilignes, et traversé par de larges allées herbues. Jamais, même dans un jardin abandonné, je ne vis pareil désordre. Les plates-bandes, les planches, picturées, jamais rajeunies par la bêche ou l’humble binette, offraient l’indescriptible spectacle de plantes emmêlées les unes dans les autres, au point qu’il était impossible de les reconnaître. Et tout cela, jauni, roussi, jonchant la terre dure, disputant aux herbes folles le peu de fraîcheur resté dans le sol brûlé par le soleil.

— Ah ! vous allez rire, me dit le père Hortus…

Il s’arrêta devant une planche, se baissa, écarta quelques tiges séchées de phlox.

— C’est là ! fit-il. Ah ! c’est un concombre impayable que le concombre fugitif !… À le voir, il n’a rien de particulier… Mais dès qu’on veut le prendre… il fiche le camp… il s’en va au diable… impossible de le manier…

Le père Hortus cherchait toujours, à travers le lacis des tiges jaunies qu’il écartait d’une main brutale.

— Mais, je ne le vois pas, cet animal-là… Où est-il ?… Il est à se balader, bien sûr… C’est toujours la même chose… Quand on vient pour le voir, il n’est jamais là…

Et se tournant vers moi, il me dit :

— Est-ce curieux, tout de même !… Un concombre !… Attendons un peu, il ne va pas tarder à revenir…

Je ne savais si le père Hortus était véritablement fou, où s’il voulait me mystifier, et je me disposais à interrompre ma visite, quand, tout à coup, le bonhomme se précipitant à plat ventre, dans la planche de fleurs, cria :

— Ah ! Gredin ! Ah ! Misérable !

Et je vis sa main noueuse cherchant à étreindre quelque chose qui fuyait devant elle, quelque chose de long, de rond et de vert qui ressemblait, en effet, à un concombre, et qui, sautant à petits bonds, insaisissable et diabolique, disparut, soudain, derrière une touffe…


Explosif et baladeur


À Alphonse Allais.


Le concombre fugitif a fait du chemin — c’est bien le cas de le dire, avec et sans image — depuis le jour où je l’aperçus qui « se trottait » dans les jardins du père Hortus. Il a disparu et n’a plus donné de ses nouvelles. Voici la lettre que le vieux jardinier de Granville m’écrit à ce sujet. Elle est navrante, botaniquement parlant :

« Mon cher monsieur,

« Je n’ai que du malheur, depuis que vous êtes venu.

« D’abord, mes graines d’hibiscus ont coulé. C’est de ma faute, de ma très grande faute, et je n’accuse personne. J’aurais dû prévoir que l’hibiscus, qui est une fleur très en retard, une vieille baderne de fleur (badernoïdes), n’aime pas le Wagner. Où avais-je la tête quand l’idée me prit de lui jouer, sur mon cornet à pistons, du Lohengrin, au lieu de l’Hymne russe, par exemple, ou le Père la Victoire, qui eût mieux convenu à son tempérament ? Ce que je suis vexé, mon cher monsieur, vous ne l’imaginez pas.

« Ensuite, je n’ai plus revu le concombre fugitif. Il a tenu à justifier son nom, cet animal-là. Il est parti… Où est-il ?… Que fait-il, à cette heure où je vous écris ? Je l’ignore. Vous pensez si j’ai fouillé mes plates-bandes, retourné planches et massifs, exploré coins et recoins, sondé trous et retrous de mon jardin !… Hélas ! peines perdues ! Pas la moindre trace de lui, nulle part. C’est un peu fort, vous en conviendrez.

« Je ne puis pourtant pas admettre qu’il ait franchi les palissades qui entourent le clos. Elles mesurent trois mètres de hauteur et sont encore surélevées, mon cher monsieur, par un triple rang de ronces artificielles. Ça n’est pas rien, comme vous voyez. Un cerf, un kanguroo, un prisonnier de M. Fédée ne pourraient sauter par-dessus. À plus forte raison, un concombre, pas vrai ?… Alors, quoi ?… C’est ici que je m’embrouille.

« Peut-être a-t-on laissé ouverte une des portes du jardin et facilité ainsi, malveillamment, la fuite d’un végétal turbulent et roublard, toujours prêt à s’esbigner à l’anglaise ? Mais il serait revenu, je connais son cœur. Volage, soit ; mais affectueux, dans le fond.

« Peut-être a-t-il eu de l’embêtement — où la modestie irait-elle se nicher, mon Dieu ? — de tout le bruit fait autour de son nom ?

« Peut-être l’a-t-on volé, tout simplement ?

« Je m’arrête à cette dernière hypothèse, bien qu’elle me paraisse manquer de vraisemblance, pour les raisons scientifiques que voici. Le concombre fugitif (Cucumix fugex A. Al.) est, sauf votre respect, un légume très méfiant et qui ne se laisse pas prendre facilement. Vous pouvez consulter la Flore du docteur Asa Gray, le Botanicus Magazine, le Dictionnars of the Garden, de Nicholson, sans parler de Darwin, notre père à tous, ils vous en diront des nouvelles. Il a de plus une propriété singulière, une arme épatante, si je puis ainsi dire, qui lui est d’un grand secours dans la lutte pour l’existence. Dès que vous le touchez — et il faut être joliment malin pour cela — il vous crache, à la figure, ses graines comme de la mitraille. Figurez-vous une bombe qui feulerait, tel un chat en colère. Naturellement, vous êtes aveuglé, et plus naturellement encore, vous lâchez le concombre pour vous frotter les yeux, et revenir de la surprise où cette explosion vous a plongé… Oui, mais, pendant ce temps-là… bonsoir !… il est parti… Explosif et baladeur, tel est ce diable de concombre. Et de penser qu’il appartient à la famille, si placidement bourgeoise, si formellement sédentaire, des cornichons, voilà qui déconcerte les imaginations les plus hardies.

« Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit que votre ami Alphonse Allais n’est pas étranger à ce coup-là. On prétend qu’il a des « ramifications ténébreuses » à Granville. En outre, j’ai appris, sur son compte, des choses peu honorables, et ma foi tout à fait scandaleuses… C’est un particulier qui ne me revient pas… Il n’est point franc, là… Il n’est point à la bonne franquette, pour me servir d’une expression qu’affectionnaient nos pères… On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec lui, si c’est sérieusement qu’il parle, quand il nous raconte ses histoires, ou s’il se paye la tête des gens… Son rire me laisse, l’esclaffement fini, une sorte d’inquiétude, — plus que de l’inquiétude, — de la terreur dans l’âme… C’est peut-être qu’il a du style, ce qui me paraît tout à fait anormal et choquant, chez un écrivain gai… J’ai lu À se tordre, Le Parapluie de l’escouade, ses autres bouquins, je le suis fidèlement au Journal… Eh bien, non !… Parlez-moi du petit père Blum !… Mais votre Alphonse Allais !… Malgré l’énormité de sa fantaisie, il a de la précision dans l’esprit, et même de l’élégance. Je ne puis pardonner à sa gaieté de n’être pas crapuleuse, de rester toujours littéraire et artiste ; d’éviter, avec un révoltant cynisme, les plaisanteries surannées, les farces scatologiques, les verves abdominales, par où se reconnaît, d’ordinaire, et se caractérise un auteur rigolo, aimé des commis voyageurs, des curés de campagne, des concierges, vaudevillistes et chroniqueurs, restés fidèles au culte vénérable de cette bonne vieille gaieté française, si déplorablement incomprise aujourd’hui. Et puis…

« Et puis, vous ne me ferez jamais accroire qu’un homme qui passe son temps à faire, dans les fiacres, avec des demoiselles de rencontre ; à boire, dans les bars, avec le Captain Cap, toute sorte de saloperies inconvenantes et poivrées, et qui l’avoue, et qui s’en vante, non, jamais vous ne me ferez accroire qu’un pareil homme puisse être renseigné comme il est sur les procédés de travail de Francisque Sarcey, et sur les mœurs du concombre fugitif, sans qu’il y ait, là-dessous, des manigances suspectes… Vous avez beau dire et beau faire, ça n’est point naturel.

« À ce propos, il faut que je vous dise l’idée géniale et, je crois, essentiellement révolutionnaire que j’avais eue. Je voulais faire construire, pour l’été prochain, un vaste — comment appeler cela ? — un vaste cucumodrome, installé selon les derniers progrès de l’architecture moderne. Là, j’aurais donné, tous les jours, des courses de concombre fugitif… J’en avais parlé à M. Quentin-Bauchart, qui s’était montré fort enthousiaste pour cette idée. Il m’avait même promis d’obtenir du Conseil municipal qu’il allouât un prix annuel de quarante mille francs, afin d’encourager et de développer, parmi les concombres et les autres plantes, désireuses de participer au grand mouvement moderne, le goût des exercices physiques athlétiques et patriotiques, qui ne peut que leur être profitable et salutaire, en même temps qu’il lancerait la Botanique dans une voie réformatrice et absolument nouvelle. Grâce à votre Alphonse Allais, encore une idée démocratique à vau-l’eau !…

« Enfin, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, j’ai fait tambouriner le concombre fugitif, dans toutes les rues de Granville. J’ai promis à qui me le ramènera, vivant ou mort, des récompenses épatantes. Mais je n’ai pas confiance. Il est probable que celui qui le tient, le tient bien… Seulement, s’il s’imagine qu’il va le conserver en cage comme un serin, ou en bocal, comme un cornichon, il n’y a rien de fait… Il faut de l’indépendance et de la liberté à ce bougre-là !…

« Votre serviteur,

« Hortus. »


Je n’ai rien à ajouter. À M. Alphonse Allais de répondre, s’il le juge utile.


Paysage d’été


I

Je suis allé aujourd’hui à l’écluse.

Une péniche, chargée de sacs de plâtre, était amarrée au quai et reliée à lui par de longs madriers servant de passerelles, à l’avant et à l’arrière. Sur les passerelles passaient, sans cesse, des hommes qui coltinaient le plâtre, et le transportaient de l’autre côté du quai, dans une sorte de hangar poudreux, qui appartient à un gros fournisseur du pays et lui tient lieu de docks. Celui-ci surveillait le déchargement, assis sous un marronnier de l’auberge, devant une table servie de boissons fraîches. Figure grasse et rougeaude, ventre opulent, il s’épongeait le front et pestait contre la chaleur. Et de temps en temps, il criait aux hommes de la péniche :

— Hardi ! les gars !… Enlevez-moi ça rondement !…

Ces hommes avaient le torse nu et bruni par le soleil. Les labeurs violents avaient exagéré leur modelé et faisaient de leurs muscles des paquets de cordes et des nœuds, et des bosses mouvantes, développés jusqu’à la difformité, jusqu’à la caricature, — caricature puissante et michel-angesque, il est vrai. Un pantalon de toile bleue, les uns, de velours pisseux, les autres, retenu au-dessus des hanches par une ceinture rouge, leur serrait la taille. Ils marchaient pieds nus et portaient le coltin de cuir qui préserve les épaules contre les écorchures, et fait participer la tête au fardeau mieux équilibré. Étrange coiffure que le coltin, qui donne à ces physionomies vulgaires, à ces rudes visages de brutes impensantes, un air de noblesse barbare et grandiose, et comme une beauté ancienne, héroïque.

Jamais la chaleur n’avait été si écrasante. Elle tombait du ciel en averses de feu ; elle montait de la Seine, miroitant, çà et là en rayonnements qui aveuglaient. Des odeurs de vase, des exhalaisons de fièvre et de pourriture, circulaient dans l’air embrasé. La surface du fleuve qu’aucune ride de brise n’agitait, brûlait, incandescente et farouche, ainsi qu’une plaque de métal chauffée à blanc. Les nymphéas eux-mêmes s’étiolaient dans l’eau trop chaude ; les acoïdées laissaient pendre, sans force et flétries, leurs bizarres feuilles, en dard de lance ; et des poissons morts s’en allaient doucement, au courant, le ventre gonflé hors de l’eau et les yeux vides… Tout le long de la rivière, les berges étaient roussies. Nulle verdure fraîche, nulle fleur. Les chardons grillés et noirs épandaient leurs graines ailées, avec un petit bruit sec. Sous les herbes mortes, sous les feuilles desséchées, la terre craquait et se fendait, pareille à de la brique dure. Sur le chemin, nul promeneur, nul paysan dans les champs, alentour ; et pas même un pêcheur à la ligne sur les rives. Rien que ce patron, suant et haletant, à l’ombre du marronnier, et rien que ces hommes de la péniche, qui travaillaient sous le soleil, mortel pour lui.

Ils étaient gais. Quelques-uns chantaient des bribes de chansons. Tous, sur la passerelle, passaient du même pas tranquille, le torse courbé sous le faix, ignorants de leur misère, dédaigneux de leurs fatigues et trouvant tout naturel que leur gorge haletât sous la soif ardente ; et que la sueur ruisselât huileuse et fétide entre les rigoles de leur peau. Ils eussent bien fait, de temps en temps, une courte halte au cabaret. Mais le patron était là qui ne l’eût pas permis.

— Hardi ! les gars !… Enlevez-moi ça rondement !

Il criait cet encouragement, chaque fois qu’il avait lampé un coup, sous l’ombre du marronnier.

Tout à coup, l’un des hommes ayant fait un faux pas, tomba. Le sac, projeté en avant, resta sur la passerelle, en travers ; mais l’homme, lancé de côté, disparut dans l’étroit espace d’eau noire, écumeuse, formé par les murs de bois de la péniche et les murs de pierre du quai.

— Espèce de maladroit ! dit l’un.

— Tiens, il n’est pas bête ! dit l’autre. Il veut prendre un verre.

— Et un bain, l’aristo !… dit un troisième.

— Attends ! attends ! espèce de soûlaud ! fit le patron de la péniche qui, saisissant une longue perche, la tendit à l’homme, au moment où celui-ci reparaissait sur l’eau.

L’homme s’accrocha à la perche, et, agile, grimpant le long du bordage, il remonta sur la péniche. Alors, tous se mirent à rire et à plaisanter.

— Eh ben, quoi !… C’est le métier ! dit l’homme, riant aussi de son aventure… On n’est pas encore un macchabée !…

Et après s’être secoué comme un chien qui sort de l’eau, d’un bond il sauta sur la passerelle, releva le sac de plâtre, le replaça, d’un mouvement puissant des bras et des reins, sur ses épaules de gladiateur antique, et le porta dans le hangar. Puis, ayant tordu son pantalon de toile qui se collait aux cuisses, il reprit son travail en chantant.

Le marchand de plâtre ne s’était aperçu de rien. Vaincu par la chaleur, las d’éponger son front, sur lequel la sueur coulait comme d’une fontaine, il dormait et ronflait, sous le marronnier.

— Tiens ! le patron qui siffle à l’écluse ! dit un des hommes… En a-t-il un coup de sirène dans l’ blair, celui-là !… Ah ! vrai !

Et l’on, entendit des rires rythmer, sur la passerelle, le pas des coltineurs.

II

Tout à l’heure limpide et profond, le ciel, soudain, s’était couvert de lourdes nuées d’orage. Un vent furieux soufflait. La mer devenait méchante. D’immenses houles soulevaient le bateau-pilote que des paquets d’eau balayaient ensuite. La mâture craquait. À peine si le gouvernail pouvait mordre sur la lame. On avait dû prendre deux ris et fermer les écoutilles. Ils étaient six, sur le bateau-pilote, calmes, graves, six figures de bronze, six figures de pierre bise, comme on en voit sous le porche des églises bretonnes et sur la plate-forme des calvaires. Ce fut avec beaucoup de difficultés qu’ils purent aborder le grand steamer qui roulait déjà, ainsi qu’une épave, au gré de la tempête, et depuis longtemps demandait le pilote pour le conduire en rivière de Loire.

— À qui le tour ? demanda le capitaine du pilote.

— À moi ! répondit Le Guen, un petit matelot souple et fort, au visage osseux, au regard glauque et flottant comme les algues des rochers de Saint-Goulphar.

Le steamer avait lancé les cordages au moyen desquels Le Guen devait se hisser à son bord. Mais le pilote avait peine à se maintenir, à cause de la houle, de plus en plus forte, qui le rapprochait de trop près ou l’éloignait de trop loin du navire. Cependant, Le Guen put saisir un des cordages.

— Allons ! hisse ! fit le capitaine.

À peine avait-il grimpé de quelques mètres, sur les flancs noirs du steamer que, lâchant le cordage, Le Guen glissa. À ce moment même, une lame poussa le bateau pilote contre le steamer et Le Guen, dans sa chute, pris entre les deux coques, sentit ses os se broyer. Un peu de sang rougit la mer.

On avait repêché, aussitôt, le pauvre matelot.

— À qui le tour ? redemanda le capitaine, tandis que deux hommes maintenaient sur le pont Le Guen, presque évanoui.

— À moi ! repondit Pengadu.

— Allons, hisse !

Mais Le Guen ayant repris ses sens déclara :

— J’ai un mauvais coup, pour sûr, dit-il… Mais je ne suis pas mort et j’ai assez de force… C’est mon tour !… Je le réclame… Je ne le laisse à personne.

— C’est ton droit ! approuva le capitaine… Allons, hisse ! puisque tu le veux… Et adieu, mon petit !

Avec de grands efforts on parvint à hisser Le Guen sur le steamer. Crachant le sang, mais à peine plus pâle, sous la couche de hâle dont s’enduisait sa peau, il se fit conduire, soutenu, par deux matelots, à la barre, qu’il empoigna d’une main ferme.

— Un verre d’eau-de-vie ! dit-il, quand on l’eut, au moyen de matelas, bien calé devant la barre. Et en route !

Cinq heures après, le steamer entrait à Saint-Nazaire. Et comme sa tâche était finie, Le Guen desserra ses doigts de la barre, vomit un flot de sang et mourut.


Paysage d’hiver



L’autre jour, j’étais invité à une partie de chasse. Je ne suis pas chasseur, je suis même ce qu’on pourrait appeler un antichasseur. Mais je résolus, néanmoins, d’accepter cette invitation et de m’y rendre avec ma canne.

Le départ de Paris avait lieu, le matin, de très bonne heure, à la gare Saint-Lazare. Ce fut un spectacle curieux. Avant de pénétrer dans la salle d’attente, il fallut enjamber des corps couchés, de pauvres corps d’émigrants italiens qui dormaient roulés dans des guenilles, en attendant le train de l’exil. Faces terreuses, ossatures décharnées des êtres de faim et de misère, lamentable gibier traqué, chassé par des cynégètes de chair humaine qui finiront par détruire sur le sol sicilien jusqu’au souvenir de l’homme appelé, dans ce pays, à devenir une curiosité scientifique, un ornement de muséum, comme le mammouth et l’ichtyosaure.

Dans la salle d’attente ils étaient une trentaine de voyageurs — tous chasseurs, — armés d’étuis en cuir, bottés de cuir, sanglés de courroies de cuir où pendaient des filets pareils à des chevelures scalpées ; le collet du paletot de fourrures relevé jusqu’au bord du chapeau mou, on ne voyait de leurs visages que des barbes terribles et des ébouriffements de poils qui donnaient de la peur. Évidemment, le montagnard Tholrog, à la peau blanche, ou le brun lacustre Rob-Sen, si visionnairement évoqués par J.-H. Rosny, dans son admirable Eyrimah, devaient être ainsi. Et de les voir, avec tant de cuir fauve, tant de fourrures, et tant de poils, arpenter la salle à grandes enjambées retentissantes, la narine flairant déjà le gibier, l’œil fouillant le buisson où dort la proie, le bras décrivant à l’avance des gestes de massacre, cela vous reportait au temps fabuleux de la Préhistoire, et des furieux combats de l’homme avec le tigre spæleus, l’aurochs et le loup. Ils parlaient entre eux, et leur langage presque incompréhensible, en argot quaternaire, ce langage fait d’articulations rauques ou sifflantes, d’abois variés et de chromatiques hurlements, n’était pas pour effacer cette impression que j’eusse devant moi de véridiques échappés des palafittes de la Suisse ou des grottes de l’Ariège. Autant que je pus saisir un sens verbal dans ce gutturalisme peu nuancé, je compris qu’ils célébraient leurs exploits de la semaine passée, leurs grandes victoires sur les lièvres, les perdrix et les formidables alouettes. Et moi aussi, j’eus la vision rapide, mais précise, des grands lacs et des forêts vierges où nos ancêtres, vêtus de peaux de bêtes, barrissaient, avec la même éloquence, la mort de l’aurochs et de l’antilope rupicapra.

Dans le wagon où nous nous empilâmes, la conversation — si tant est qu’on puisse appeler conversation un tel échange de cris discords, qui rappelaient ceux de l’urus, du cerf élaphe, de l’ours brun et du lœmmergejer, — en vint sur les braconniers. La clameur fut si forte et si unanimement vocifératrice, qu’il fallut, malgré le froid, ouvrir les portières, car on ne s’entendait plus, et on pouvait craindre que les cloisons du wagon ne résistassent pas à un pareil cyclone de colère. Chacun, et tous à la fois, les poils de leurs barbes plus hirsutes, les fourrures de leurs paletots plus ébouriffées, le cuir de leurs bottes, de leurs courroies et de leurs étuis animé d’une haine plus furibonde, ils proposaient des lois sanglantes, des supplices, des écartèlements, des tortures extra-chinoises, contre les braconniers qui enlevaient aux chasseurs le plaisir d’une plus vaste tuerie, la joie d’un plus complet massacre.

L’un d’eux émit cette idée que je traduis en langage connu :

— Pourquoi le gouvernement n’autorise-t-il pas la chasse au braconnier ? Pourquoi les préfectures ne paient-elles pas les pattes d’un braconnier mort, comme elles font pour les loups ?… Pourquoi l’Institut Pasteur ne vend-il pas des fioles qui donneraient aux braconniers des infections mortelles, comme il fait pour les campagnols et les mulots ?… Pourquoi n’abat-on pas les braconniers pour les boucheries militaires ?

Chaque interrogation était, par tous les autres chasseurs, accompagnée de vociférations approbatrices et de taïauts forcenés, qui couvraient le bruit du train en marche et les sifflements de la locomotive.

Nous voici dans la plaine. Le ciel est bas ; un vent aigre et glacé souffle du Nord-Ouest. Une brume sale tombe sur les coteaux, enveloppe les champs d’une tristesse indicible. Les chasseurs marchent, écrasent les mottes de terre, retournent du talon de leurs bottes les emblaves de seigle et de blé. Ils marchent, fusil au poing, œil attentif, narine frémissante, à distance régulière l’un de l’autre. J’ai choisi mon chasseur, un immense dolicocéphale, à barbe noire, harnaché comme pour une guerre sans merci, et je vais à côté de lui. À chaque pas qu’il fait sur le sol mou, il emporte des talles de blé, il s’acharne sur le blé, dont les frêles pousses verdissent à peine, et il insulte des bandes de moineaux qui se lèvent à son approche, et, en termes grossiers, il leur reproche de n’être pas des perdrix. À chaque minute, sa marche se fait plus agressive, plus colère. On entend des grondements sourds dans sa gorge. Il bouscule les pierres, les tas de fumier, les chaumes pourrissants et les jeunes mourons qui verdoient entre les mottes. De temps en temps, au loin, partent des volées de perdreaux, mais si loin que c’est à peine si on les distingue. Alors le chasseur rencolère. Il invective les perdreaux, les défie, les couvre d’outrages, ne pouvant pas les couvrir de plomb, et il me dit :

— Ils sont trop lâches pour venir à portée de mon fusil !…

Et il se met à philosopher :

— Du reste, en France, c’est partout la même chose… Tout fiche le camp… tout disparaît… les principes… les vertus… la gloire… le gibier… Nous sommes un peuple pourri, un peuple fini… Il n’y a plus d’autorité… il n’y a plus rien… Si vous croyez que c’est avec le suffrage universel qu’on repeuplera les chasses !… Autrefois, est-ce que les perdreaux partaient à de telles distances ?… Ils vous partaient dans les jambes, autrefois, les perdreaux… Seulement, voilà, il y avait une autorité !… des principes !… des lois !… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est comme ça !… Tant qu’il n’y aura pas d’autorité, une main de fer, un sabre… Oui, un sabre… eh bien ! ce sera comme ça !…

À ce moment, un lièvre part et détale… Le chasseur l’ajuste, le tire et le manque.

— Vache ! crie-t-il, sale vache !… Oh ! le chameau !

Puis, après ce moment de stupéfaction passé, il se mit à courir après le lièvre, en aboyant comme un chien.

La journée n’a pas été bonne… Trois perdreaux seulement ont été tués. Les chasseurs, en rond, autour de ces trois dépouilles, se lamentent. Et comme l’un des trois perdreaux a frémi de l’aile et qu’un léger spasme d’agonie a couru sous ses plumes, l’un des chasseurs le prend, l’assomme en lui frappant la tête sur le talon de sa botte, et le rejette sur le sol à côté des autres, en criant :

— Saleté ! charogne !

Le soir, dans le compartiment qui nous ramène, les chasseurs fatigués dorment, dans leurs cuirs, leurs fourrures, et leurs poils. Et je vois leurs lèvres s’agiter, sous la pâle lumière qui tombe sur eux, et leurs bouches velues s’ouvrir, comme pour un aboi de chien.

Ils rêvent sans doute qu’ils sont chiens et qu’ils poursuivent, dans des plaines vierges, des lièvres grands comme des éléphants, et des perdreaux aux envergures d’aigles.



Le dernier voyage


Après avoir choisi un coin dans un compartiment encore solitaire, et quand j’y eus déposé, en signe de possession hargneuse, ma valise et mon plaid de voyage, je redescendis sur le quai et je flânai, tout le long du train, en attendant l’heure du départ.

J’ai la tristesse invincible, l’incurable angoisse des départs. Même lorsque je vais vers des pays connus et que j’aime, conduit par la promesse d’un repos ou par la joie d’une rencontre souhaitée, j’éprouve toujours au cœur comme un froid. Rien ne me donne l’idée de la mort, comme de partir… Les malles ouvertes comme des cercueils, la hâte que je vois dans les yeux des gens qui m’aident, le mystère que prend la sonnerie de la pendule, la majesté extraordinaire que revêtent les choses que je quitte, et tout ce par quoi je suis jeté si violemment hors de moi, m’impressionne et me prédispose aux sensations les plus lugubres. Alors, pour distraire cette manie tragique, j’essaie de m’intéresser à tous ces va-et-vient capricants et désordonnés qui font ressembler les gares à d’immenses maisons de fous ; je tâche de m’amuser aux multiples et comiques spectacles de cette humanité en casquette anglaise qui ne sait où elle va et qui, essoufflée, haletante, se précipite aux guichets, aux wagons, s’y engouffre, s’y empile, s’y bouscule, ainsi que les fuyards d’une armée vaincue qui croient avoir trouvé une retraite sûre. Cela amène des scènes dont je m’efforce d’accentuer le sens caricatural pour ne pas voir ce qu’il y a, au fond, de terrible ennui et de véritable effroi.

Donc, je flânais, lorsque je me heurtai à un groupe de trois personnes qui stationnaient devant un compartiment de troisième classe. C’était, d’abord, une vieille dame d’une pâleur cireuse, toute en noir. Un châle de cachemire fané recouvrait son dos rond que la toux, de temps en temps, secouait comme une chiffe. Un homme et une femme l’accompagnaient, l’homme, d’allure vulgaire, la femme, dure et sèche, et dont les yeux semblaient garder le reflet blanchâtre de registres et de livres de comptes. Son masque, qui présentait une surface osseuse trop largement accusée, se plissait prématurément de rides couleur de cendres, au front et sous les zygomas saillants.

— Ah ! mes pauvres enfants ! gémit la vieille dame… Je me sens plus mal… je ne me sens pas bien…

— Mais si ! mais si !… consola l’homme… Tout ça, c’est des lubies… Vous êtes très bien… vous êtes bien mieux…

— Certainement ! appuya la femme… D’abord, faut toujours que tu te plaignes.

— Je n’aurais pas dû partir encore, reprit la vieille dame en poussant un soupir qu’un accès de toux interrompit brusquement… Ah ! mon Dieu !… Je sens qu’il va m’arriver quelque chose.

— Qu’est-ce que tu veux qu’il t’arrive ? Pour un petit rhume !… Voilà-t-il pas ?

— Non, non… je n’aurais pas dû partir encore… Mais je vous gênais… J’étais une charge pour vous….

— Mais non…

— Il vous fallait la campagne, le bon air intervint l’homme… sans ça, pardi !… vous auriez pu rester…

— Ah ! si j’avais pu prendre un bouillon… seulement !… Je me sens si faible…

La femme eut un ton très aigre.

— C’est de ta faute, dit-elle… Tu n’étais pas prête… Tu aurais manqué le train…

— Certainement ! fit l’homme… nous n’avions que le temps…

La vieille dame gémit… Une larme roula de ses paupières qui entouraient ses yeux d’un cercle rouge.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… je ne sais pas ce que j’ai dans la tête… Tout tourne dans ma tête…

— Vous avez des lubies, belle-maman… dit l’homme gaiement… C’est des lubies que vous avez dans la tête…

Et la vieille dame gémit encore :

— Ah ! si seulement j’avais pris un bouillon, avant de partir…

— Eh bien, c’est ça ! fit la femme… Tu en prendras un à Versailles…

— Mon Dieu ! mon Dieu !… il va m’arriver quelque chose… Si j’allais mourir, en route, toute seule !… Si j’allais mourir, là-bas, toute seule !…

— Allons ! allons… ne dis pas de bêtises, maman… monte… adieu !…

— Adieu, ma fille…

Le gendre hissa la vieille dame dans le wagon, et la déposa dans un coin, comme un paquet.

— Adieu ! belle-maman.

— Adieu ! adieu ! mes enfants.

Et quand la portière fut refermée, elle fondit en larmes.

On appelait les voyageurs ; je regagnai mon compartiment, et m’installai le plus confortablement que je pus.

Cette scène m’avait ému ; elle ajoutait une tristesse à toutes les tristesses ordinaires que me causent les départs… Je ne voulus pas y penser davantage, et je tirai un livre de ma valise, dans l’espoir que je pourrais m’abstraire de moi-même et oublier cette douloureuse apparition. Mais je ne pus pas lire… Entre les lignes du livre et mes yeux, toujours s’évoquait la physionomie mourante de la vieille dame, et le visage insensible de l’autre : ce visage blafard me poursuivait… Je revoyais aussi sans cesse, lorsqu’ils étaient partis, leurs dos de meurtriers…

À Versailles — où nous avions un quart d’heure d’arrêt — je descendis, et la pitié me mena devant le wagon de la vieille dame. Elle venait d’avoir une syncope ; on s’empressait autour d’elle… Quelqu’un lui faisait boire un peu de bouillon qu’on était allé chercher en toute hâte au buffet de la gare. Elle se ranima et dit :

— Merci !… merci !… maintenant, ça va mieux… ça va bien !…

En effet, il me sembla que ses joues s’étaient colorées d’un afflux de sang… et son regard avait quelque chose de moins fixe, de moins lointain…

Je regagnai mon wagon. Après tout, elle n’était pas si malade que je l’avais pensé. Une faiblesse ! voilà tout !… Maintenant, elle va s’endormir… Et puis, les belles-mères !…

La nuit était venue. Je ne songeais plus à la vieille dame. Et, sur les coussins, je m’étendis tout mon long, bercé par le rythme endormeur des wagons roulant à toute vitesse…

Je ne me réveillai qu’à Rennes, où je descendais. Encore tout engourdi de sommeil, je suivais le facteur qui portait ma valise, sans avoir conscience de ce qui se passait autour de moi… Je voyais des ombres fuir, des ombres se croiser, des êtres de rêve dans des paysages imprécis, auxquels les vitrages mal éclairés de la gare donnaient des aspects de terres noyées dans une eau de ténèbres et de lumières funéraires… Tout d’un coup, le facteur s’arrêta devant un rassemblement. Quelques personnes criaient en gesticulant :

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que c’est ?…

— Un médecin !… Vite, un médecin ! clamait un voyageur.

— Est-ce un accident ? demandai-je au facteur.

— Non, répondit cet homme paisible… C’est une femme qui est morte dans le train… une vieille femme !…

Je parvins à m’approcher du compartiment sur lequel trente curieux en tas tendaient leurs têtes qu’animait le désir de voir la Mort.

— Allons ! faites de la place ! faites de la place !

Et je vis le cadavre que deux hommes d’équipe soutenaient, l’un sous les aisselles, l’autre, par les jambes, passer près de moi… Je reconnus le châle de cachemire fané de la vieille dame, et son visage de cire pâle. Elle était déjà raide et toute froide.

— Est-ce une mort subite ? ou bien est-ce un crime ? se demandaient, près de moi deux voyageurs.

— C’est un crime ! proférai-je… Un meurtre… Un vrai meurtre… Je le sais…

Et, tandis qu’un frisson faisait claquer mes dents, j’ajoutai d’un ton qui sembla étonner grandement les spectateurs de cette scène :

— Qu’est-ce que tu veux qu’il t’arrive ?… Pour un petit rhume !… Voilà-t-il pas ?…


Le gamin qui cueillait les ceps


Vous connaissez Porcellet, Guillaume-Adolphe Porcellet, le député millionnaire et socialiste ?… Petit, trapu, la barbe très noire, le geste violent, c’est un homme redoutable et qui fait trembler les bourgeois. Je me souviens d’un grand dîner qu’il donna, l’année dernière, en son hôtel de l’avenue Hoche, pour fêter je ne sais quelle grève. Table resplendissante d’argenteries anciennes et fleuries de fleurs rares. On se serait cru chez un grand seigneur d’autrefois, n’eussent été l’allure vulgaire et les éclats de voix canailles qui attestent, chez notre amphitryon, un muflisme inégalable… Oui, mais au dessert, la réaction n’en mena pas large… Et quelle joie pour les grévistes lointains, s’ils avaient pu assister à leur triomphe, car c’était leur triomphe, ne l’oubliez pas !… La bouche grasse, des pommettes rouges, les yeux injectés de bourgogne, Guillaume-Adolphe Porcellet célébra la grève, la sainte grève !… Avec une âpre éloquence, il parla des exploiteurs de peuples, des affameurs de pauvres… Et au lieu des applaudissements frénétiques des convives gorgés de sauces et de vins, parmi les odeurs de truffes et les fumets de gibier, il s’écria dans une péroraison sublime : « Quand donc fera-t-on sauter tous les riches ?…. » Et de toutes parts, l’on reprit en chœur : « Oui… Oui… À bas les riches !… »

Ce fut très beau.

Ce fut plus beau encore, après le dîner, lorsque Porcellet nous fit l’historique de ses tapisseries et de ses meubles… Celles-ci avaient appartenu à François de Guise… Ceux-là venaient de la duchesse d’Étampes… C’était la ruine et le sang de tout un peuple !… C’était tramé et ouvré avec la chair vive des misérables !… Abomination !

— Ah ! les bandits ! hurlait-il… s’ils pouvaient revenir, une heure seulement, et voir toutes ces défroques royales chez moi… chez Porcellet… chez le prolétaire Porcellet ! Car, enfin, je suis un prolétaire, moi !… Et je m’en vante !… Hein ! croyez-vous qu’ils en feraient un nez !…

Et, en nous les désignant, il invectivait les portraits des hommes de guerre et des dames de cour qui ornaient de leurs figures un peu effacées les somptueux panneaux du grand salon.

— Crapules !… Assassins !… Prostituées !…

Je me souviens encore qu’à un moment, lui tapant sur l’épaule, je lui dis :

— Et les grévistes, cher Porcellet, les grévistes en l’honneur de qui nous venons de dîner si magnifiquement ?… Quelle vengeance pour eux, s’ils pouvaient te voir de leurs bouges, et voir tout ça !… tout ça ! Comme ça leur donnerait du cœur au ventre !

— Hein ?… Crois-tu !… approuva Porcellet qui, de plus en plus, s’animait et dont le rire d’ivrogne, subitement lâché, creva en hoquets dans un coussin de soie rose.

Le hasard d’une promenade à bicyclette m’amena, il y a huit jours, dans ses terres. Cela s’appelle le domaine de Raillon, domaine considérable que notre farouche ami acheta, pour rien, du vieux marquis de Raillon, ruiné par lui. Porcellet aime à raconter cette histoire, assez sinistre, qu’il termine, invariablement, par cette exclamation :

— Ah ! les nobles !… Je leur fais voir de quel bois je me chauffe !…

Le domaine s’étend sur quatre communes habitées par des bûcherons, terrassiers, ouvriers des champs qui ne vivent que des miettes parcimonieuses de cette vaste propriété : vies misérables… journées au rabais… ambulants chômages… spectres de fièvre et de famine que l’on voit, peu à peu, déserter les taudis du village et s’en aller vers des terres plus hospitalières et de moins dures servitudes… L’ombre qui, maintenant, s’allonge du château, plus loin, toujours plus loin, est mortelle aux hommes… Quand elle ne les tue pas, elle les chasse…

Un bois de huit cents hectares entoure, de ses profondes masses de verdure, le château remis à neuf d’après les plans de Porcellet, et selon la plus pure esthétique du onzième siècle… La loge du concierge figure une tour carrée, avec une plate-forme à créneaux, garnie d’échauguettes… Il semble que ces murs percés d’étroites meurtrières dissimulent des troupes d’arquebusiers… Heureusement la pierre en est trop neuve… Elle ne fait plus peur… Et le portier, au lieu d’être armuré de cuir fauve et casqué de fer, arbore un pacifique uniforme de garçon de banque, ce qui fait rire les passants comme d’un décor d’opérette… Mais le bois est admirable ; grasse et profonde, la terre, du moins, y est bonne aux arbres.

J’aurais bien voulu pénétrer dans le bois, marcher sous ces vastes avenues royales que l’on aperçoit de la route, et dont l’ombre ardente et douce me tentait. L’accès en est impossible. Des clôtures hargneuses le gardent ; des montants de fer, aux pointes aiguës, reliés par tout un hérissement de ronces artificielles le défendent mieux qu’un cordon de gendarmes. Je me rappelais qu’autrefois tout le monde pouvait se promener dans le bois et se rafraîchir aux sources qui, en maint endroit, jaillissent et bouillonnent. Le vieux marquis tolérait que les pauvres vinssent ramasser les branches mortes ; le dimanche, il permettait aux voisins et aux parents de faire des provisions de morilles, de noisettes, de châtaignes et de champignons. C’était un amusement et aussi une ressource qu’ils ne dédaignaient point… Ceux qui possédaient des vaches étaient autorisés à faucher les hautes fougères pour la litière de leurs bêtes… Il est vrai que le vieux marquis n’était pas socialiste et qu’il n’éprouvait pas, au dessert, le besoin de faire sauter les riches avec les bouchons de champagne !… Et voilà qu’aujourd’hui défense est faite à quiconque de pénétrer dans le bois, sous peine de procès et de coups de fusil… Les braconniers eux-mêmes ne s’aventurent plus… car ils savent qu’au plus épais des fourrés, derrière les arbres géants, il y a toujours, en même temps que d’invisibles regards chargés de haine, une arme chargée de plomb braquée sur eux.

J’admirais comment Porcellet, au nom des idées modernes et des fraternités sociales, avait changé toutes ces vieilles coutumes, aboli toutes ces patriarcales libertés… Et, devant les meurtrières approches des clôtures, je me disais :

— Ah ! ce diable de Porcellet !… Voilà un brave homme !… Quel apôtre !… L’aime-t-il assez, ce peuple !… Les console-t-il assez, ces malheureux !… Et quelle belle chose vraiment que le socialisme !…

Il est probable que je me fusse longtemps encore attendri sur ce que je voyais autour de moi, quand tout à coup j’aperçus, débouchant d’une route transversale, l’ami Porcellet ! Porcellet lui-même qui, botté, harnaché en guerre, fusil à l’épaule, pistolet et coutelas à la ceinture, marchait pesamment, suivi de six gardes armés, lesquels étaient aussi suivis de six dogues énormes, portant des colliers à pointes de fer et montrant des gueules terribles. M’ayant reconnu, Porcellet, bruyant et joyeux, vint à moi :

— Ah ! par exemple, fit-il, voilà de la veine !… Comment !… Toi ici ?… Sur mes terres ?…

Et prenant une grosse voix comique qui simulait la fureur, il me demanda :

— Et de quel droit te trouves-tu sur mes terres, vil manant ?… Gardes, saisissez-vous de cet homme et le branchez incontinent au premier arbre de mon avenue !…

Les six dogues grognèrent. D’un geste menaçant Porcellet les apaisa, et, tout égayé de sa plaisanterie moyenâgeuse :

— Sacré farceur, va ! fit-il. Puisque tu es sur mes terres, je t’emmène ; et tu viens passer quelques jours chez moi, dans mon château, hein ?…

J’alléguai toutes sortes d’excuses, d’affaires pressées… et, pour détourner la conversation, je lui dis :

— Mais où vas-tu ainsi, cuirassé comme un cardinal du seizième siècle, et avec une suite de lansquenets et de bêtes de guerre ?

Instantanément, Porcellet eut une violente colère :

— Ah ! ne m’en parle pas… C’est à vous dégoûter de la campagne et d’user sa vie à faire du bien aux gens !… Je ne suis entouré ici que de pillards… de voleurs… d’effrontés coquins qui me grugent… me dévorent… Jour et nuit, il faut que je veille, avec ces braves gens et braves bêtes, sur mon domaine… Sans quoi, le diable m’emporte ! ils le déménageraient, je crois, ces gueux ! Ça n’est pas une existence !… Je ne peux plus avoir une minute de tranquillité… Tiens ! on vient de m’avertir qu’un méchant gamin de dix ans a franchi les clôtures, là-bas, et qu’il me vole mes ceps !…

— Eh bien ?

— Eh bien, je vais lui apprendre, à ce misérable, de quel bois je me chauffe !…

Et, d’un geste imposant, il me montra ses armes, ses gardes, ses dogues.

— Un gamin de dix ans ! repris-je… voyons, mon cher Porcellet… ça n’est pas très dangereux !… Et qu’est-ce que cela peut te faire qu’il cueille des ceps ?… Tu ne les mangeras pas tous, je suppose ?

— Ce que cela me fait ?… rugit Porcellet… Mais, dis donc… tu es étonnant !… Est-ce que ce bois n’est pas mon bois ?… Est-ce que ces ceps ne sont pas mes ceps ?… Non, mais je t’admire, en vérité !… Il faudrait peut-être que je nourrisse avec des ceps un petit pouilleux, un sale gosse, qui n’a même pas, je parie, un morceau de pain à manger !… Eh bien ! il va voir qui je suis… Je vais lui apprendre de quel bois se chauffe Guillaume-Adolphe Porcellet !… Et toi, tu sais !… je te retiens… Tu en as de bonnes !…

Je lui demandai :

— Il y a une chose que je voudrais bien savoir… Tes électeurs… comment prennent-ils ces façons-là ? Qu’est-ce qu’ils pensent de ton socialisme ?

Porcellet haussa ses épaules carrées… Et il répondit d’un ton plus sec :

— Je ne suis pas à la Chambre, ici… je suis chez moi !… Je ne fais pas de politique, ici… je fais de la culture !… Ça n’a aucun rapport !… Quant aux électeurs, je m’en fous !… Est-ce que je ne les paye pas pour me nommer ?… Tu es donc devenu bête, maintenant ?…

Mais il me regardait d’un œil louche et haineux :

— Alors, dit-il après un silence, c’est bien entendu ?… Tu refuses mon hospitalité ? Tu refuses de venir passer quelques jours chez moi… dans mon château ?… Oui ?… À ton aise, mon vieux !… Tu es libre… Tout le monde est libre, ici !… Au revoir !

Et, se tournant vers ses gardes, il commanda :

— Et, vous autres… en avant !… Il va voir tout à l’heure de quel bois je me chauffe !

Il me quitta, traversa la route au pas militaire, ouvrit une barrière fermée par une lourde serrure… Puis, suivi de ses six gardes, suivis eux-mêmes de leurs six dogues, il s’enfonça, formidable, dans le bois, à la poursuite… du gamin qui cueillait des ceps…


En attendant l’omnibus



Depuis une heure, sur les boulevards, à une station, j’attendais l’omnibus de Batignolles-Montparnasse. J’avais un rendez-vous d’affaires important et pressé, un rendez-vous, ma foi ! qu’il m’eût été désastreux de manquer, car toute ma petite fortune acquise à force de privations et d’économies y était en jeu. Mais mes moyens ne me permettent pas de prendre un fiacre, et me le permettraient-ils que je n’en prendrais pas davantage. Je trouve que c’est du gaspillage. Quand je pense qu’il existe des gens assez dépensiers, des pères de famille même, pour se payer des fiacres, alors que Paris tout entier est couvert de lignes d’omnibus, eh bien ! cela ne me donne pas une haute idée de leurs vertus domestiques.

J’attendais donc l’omnibus. Et je l’attendais bien respectueux de tous les règlements administratifs, bien soumis à toutes les formes de l’autorité, tâchant de refréner mes impatiences et de faire taire ces révoltes, évidemment ataviques, qui, depuis une heure que j’attendais, recommençaient à gronder en moi, et dont je rougis que la civilisation républicaine, non moins que la constante pratique du suffrage universel, n’aient point encore aboli les barbares vestiges. Oui, je m’efforçais de faire taire ces révoltes, car ne doutez pas un instant que je ne sois cet inénarrable, cet ovin et bovin personnage de comédie — allez ! allez ! moquez-vous ! — qu’on appelle un brave électeur, un honnête contribuable français, et que la France qui possède, de ce bipède, les plus parfaits exemplaires, est, à juste titre, si fière de montrer aux étrangers turbulents.

J’attendais donc l’omnibus, ayant le numéro : 364.998, un joli numéro, n’est-ce pas ? et grâce auquel je risquais, si je m’obstinais à attendre — et je m’y obstinais crânement, — de n’arriver à mon rendez-vous que dans un mois ou deux. Avec l’admirable système des Compagnies de transports parisiens, lesquelles ne transportent guère que trois sur cent des personnes qui demandent à être transportées, on a vu de ces choses surprenantes. On a vu fréquemment ceci : des rues, vers lesquelles on allait, démolies et reconstruites durant l’espace d’une attente à la station, si bien que, lorsqu’on arrivait enfin, on ne retrouvait plus ni les rues, ni les gens, et que ces derniers avaient eu le temps, soit de mourir à la suite de longues maladies, soit de faire fortune ou faillite, et de se retirer à la campagne, également riches et heureux, comme il convient !

J’attendais donc l’omnibus. La pluie tombait drue et froide, actionnée par le vent qui soufflait du nord-ouest, et la faisait pénétrer en vous comme une multitude de petites aiguilles de glace. Nous pataugions dans la boue, inexprimablement. Toutes les dix minutes, l’omnibus passait, complet. Et les conducteurs, sur la plate-forme, les cochers sur leurs sièges, et jusqu’aux contrôleurs, derrière leurs guichets, se tordaient de rire à voir cette foule chaque fois déçue, se ruer autour de l’omnibus, comme un raz-de-marée, et se retirer ensuite — ah si piteusement !… Il fallait entendre avec quelle joie moqueuse ces puissants fonctionnaires criaient : Complet ! comme pour mieux nous faire sentir le ridicule de notre situation. Quelques récriminations partaient bien, d’ici et de là, mais si timides que ce n’est pas la peine de les mentionner. En somme, l’attitude de la foule était excellente, et telle qu’on doit l’attendre de bons Français qui votent et qui paient l’impôt.

Une fois, un petit pâtissier, qui portait sur sa tête une énorme architecture de friandises, descendit de l’impériale, et l’on appela les numéros.

— Numéro 66 !

Numéro 66 !… Et moi, j’avais le 364.998 !

J’avisai un contrôleur, et, la tête découverte, l’échine arquée, la bouche humble, afin de bien affirmer mon respect de la casquette galonnée, je lui demandai :

— Monsieur le contrôleur, j’ai le numéro 364.998… Puis-je espérer prendre bientôt l’omnibus ?

À quoi le contrôleur répondit :

— Eh bien ! mon petit père, vous pouvez espérer le prendre à Pâques ou à la Trinité…

Et, comme il avait l’air de se moquer de moi, je crus devoir pour l’amadouer et en manière d’excuses, ajouter :

— Ce n’est pas que je m’impatiente, monsieur le contrôleur… mais j’ai un rendez-vous très pressé !… Cela ne fait rien, j’attendrai, j’attendrai !…

J’attendais donc l’omnibus. La foule, à chaque seconde, grossissait, débordait maintenant sur le boulevard et dans la rue voisine. Déjà, des accidents nombreux, causés par l’encombrement des voitures et des gens assaillant les voitures, avaient été signalés. On avait relevé six personnes écrasées et je ne sais plus combien d’autres avec de simples fractures aux jambes, aux bras et au crâne. Une boutique de pharmacien, en face, ne désemplissait pas de blessés. Beaucoup, aussi, se plaignaient, courtoisement d’ailleurs, d’avoir été dévalisés, qui de leurs montres, qui de leur porte-monnaie, qui de leurs mouchoirs. Et d’étranges rôdeurs chuchotaient dans l’oreille des femmes des paroles abominables. Enfin, la congestion pulmonaire, mise en belle humeur par cette bise humide et glacée, se promenait de visage en visage, comme une abeille de fleur en fleur. Et je plaignais, non pas la foule, qui attendait l’omnibus, mais cette excellente Compagnie d’omnibus qui, faute de voitures, de chevaux, de conducteurs et de cochers, faisait attendre la foule, bien tranquille dans son monopole et protégée contre les réclamations possibles, hélas ! mais rares, heureusement, par toutes les forces administratives de la République, et aussi, et surtout, disons-le à notre orgueil, par toutes les tolérances individuelles de ces bons, respectueux, soumis citoyens et citoyennes français que nous nous plaisons d’être — admirable bétail humain à qui jamais l’idée ne viendra de se rebeller contre quelque chose, contre quoi que ce soit.

Et, alors, il se passa un fait véritablement inconcevable, tellement inconcevable que j’hésite à le relater. L’omnibus arrivait, complet comme toujours. Tout à coup un jeune homme, écartant la foule, escalada la plate-forme, malgré les cris du contrôleur, et grimpa lestement sur l’impériale.

— Complet ! Complet ! hurlèrent le conducteur, le contrôleur, l’inspecteur et le cocher.

— Complet ! Complet ! grognèrent les voyageurs tassés à l’impériale, sous leurs parapluies.

— Complet ! Complet ! vociféra la foule, devenue tout à coup menaçante et qu’exaspérait un tel acte d’insubordination.

— Vous n’avez pas le droit d’être là !… Descendez !

— Qu’il descende !… qu’il descende !…

— Faites-le descendre !… Tirez-le par les basques de son habit, par les oreilles…

Le conducteur avait, lui aussi, grimpé sur l’impériale, et il sommait le jeune homme de descendre. Mais celui-ci resta calme et il dit :

— Non je ne descendrai pas… Qu’est-ce qu’il y a sur votre omnibus ?… Il y a écrit en grosses lettres rouges : Montparnasse-Batignolles, n’est-ce pas ?

— Il ne s’agit pas de cela…

— Je vous demande pardon… Il ne s’agit que de cela… Votre omnibus mène aux Batignolles… J’y vais moi-même… Il passe… je le prends. Laissez-moi tranquille.

— Mais puisqu’il est complet, andouille !

— Cela ne me regarde pas… Vous avez un monopole… Par cela même, vous vous engagez, virtuellement à me conduire, à conduire tout le monde sur tous les points de votre parcours… Que vos omnibus soient complets ou non, ce n’est pas mon affaire, et je n’ai pas à le savoir… Arrangez-vous comme vous le voudrez. Ayez cent mille voitures, s’il le faut… Mais conduisez-moi là où vous et moi nous allons… C’est mon droit… Je le réclame… et je ne descendrai pas.

— Ah ! tu ne descendras pas !… menaça le conducteur… Eh bien ! tu vas voir ça… espèce de saligaud !

— Je réclame un droit que j’ai… Je ne vous insulte pas, je pense… Faites de même !

— Eh bien tu vas voir, pourri, saleté, anarchiste !

— Oui, oui, enlevez-le ! crièrent les voyageurs de l’impériale.

— Enlevez-le ! Enlevez-le ! Jetez-le par-dessus la galerie ! ordonna la foule.

Et le conducteur aidé du contrôleur et de l’inspecteur, aidé des voyageurs de l’impériale, de l’intérieur et de la plate-forme, aidé de la foule, qui avait pris d’assaut l’omnibus, aidé de douze gardiens de la paix survenus au bruit de la bagarre, se rua courageusement sur le jeune homme, qui, en un instant, étouffé, déchiré, aveuglé, mis en pièces et tout sanglant, fut jeté comme un paquet sur le trottoir.

Nous applaudîmes frénétiquement à cet acte de justice, à cette conquête du règlement sur les principes révolutionnaires, et, le calme s’étant rétabli, les voyageurs ayant repris chacun sa place, l’omnibus s’en alla, symbole de la paix sociale, affirmation triomphante de la hiérarchie… J’appris, depuis, que ce jeune homme, qui avait voulu, un moment, troubler la belle harmonie des administrations de notre République, n’était pas un Français !… Cela ne m’étonna pas, et j’aurais bien dû m’en douter…

J’attendais donc toujours l’omnibus.

Depuis longtemps, l’heure était passée de mon rendez-vous, et je n’avais plus qu’à rentrer chez moi ; d’autant que la pluie redoublait et me trempait jusqu’aux os. Mais je voulais attendre encore, par respect, par soumission, par protestation contre cet acte inouï de révolte qu’avait commis ce jeune étranger… Je vis des gens entrer dans des restaurants, puis en sortir… Je vis des gens entrer dans des théâtres, puis en sortir… Je vis des magasins s’éteindre et se fermer des cafés… et je vis aussi les passants se faire plus rares… Enfin, le dernier omnibus arriva, toujours complet ! C’est alors, seulement, que je me décidai à rentrer chez moi.

Et pendant que je marchais, le long des rues silencieuses, heureux de cette réconfortante journée où s’était affirmée, avec tant d’éclat, la victoire du règlement administratif, je songeais à cette parole de M. George Auriol :

— Les Français ont pris la Bastille, c’est possible… Mais ils ne sont pas fichus de prendre l’omnibus Madeleine-Bastille…

Hum ! Hum ! Qu’a-t-il voulu dire par là ?


Un homme sensible


I

Je ne crois pas avoir jamais été méchant. Non, en vérité, je ne le crois pas. Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessivement, exagérément douloureuse qui me portait à plaindre, — jusqu’à en être malade — les souffrances des autres… pourvu — cela va de soi, car je suis un artiste — qu’elles ne se compliquassent point de laideurs anormales ou de monstruosités physiologiques. Ah ! ce n’est pas moi — vous pouvez m’en croire — qui admettrai jamais l’esthétique de M. Rodin. Et, je puis me vanter que j’en ai jeté des pommes cuites à son Balzac !…

Je me rappelle avoir pleuré, durant plus de quinze jours, la mort d’un oiseau que j’avais capturé et à qui j’avais collé sur le crâne une menue crête joliment dentelée de laine rouge. Cette mort m’inspira mes premiers vers. Et ce qu’ils ont mouillé de beaux yeux de femmes !… Je me vois encore, au cimetière de notre village, fondant en larmes et criant comme un jeune putois blessé, une fois que j’accompagnais mes parents à l’enterrement d’une personne que je ne connaissais pas et qui ne m’était de rien. Et je vois aussi mon père, qui ne comprenait rien à ces larmes, me dire, en me secouant le bras :

— Es-tu bête !… Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais pas !

— Mais, tu ne l’as jamais vu, le père Jumeau ?

— Non !

— Eh bien ! alors ?… c’est stupide de pleurer comme ça… Moi, c’est différent ! je pourrais pleurer, cela aurait un sens que je pleure. Non pas parce que le père Jumeau était un brave homme que j’aimais beaucoup, mais parce que c’était un fermier comme je n’en retrouverai jamais un. Je perds beaucoup, en perdant le père Jumeau. Cela me coûtera gros, cela est sûr. Et pourtant, je ne pleure pas, moi ! Allons, voyons, secoue-toi, nom d’un petit bonhomme ! Ris un peu ! ris donc, sacré mâtin ! …

Mes sanglots redoublant, il fallut m’emporter du cimetière. En rentrant à la maison, mon père disait à ma mère :

— Diable d’enfant ! On aura bien du mal à en faire un homme ! Il est trop nerveux ! Il est trop sensible ! C’est une chiffe !

J’avais un petit chien, un loulou blanc, Pomponnet. Oui, je l’appelais Pomponnet. Oublié par des saltimbanques de passage dans le pays, je l’avais recueilli et aimé. C’était un compagnon délicieux, docile, toujours prêt à jouer, et qui se tenait debout sur son derrière comme un petit homme. Je m’amusais énormément avec lui. Mon temps, je le passais à le tirer de toutes mes forces par la queue, qu’il avait épaisse, fournie, soyeuse, si bien qu’en très peu de semaines, cette jolie queue était devenue aussi rase et glabre qu’une queue de rat. Ah ! le pauvre Pomponnet ! En y repensant après tant d’années, j’en ai le cœur tout retourné. Qu’il était caressant, fidèle, joli, et si drôle ! Ses regards avaient véritablement quelque chose d’humain. Il creva d’avoir avalé un os pointu qui lui perfora l’intestin. Et son agonie fut atroce. J’eus un tel désespoir de cette mort qu’on crut, chez moi, que j’allais devenir fou.

— Pour un chien ! disait mon père.

— Pour un sale chien ! accentuait ma mère.

— Ah ! bien, reprochait la bonne, quand ce sera le tour de votre père ou de votre mère… qu’est-ce vous ferez alors, monsieur Georges ?

Je pourrais donner mille autres exemples, encore plus touchants et gracieux, de mon exquise sensibilité. Ils prouveraient, tous, que je suis une bonne nature, contrairement à ce que beaucoup de gens, qui me connaissent mal, pensent de moi.

Par exemple, si sensible que je fusse, je ne pouvais rencontrer des pieds-bots, des culs-de-jatte, des bossus, des bossus surtout, sans éclater de rire ; des faces couvertes de lupus, sans en être horriblement dégoûté, dégoûté — brave petit cœur que j’étais — jusqu’à la haine ! Mon rire alors était si agressif, et si virulente, si passionnée ma haine que, pour un peu, je leur eusse, ma foi, jeté des pierres avec plaisir. Souvent, je fis mieux, car si j’étais sensible, je n’étais pas moins ingénieux.

Toutes les semaines, le samedi, venait mendier chez nous un vieux mendiant, presque aveugle, la face mangée d’ulcères. On lui donnait un morceau de pain qu’il dévorait, assis sur une borne, à quelques pas de la grille de notre habitation. Quelquefois j’allais disposer sur la borne, dissimulés parmi de l’herbe ou des feuilles mortes, des clous la pointe en l’air, de petits fragments de verre coupant. Et quand le vieux mendiant était reparti, j’allais regarder la borne. Il y avait presque toujours un peu de sang, rouge et très frais. Et cela me faisait plaisir.

Nous avions pour voisin un cordonnier. Le cordonnier avait un fils, un pauvre petit diable de fils, si absolument, si étrangement bossu, que, lorsqu’il marchait devant vous, on ne lui voyait pas la tête. À dire vrai, ce n’était pas un être humain, c’était une bosse, une seule bosse, cahotant sur des jambes courtes et arquées. Cette bosse m’indignait. Chaque fois qu’il m’arrivait de le rencontrer dans la ruelle qui séparait les deux maisons, ou bien dans la campagne, j’aimais, comme j’étais le plus fort, à lui donner des coups de pied et des coups de poing, ou des crocs-en-jambe qui le faisaient rouler, comme une grosse pierre, dans la ruelle.

Mes parents, qui étaient d’excellents rentiers, honnêtes et braves gens selon la loi et selon Dieu, me disaient quelquefois, sentencieusement :

— Georges, ce n’est pas bien ! Georges, c’est très mal ! Il ne faut pas rire des infirmités humaines ! Il ne faut pas battre les malheureux, même bossus ! Il faut avoir pitié d’eux, le plus qu’on peut. Nous ne prétendons pas qu’on doive aller, dans la pitié, jusqu’à se dépouiller, ni même jusqu’à donner quoi que soit. Non. Mais il ne faut pas, non plus, aller jusqu’à les battre. C’est excessif !

Mais ils disaient cela d’un ton si mou, et ils riaient tellement, eux aussi, à la vue d’un infirme ridicule, que, loin de me corriger, ces exhortations familiales m’encourageaient, au contraire, à distinguer parmi les douleurs de l’humanité, les douleurs nobles, pour les plaindre et pour en souffrir, les douleurs grotesques ou ignobles pour les détester et pour m’en moquer. Que voulez-vous ? Si soignée que fût mon éducation, on ne m’avait pas appris qu’il n’y a, en réalité, sur la terre, qu’une douleur, et qu’elle s’appelle : la Douleur !

Ces sentiments persistèrent, et même, j’ai honte de l’avouer, s’accrurent avec l’âge et avec mes lectures. Car je m’instruisais avec passion en toutes sortes de choses. Souvent, aux heures de réflexion, je me les reprochais violemment, ces sentiments. Je m’injuriais de les avoir. J’essayais tout pour les vaincre, par la volonté et par la raison. Mais ils étaient plus puissants que ma raison et ma volonté. Alors, pour rétablir n’importe comment l’équilibre en mon esprit, je voulus, à tout prix, mettre mes sentiments d’accord avec ma raison. Et j’argumentai ainsi :

— C’est juste, après tout. Et ces sentiments qu’il m’est arrivé de blâmer ne sont pas aussi bas, aussi vils que je le pense. Ils sont même admirables en ceci qu’ils s’accordent étroitement avec toutes les données de la science moderne. C’est la nature qui, par moi, proteste contre la faiblesse, et, par conséquent, contre l’inutilité criminelle des êtres impuissants à se développer sous le soleil ! La nature n’a souci que de force, de santé et de beauté ! Pour l’œuvre de vie indestructible, elle veut une vigueur sans cesse accrue, des formes de plus en plus harmonieuses. Sans quoi, c’est la mort. Or, il m’est impossible de concevoir la mort de la matière. C’est pourquoi la nature tue impitoyablement tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte. Moi, je ne peux pas tuer ; du moins, il me semble que je ne pourrais pas tuer, à cause de ma sensibilité si exquise, qui fait que je m’évanouis à la vue du sang qui n’est pas du sang de vagabond ou de mendiant. Mais, si je ne peux pas tuer, je peux haïr, je dois haïr, haïr d’une haine si impérieuse les petits, les souffrants, les mal venus, les difformes, les éclopés, qu’ils ne puissent plus transmettre à d’autres, par la seule force isolatrice de ma haine, le germe de leurs tares, le principe de leur laideur… qu’ils ne puissent plus engendrer des parodies d’êtres à peine vivants, des déchets d’humanité. Et, non seulement la nature me pousse à agir ainsi, mais la société me l’ordonne. Je ne suis que l’instrument de ces deux puissances contraires et unies par un lien en quelque sorte sacré : la haine mondiale du pauvre !

Et vous allez voir comment il m’arriva de mettre en pratique ces théories que la philosophie peut condamner, mais que la science absout, à raison du bonheur de l’espèce.

II

Voici comment j’appliquai les théories scientifiques dont je vous ai succinctement parlé.

J’avais alors vingt ans, et j’étais un jeune homme harmonieux et vigoureux. Je portais avec fierté ce que Catulle Mendès appelle : la honte d’être beau. Conséquence de mon éducation ou paresse naturelle, je ne savais que faire dans la vie, et je ne faisais rien, au sens que l’on donne à cette chose : ne rien faire. Toutes les professions libérales ou autres qu’il m’eût été permis et facile « d’embrasser », comme on dit, me dégoûtaient profondément. Je me contentais d’ « embrasser » les belles filles du pays, lesquelles, je dois le déclarer, séduites par ma vigueur musculaire et ma beauté, ne m’étaient point rebelles… Pour la forme, mes parents se désespéraient bien un peu de mon inaction, mais, au fond, ils étaient flattés de mes succès… Et puis, ils se disaient :

— Il jette sa gourme.

Ou bien :

— Il faut que jeunesse se passe.

Car ils ne détestaient pas les aphorismes, et ils avaient de la sagesse… Ma jeunesse se passait, non sans accrocs, mais sans drames, parfois les parents ou les maris de mes victimes n’ayant point, pour leurs filles et pour leurs épouses, la même philosophie que mes parents pour moi. Le curé, un grand ami de la maison et notre commensal presque quotidien, dut intervenir dans des affaires délicates et compliquées qui, grâce à lui et à la sainte religion, se terminèrent toujours à mon avantage. J’étais aussi protégé contre les vengeances des papas et des maris par ce fait que mon père était maire de la commune, suppléant du juge de paix du canton ; et tous ces braves gens, outre que les troublait fort l’exercice de ces deux puissances redoutables, étaient, par habitude et par avance, soumis à la dure loi des hiérarchies sociales…

Par exemple, on ne m’aimait point… Je parle, bien entendu, des pères susdits et des susdits maris… On me haïssait même, et, bien que cette haine ne se manifestât jamais que par des regards sournois, elle était fort injuste, car, chaque année, je dotais la commune de quelques enfants imprévus, à qui j’avais su inculquer un peu de ma force et de ma beauté… Je travaillais donc à l’amélioration et, par conséquent, au bonheur de l’espèce. Cette seule considération suffisait à m’enorgueillir, à me persuader que j’étais un bon et utile citoyen, bien plus utile, en vérité, que si, comme tant d’autres, j’eusse perdu mon temps et mes puissantes facultés génératrices à me morfondre dans une étude de notaire, ce qui était l’ambition de mon père, ou derrière le comptoir d’une boutique, ce vers quoi ma mère, avec son sens pratique de la vie moderne, cherchait à m’orienter… Content de mon rôle social, mais sentant néanmoins qu’il y manquait quelque chose, je l’augmentai de celui d’être un très bel ivrogne…

Parmi les filles du pays, une seule m’avait résisté, et c’était précisément celle que je désirais le plus ardemment… C’était une superbe créature, très blanche de peau, très rousse de cheveux, avec des yeux tristes et infiniment voluptueux… Je crois bien que je n’ai jamais rencontré chez une femme de formes plus puissantes et en même temps plus gracieuses et plus souples… Une véritable splendeur, un parfait chef-d’œuvre de la nature. Je la désirais passionnément, à raison de sa beauté, d’abord, et surtout, je crois bien, à raison de sa résistance. Jamais elle n’avait voulu écouter mes propos de galanterie. À toutes les offres que je lui avais adressées, et j’étais allé, un soir, jusqu’à la demander en mariage, elle avait répondu par un « non » tellement violent qu’il abolissait même l’espérance… qu’il abolissait, à jamais, l’espérance de la conquérir, un jour… Par un crépuscule d’hiver, très sombre, une fois que je rentrais de la chasse, je la croisai dans la ruelle et lui barrai la route.

— Bonsoir, Marie, lui dis-je.

— Passez votre chemin ! dit-elle.

— Voyons, Marie, pourquoi me repousses-tu ?

— Laissez-moi tranquille…

— Je te désire… je te veux… et je t’aurai…

— Jamais…

— Marie, insistai-je, la voix un peu tremblante de colère… je te veux… et je t’aurai !

Je voulus la saisir par la taille, l’attirer à moi, attirer à moi sa chair que je sentais ferme sous ma main, ferme et splendide, et brûlante aussi, et glacée, et pétrie de parfums de femme comme je n’en avais pas encore respiré et qui me grisaient.

Elle se dégagea vite de mon étreinte, et d’une poussée rude elle m’envoya rouler dans la ruelle, si fort que mon fusil, en tombant, se brisa en deux, et, moi-même, je me luxai le poignet.

Ne pouvant rien obtenir d’elle par la séduction, je tentai de la vaincre par la terreur. Je la menaçai de mon père, de ses terribles fonctions ; je la menaçai de toutes sortes de catastrophes. En vain. Elle devenait plus méprisante ; c’est tout ce que j’y gagnais.

— Jamais, jamais, jamais !

— Quand même je devrais te défoncer le crâne et la poitrine, et t’avoir morte, je t’aurai.

C’était par un rire insultant, diabolique, qu’elle me répondait, un rire qui m’entrait dans le cœur, comme s’il eût été une grosse vrille de fer. Et ce rire soulevait, sous la mince étoffe de sa chemisette, les deux admirables rondeurs de ses seins.

Non seulement elle me détestait, mais encore elle ne me craignait point, ni moi, ni mon père, ni le curé, ni la sainte religion. J’étais au comble de la rage et du désir.

Marie habitait, avec ses parents, tout près de chez moi, de l’autre côté de la rue, et juste en face l’échoppe du cordonnier, une petite maison blanche dont la façade était tapissée tout entière de vignes. Elle était repasseuse de son métier. Vingt fois, trente fois par jour, je passais devant la maison, le corps bien droit, le mollet tendu, la moustache bien tirée. Et c’était pour moi un supplice et une joie infinie de la voir, de voir son buste souple et son merveilleux visage, encadré par l’arabesque des vignes, s’enlever, tout rose, à peine rose sur la blancheur des lingeries pendues sur une corde au fond de la pièce où elle travaillait. Elle ne me regardait jamais ; jamais elle ne levait sa tête, chargée de l’or roux de ses cheveux, vers moi.

Et ce qui m’exaspérait, c’est que, tous les soirs, sa journée finie, elle allait chez le cordonnier, dans l’humble, sale et noire maison du cordonnier, qu’elle emplissait de sa gaieté et du rayonnement de ses yeux. Que faisait-elle là ? Qui ou quoi pouvait l’attirer là, dans ce taudis sordide, au milieu de l’horrible odeur du vieux cuir et de la poix ?

Un jour, j’appris qu’on l’avait surprise, embrassant sur la bouche le fils du cordonnier, l’affreux petit bossu dont la bosse, à mesure qu’il grandissait, devenait quelque chose d’indescriptible et de si envahissant qu’on ne voyait plus, maintenant, dans son creux raviné que deux petits yeux obscènes et ricaneurs.

J’avais assez pratiqué les femmes pour savoir ce que leur cœur peut contenir de pitié, de perversité aussi. Je savais qu’elles ignorent, la plupart, le dégoût, et qu’il n’est point rare de voir des femmes se pâmer d’amour aux lèvres des monstres. Était-ce un sentiment de pitié, était-ce un goût naturel de l’horreur qui avait entraîné Marie jusqu’à souiller sa bouche, et probablement, tout son délicieux corps, au contact du petit bossu ?

J’étais, est-il besoin de le dire, prodigieusement humilié. Et loin que ce baiser me guérît de mon amour, il l’augmenta, au contraire, d’une violence telle, que je ne connus plus une minute de repos. C’est alors que je m’enfonçai, avec une joie de meurtre, dans les plus rugissantes ténèbres de l’alcool.

III

Le petit bossu !… Je ne pouvais pas le croire. Non… non… Quand je passais devant ses fenêtres, encadrées de vignes, et que je la voyais, penchée sur son ouvrage, les bras nus, la nuque toute rose, rayonnante de toutes les gloires de la chair, tout en moi protestait contre cette prostitution absurde et infâme… Non… non… ce n’était pas vrai.

Pourtant, je voulus en avoir le cœur net.

Un après-midi que Marie était venue apporter du linge à la maison et que nous étions seuls, tous les deux, dans la maison, je lui demandai brusquement :

— Marie… Est-ce vrai que tu aimes le petit bossu ?

— Oui… fit-elle… je l’aime…

À cette question qu’elle ne devait pas attendre de moi, elle n’avait pas eu la moindre secousse, marqué le plus léger étonnement… Cela m’irrita profondément…

— Je ne te demande pas si tu aimes le petit bossu… je te demande si tu es sa maîtresse… Comprends-tu ? Ce n’est pas la même chose…

Marie hésita un instant, puis, avec des regards méchants, elle me dit :

— Oui… je suis sa maîtresse…

— Ce n’est pas vrai, criai-je… tu mens !…

Et je me mis à rire, d’un rire pénible, qui ressemblait plutôt à un grognement.

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !… C’est pour me taquiner que tu dis cela…

Sans rien répondre, elle avait déposé son panier sur une table de la pièce où nous étions, et, les poings sur les hanches, dans une attitude de menace ou de défense, elle fixait sur moi des yeux ironiques, agressifs et sans peur… Le soleil qui entrait par les fenêtres ouvertes faisait reluire sa chevelure comme un bloc d’or. Et, en ce moment, je la désirais comme jamais encore je ne l’avais désirée… J’étais devenu pâle ; le sang affluait dans mon cœur, comme chantent les remous d’eau dans une écluse qui se vide…

— Pourquoi es-tu sa maîtresse ?… repris-je après un silence, sur un ton moins dur et presque douloureux.

Marie répliqua simplement :

— Parce que je l’aime…

— Et pourquoi l’aimes-tu ?

Elle haussa les épaules, commença de vider sur la table avec méthode son panier plein de linge et dit encore :

— Qu’est-ce que ça vous fait ?

— Pourquoi l’aimes-tu ?

J’avais mis dans cette interrogation réitérée, concentré tout ce qu’il y avait en moi de puissance amoureuse, de séduction charnelle, et de sourde colère aussi… Elle répondit :

— Parce qu’il est beau !

— Je te défends de te moquer de moi ainsi !

Marie ajouta gravement :

— Et il est beau parce qu’il est pauvre… parce que tout le monde l’insulte ou le bat… parce qu’il est malheureux…

— Ah ! ah ! ta pitié, je la connais !… m’écriai-je. Moi aussi, j’ai de la pitié… mais je n’ai de la pitié que pour les forts, les grands, les riches, les heureux… Toi… Ah ! ah !… tu l’aimes, coquine… Oui… oui… tu l’aimes… parce que les bossus… enfin… parbleu !…

Mais, redevenant subitement tendre :

— Écoute, Marie, suppliai-je… moi aussi je sais de l’amour tout ce qu’en savent les bossus… j’en sais même davantage… Viens ici, Marie !…

Mais Marie ne bougea pas… ne me regarda pas… Elle continuait de ranger sur la table son linge, dont elle faisait des tas.

— Regarde-moi, Marie. Je suis beau, moi, je suis un homme… Et si c’est le vice que tu aimes, je t’assure que je suis plus vicieux que tous les bossus réunis. Écoute… Ce n’est pas possible que tu te donnes à un tel monstre. C’est un crime, le plus grand des crimes. Oui, oui, un crime envers toi-même, envers Dieu, envers la nature, envers l’Espèce. Dieu, la nature, l’Espèce et moi-même, nous ne pouvons tolérer un tel attentat contre toutes les lois de la vie. As-tu lu Darwin ? Lis Darwin. Je te le donnerai à lire. Et tu verras ! Toi, la force, la santé, la splendeur de la chair, avec ce monstre ? Allons donc ! je te dis que c’est impossible ! Ou bien alors, rien n’existe plus ; il n’y a plus d’harmonie, de beauté, d’équilibre, il n’y a plus rien, à cause du caprice monstrueux d’une femme. Et ce n’est pas seulement Dieu qui proteste et qui te punira, ce n’est pas seulement la nature que tu outrages, et l’Espèce que tu avilis, c’est… c’est… c’est…

— C’est vous qui êtes une espèce de je ne sais quoi !… interrompit Marie qui, ayant vidé son panier et fini de ranger son linge sur la table, reprit son panier et se disposa à sortir.

Je n’essayai pas de la retenir, tant je sentais mon impuissance sur elle. Oui, je sentais réellement que jamais je ne ferais passer dans son âme le moindre désir de moi, dans son esprit la moindre compréhension de la science moderne. J’aurais pu lui dire encore :

— Vois la belle, la splendide, la glorieuse œuvre d’humanité que nous pourrions faire ensemble. Avec quelle joie exaltée, beaux et forts comme nous le sommes tous les deux, nous pourrions travailler à l’amélioration de l’Espèce, et, par conséquent, au grandissement de la patrie !

À quoi bon ? Puisque, quand je lui parlais de l’Espèce, elle s’imaginait que c’était une injure que j’adressais au petit bossu. Je la laissai partir. Et, comme elle partait, je dis d’une voix bredouillante de colère et de dépit :

— C’est bien !… Je ne te parlerai plus de rien… plus jamais… Tu n’es pas digne de vivre la vie que je t’offrais, de collaborer avec moi à l’œuvre du bonheur universel… Je te livre à ton destin… Va-t’en… va retrouver ton monstre… Pâme-toi sur sa bouche fétide, sur ses dents cariées… Frotte ton corps aux aspérités de sa bosse… Emplis-toi de la laideur horrible de ses regards… mais hâte-toi… Et n’accuse que toi-même si, bientôt, il y a des malheurs ici… Car il y aura des malheurs ici !…

Elle répondit simplement :

— Je ne vous crains pas. Et le petit bossu que j’aime ne vous craint pas non plus… Et c’est vous qui êtes laid… parce que vous êtes méchant… Et c’est vous qui êtes une espèce… et un… je ne sais plus comment vous avez dit… Et si jamais vous touchez et faites du mal au petit bossu que j’aime… ah ! ah ! ah !…

Sur ce rire, sur les éclats de ce rire qui ne rimait à rien, elle ouvrit la porte et disparut. Avec toutes les rages dans le cœur j’entendis ce rire dans le corridor, puis dans le jardin, puis derrière la grille.

— Je me vengerai… je me vengerai… je me vengerai !… criai-je.

Mais elle ne pouvait plus m’entendre, et le rire s’était éteint, et le soleil entrait toujours, par les fenêtres ouvertes, et n’éclairait plus comme un nimbe d’or, la chevelure de Marie.

— Oui ! oui ! je me vengerai !… Je restai là, longtemps, à humer, comme une bête lubrique l’odeur de femme que Marie avait laissée dans la pièce… cette odeur infernale qui me mettait du feu dans la poitrine et faisait bouillir le sang de mes veines à gros bouillons.

— Je me vengerai !… Et je vengerai Dieu… la nature… l’Espèce…

« C’est vous qui êtes une espèce de je ne sais quoi !… »

Il n’y avait personne dans la pièce… Il n’y avait que le chat, qui dormait sur une chaise, et les petits tas de linge rangés par Marie sur la table… Était-ce donc l’odeur restée qui avait poussé ce ricanement ?

— Je me vengerai… je me vengerai !…

Je sortis, la tête lourde, l’âme mauvaise et grondante. Et j’allai, au carrefour des Trois-Fétus, dans un sale bouchon, où je restais à me saouler, avec des rouliers, jusqu’à la nuit.

IV

À cinq kilomètres du village, il est un endroit, désert et farouche, qu’on appelle la Fontaine-au-Grand-Pierre. Je ne sais rien de plus lugubre. C’est, au bas d’un coteau pelé, lépreux, tapissé çà et là de maigres bruyères jamais fleuries, un vaste trou qu’on dit avoir été jadis une fontaine. Le trou s’est tari à la suite d’un miracle ou, plutôt, d’une vengeance céleste dont aucun, parmi les plus vieux de la contrée, n’a pu m’expliquer le sens. Ce trou est extrêmement profond, et même, si j’en crois la rumeur publique, sans fond, comme l’enfer… J’ai constaté ce phénomène qu’on n’entend pas tomber les pierres qu’on y jette… Des ronces épaisses, enchevêtrées, des clématites sauvages, enlacées les unes aux autres, ferment sa gueule noire et sans voix. À gauche du trou, sur une largeur d’à peu près deux cents mètres, s’étendent des sortes de tourbières où ne croissent, entre des flaques d’eau brunâtre, qu’une herbe grise, sale, et, de-ci, de-là, quelques prêles plus verts. L’aspect de tout cela est singulièrement sinistre. Pourtant, à la droite du trou, dans une fente du coteau, une oseraie pousse très fraîche, très puissante de végétation, et dont les longs brins brillent comme des tiges d’or… Les légendes transmises de génération en génération sur ce lieu maudit sont si terribles, d’autant plus terribles qu’elles demeurent, d’année en année, d’une terreur plus vague, plus imprécise, que les gens s’écartent de la Fontaine-au-Grand-Pierre avec épouvante, comme si c’était un endroit de mort, une terre enchantée… Il est encore accrédité, parmi nous, que des fantômes y reviennent la nuit, et des bergers, en traversant le coteau de bruyères, ont, même en plein jour, vu distinctement flotter, au-dessus du trou, des âmes, les unes toutes blanches, les autres toutes rouges, et qui ne semblaient guère catholiques…

De tous les habitants du village et des villages circonvoisins, seul, le petit bossu osait s’aventurer jusque-là. Et c’était juste, après tout. Car sa figure et son corps de gnome complétaient admirablement le paysage… Ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourquoi et comment eût-il mieux aimé les belles prairies fleuries et les allées mystérieuses de la forêt, et le resplendissement des champs sous le soleil, et la vie mouvante, chantante, toute de reflets et de frissons, de la rivière ? Sa laideur et sa difformité en eussent été décuplées ; tandis que, dans l’horreur de ce lieu, il s’harmonisait le mieux du monde aux bosses de la pierre, aux chétivités de l’herbe, aux surfaces immobiles et sans reflets des eaux mortuaires…

La vérité est que, vannier habile, le petit bossu, trouvant l’osier excellent, venait faire sa récolte de beaux brins fins et flexibles qu’il savait, avec une adresse incomparable, transformer en jolies corbeilles, en paniers de toutes les formes, qu’il vendait aux marchés des environs. Mais, si simple qu’elle fût, l’explication de ces promenades n’était pas suffisante pour l’esprit de gens hantés sans cesse par l’idée du surnaturel. D’ailleurs, dans ma haine de ce monstre, j’avais contribué à faire croire qu’il n’allait à la Fontaine-au-Grand-Pierre que pour des rencontres démoniaques, et pour y célébrer des cultes terrifiants et défendus… Et je disais souvent, sur un ton de prophète :

— Vous verrez qu’un jour les diables le jetteront au fond du trou !…

Un jour que j’étais encore plus irrité qu’à l’ordinaire, je me décidai, moi aussi, à me rendre à la Fontaine-au-Grand-Pierre. Quand on est sous l’empire d’une passion obsédante et malheureuse, les paysages coutumiers vous sont un intolérable ennui, quand ce n’est pas une torture. On a besoin d’autre chose, d’autres formes, d’autres visages où distraire sa hantise. Les saouleries n’avaient réussi qu’à augmenter mon désir et à transformer l’amour qui me dévorait en une véritable crise de meurtre. Au lieu de brouiller l’image de Marie, elles la rendaient plus nette, non seulement plus nette, mais infiniment plus voluptueuse. Et, cependant, lorsque, ce jour-là, je partis pour la Fontaine-au-Grand-Pierre, je n’avais pas… non, en vérité, je n’avais pas d’autre intention que de changer de spectacle et de fuir, pour quelques heures, tous les lieux qui me la rappelaient. Je me disais aussi que ce coteau sinistre, ce trou noir, cette mâchoire sombre, cette eau brune, ces ronces, cette herbe conviendraient à l’état de mon âme, mieux que les coins de terre féconde où poussent les fleurs, les fruits, l’espoir. Dieu m’est témoin que, pas une minute, l’idée ne m’était venue que je pusse me trouver, dans cette solitude, près de ce trou sans voix, qui ne rend pas le bruit des plaintes et le bruit des chutes, me trouver face à face avec le petit bossu… Et, chose singulière, comme si j’eusse voulu me procurer, par la suite, un alibi et des témoignages sauveurs, je pris, pour aller à la Fontaine-au-Grand-Pierre, par un long détour, par une route diamétralement opposée au but de ma promenade. Chose plus singulière encore, je rencontrai, en sortant du village, un ami, un compagnon de mes ivresses et de mes débauches. Et, voici les mots que nous échangeâmes :

Mon ami me dit :

— Où vas-tu ?

— Je vais aux Trois-Fétus, répondis-je… du moins, je vais sur la route des Trois-Fétus.

— C’est dommage que je ne puisse pas aller avec toi, me dit-il encore. Mais j’attends le boucher à qui je vends une vache. Nous aurions bu une bonne bouteille, au carrefour.

— C’est dommage, en effet, car, sans toi, je n’irai pas jusqu’au carrefour. J’irai dormir dans un champ, à l’ombre d’un arbre. Je me sens tout drôle.

— Compris ! fit l’ami en ricanant, avec une belle fille pour litière. Hé ! hé !…

Et il me quitta, car c’était un brave pochard, et discret !

Pourquoi ne pas avouer que j’allais à la Fontaine-au-Grand-Pierre ? En vérité, je n’en sais rien. Je ne sais pas encore la raison qui me poussa à faire ce mensonge. Je crois bien que les actes sont en nous avant qu’ils n’arrivent à notre conscience, et qu’ils nous guident malgré nous.

Depuis la scène de la lingerie, je n’avais pas reparlé à Marie ; je n’avais pas non plus reparlé au petit bossu. Quand je les rencontrais dans la rue, ou sur le pas de leurs portes, j’affectais de ne pas les voir. Même, une fois que Marie était venue à la maison, et qu’elle m’avait trouvé seul, encore, nous n’avions pas échangé une parole, sur l’affaire. Et Marie m’avait dit, en partant, avec un sourire gentil qui me traversa le cœur comme un coup de couteau :

— Ah ! vous êtes plus raisonnable, monsieur Georges !… C’est bien, ça !…

— Oui, oui, avais-je répliqué, en me mordant les lèvres, je suis plus raisonnable. J’étais fou de penser à ça. Maintenant, je n’y penserai plus.

— Si vous n’y pensez plus, eh bien !… nous pourrons causer ensemble, comme autrefois.

— Je ne désire pas causer ensemble, comme autrefois.

— Comme vous voudrez, monsieur Georges !… Mais c’est vrai, que je vous déteste moins, depuis que vous êtes raisonnable.

J’avais eu envie de la faire taire d’un coup de poing, tant ces paroles m’étaient cruelles. Mais je m’étais contenu. J’avais même eu la force de lui sourire. Et, en partant elle m’avait dit encore :

— Eh bien ! au revoir, monsieur Georges. Je suis contente, contente, que vous soyez si raisonnable !

— Oui, oui. Et je le serai plus encore, plus encore, tu verras !

Ah ! si elle avait pu lire dans mon cœur, si elle avait pu voir la haine, l’horrible haine, qui me tordait le cœur, elle serait partie pleine d’épouvante.

Et je pensais à cela, tout en marchant. Je marchais vite, très vite, faisant sonner mes souliers sur la terre, abattant les pousses d’arbre, les herbes, les fleurettes, sur mon passage, à coups de bâton. Je marchais sans but, sans autre but que de marcher, pour me briser les membres, pour éteindre dans mes veines le double feu de haine et d’amour qui me dévorait. Et je marchais aussi, loin des routes et loin des sentes, je longeais les haies, les fossés, les talus. Dès que j’apercevais au loin un homme, dans un champ, je l’évitais. Tout à coup, en sautant un hallier, je me trouvai au bout d’un chaume, face à face avec un fermier de mon père.

— Bonjour, monsieur Georges !

— Bonjour, père Lormeau.

Et, très vite, très haletant :

— Ah ! vous savez, père Lormeau, je vais aux Trois-Fétus !…

— Bien, bien, monsieur Georges.

J’insistai :

— Aux Trois-Fétus !…

— Bien, bien !…

Et je me mis à courir.

Quand, une heure après, j’arrivai à la Fontaine-au-Grand-Pierre, j’étais brisé de fatigue. Je me laissai tomber, près du trou, sur une grosse pierre. La tourbière était sinistre, le coteau plus pelé, plus lépreux que jamais. Des corbeaux passaient, très haut, dans le ciel. Et du ciel, morne et gris, un silence, un silence de mort, tombait.

Tout à coup, à ma droite, une voix chanta ; une voix qui semblait venir de dessous l’oseraie, chanta :

Connais-tu… le pays…

V

Dans la voix qui chantait sous l’oseraie, j’avais reconnu la voix, la ricanante et glapissante voix du petit bossu.

La voix chanta encore :

Connais-tu… le pays ?

J’eus le cœur serré par une inexprimable émotion, une émotion si secouante et si forte que je ne puis dire, non, en vérité, si c’était une sorte de plaisir sauvage qui entrait en moi, ou de fureur haineuse. Dans les sensations brusques que nous éprouvons, il y a un instant de violence où l’amour et la haine se confondent dans la même ivresse, où la joie devient de la douleur par son intensité même, où la douleur vous exalte comme une poussée de plaisir. Et le paysage animé, une seconde, par cette voix, me parut encore plus sinistre. Près de moi, les ronces et les clématites qui bordaient de leurs masses mouvantes la gueule du trou semblaient s’ouvrir et se refermer comme une mâchoire de monstre. Et le ciel, au-dessus des eaux mortuaires, se plombait davantage.

Après un intervalle de silence, la voix reprit, plus rapprochée de moi :

Connais-tu… le pays ?

Ce n’était pas un chant : c’était quelque chose comme un ricanement traînard et tremblé, quelque chose d’intermédiaire entre un cri de singe, un nasillement d’orgue, un aboi de chien, un croassement de corbeau. Toutes les sonorités désagréables et stupides, ont eût dit qu’elles se fussent individualisées dans cette voix qui chantait sous l’oseraie. Cela roulait sous l’oseraie, cela s’avançait sous l’oseraie… tantôt clair, tantôt étouffé ; et j’entendais, avec un piétinement mou, le bruit des branches déplacées par la voix. Puis cela se taisait, recommençait, se taisait encore.

Je me levai machinalement, un peu ivre. De quoi ? Je l’ignorais. Je pris une pierre et la lançai dans le trou. Ensuite j’écoutai. Nul choc, nul bruit ne m’avertit que la pierre était descendue au fond. Elle continuait de descendre, de descendre toujours, dans une chute silencieuse, comme si elle devait traverser toute la terre. Et le silence, l’effroyable silence de cette pierre jetée dans cet abîme, était si impressionnant que je haletais, la gorge sèche, la sueur au front.

La voix reprit encore :

Connais-tu… le pays ?

et cessa bientôt. Et le bruit des branches remuées cessa aussi. Et je vis, tout à coup, débouchant de l’oseraie, le petit bossu.

Je ne m’étais pas trompé. Et qui donc, sinon lui, aurait pu chanter, dans ce paysage de mort ? Il se présentait de profil, si l’on peut dire de son corps qu’il eût un profil, une face, n’importe quoi ! À peine si sa tête, que coiffait une casquette plate, dépassait d’un centimètre le surhaussement bombé des épaules. Ses épaules avaient l’air d’un épais collet relevé sur sa nuque. Il n’avait, réellement, rien d’humain. Je le regardais, consterné ; son corps était pareil à un bloc de bois dans lequel un bûcheron eût donné, au hasard, quelques stupides coups de cognée. De son visage, je ne voyais rien qu’une ligne bossuée. Sous son bras, semblable à un dégrossissement, à une entaille grossière, il portait une botte d’osier fraîchement cueilli.

Il s’arrêta au bord de l’oseraie, et chanta encore à pleine voix :

Connais-tu… le pays ?

Véritablement, c’était comme un défi à la nature, une parodie effrayante de la vie. Au contact de cette laideur humaine, les mornes bruyères du coteau paraissaient des plus splendides. Rien que sa présence changeait en jardins de rêve les affreuses tourbières avec leurs eaux noirâtres et leurs verdures grises.

Mon premier mouvement fut de me jeter sur le misérable avorton. Je parvins pourtant à me contenir. Je voulais jouir, avec une sorte de frénésie douloureuse, de mon humiliation. Non, vraiment, était-ce possible que ce fût cet être de cauchemar, cette créature plus difforme qu’une idole papoue, qui m’eût volé l’amour de Marie ? Était-ce concevable que ses lèvres se fussent posées sur celles de Marie ? Et que Marie eût respiré l’odeur de cette haleine dans un baiser ? Marie mentait quand elle me disait, avec ses yeux de haine provocatrice, qu’elle aimait cette rognure monstrueuse d’humanité ? Allons donc !… Elle mentait, parbleu !… Elle avait imaginé ce mensonge pour me faire souffrir davantage, et, connaissant peut-être tout l’inconnu, tout l’atroce qui rampe au fond des ténèbres du désir, pour exaspérer, jusqu’à la folie, jusqu’au crime, mon désir d’elle, de ses lèvres amoureuses, de ses yeux pâmés, de son corps, souillé par les lèvres, les yeux, le corps du petit bossu. Non… non… ce n’était pas vrai. Elle mentait. Ils mentaient tous. La nature ne pouvait commettre un tel forfait envers son œuvre de vie renouvelée, d’amour éternel.

Le petit bossu était immobile. Et d’être immobile ainsi, et, pour ainsi dire, incrusté au sol, il ressemblait maintenant à un vieux tronc d’arbre coupé, noirci par la pluie, mangé par la mousse.

— Viens ici !… criai-je tout à coup.

Le petit bossu détourna la tête et m’aperçut.

— Viens ici ! commandai-je d’une voix plus forte.

Il eut un affreux sourire et, sans trembler, il s’avança vers moi.

— Que me veux-tu ?… demanda-t-il. Tu veux me battre encore ?… Tu en as le droit, puisque je suis le plus faible. Mais tout cela ne fera pas que Marie t’aime jamais !

— Tais-toi ! Ne parle pas d’elle.

Et je levai mes bras. Le petit bossu ne bougea pas. Il dit, en ricanant :

— Plus tu me battras… plus elle m’aimera… J’ai eu, bien des fois, la peau écorchée de tes coups… C’était délicieux, parce qu’elle pansait mes blessures avec ses lèvres.

— Tais-toi ! Et dis que ça n’est pas vrai !

Le petit bossu sourit et ne répondit pas. Son sourire était si aigu et si fixe, il me narguait tellement, avec une ironie si tranquille et si forte, que la patience m’abandonna.

Je laissai retomber mes bras sur son crâne. Étourdi par la violence du coup, il chancela, s’abattit sur l’herbe. Il n’était pas évanoui. Il dit encore :

— Qu’est-ce que cela fait que tu me tues, puisque Marie m’aimera encore mieux mort que vivant ? Et plus je serai mort, et plus elle aura horreur de toi.

Mais j’avais mis mon genou sur sa poitrine et ma main sur sa bouche… Il ne résistait pas, ne se débattait pas… Son œil conservait le même sourire ironique.

— Dis-moi que ça n’est pas vrai ! répétai-je, au comble de la fureur.

Sous ma main, sa bouche ne fit pas un mouvement.

Alors je l’empoignai, je le soulevai de terre et, m’approchant du trou, je le lançai comme une pierre dans l’abîme. Les mâchoires de ronces se refermèrent sur lui. Pas un bruit, pas un choc. Rien. J’écartai les ronces, me penchai au bord du trou, écoutai. Pas un bruit, pas un choc, rien… rien, sinon qu’une vibration légère, la plainte d’une corde qui se déroule au fond d’un puits…

Et, comme je demeurais penché sur le trou, tout à coup, j’entendis le chant, l’affreux chant de l’oseraie :

Connais-tu… le pays ?

Mais c’était moi qui, machinalement, l’avais chanté, ce chant, en imitant la voix du petit bossu. Et l’abîme le répétait, en écho, dans ses profondeurs inconnues.

VI

Le lendemain, après le dîner, l’idée me vint de passer la soirée chez le cordonnier. Une sorte d’inquiétude inexplicable, en même temps qu’une sorte de perversité cruelle me poussaient là, dans cette pauvre maison, tout naturellement. Je voulais être sûr que le petit bossu n’était pas revenu, n’était pas ressuscité.

— Eh bien ? dis-je en entrant, sur le ton d’une amicale anxiété. Toujours pas de nouvelles ?

— Hélas ! gémit le père.

— Il est perdu… perdu !… sanglota la mère. Marie, qui était là, entre les deux parents affligés, ne dit rien. Elle me regarda d’un œil fixe et dur, d’un œil qui m’accusait de la mort du petit bossu. Mais, je ne sais pourquoi, il me semblait que son regard contenait moins de haine qu’autrefois.

Le père travaillait, sous une petite lampe à pétrole, à assouplir un vieux morceau de cuir ; la mère, les yeux cerclés de lunettes, reprisait des bas. Et Marie ne faisait rien, assise, le buste droit, les mains croisées sur ses genoux, son visage d’un blanc laiteux dans la pénombre de la pièce.

— C’est curieux, repris-je après un court silence.

Et j’ajoutai :

— Qu’a-t-il pu lui arriver, mon Dieu !

Deux soupirs, deux longs soupirs me répondirent. Et Marie me regarda d’un œil encore plus fixe. J’étais calme, je montrais beaucoup d’aisance dans mes manières. Ma voix ne tremblait pas quand, m’adressant à Marie, je lui demandai :

— Et vous, Marie, que pensez-vous ?

En même temps, je plantai mon regard dans le sien, un regard si terrible qu’elle ne put en supporter la violence. Peu à peu, elle baissa les yeux, comme vaincue, et, d’un air confus et troublé, elle se mit à examiner la pièce, autour d’elle. L’établi, couvert de poix, était plein d’outils, le plancher jonché de rognures de cuir. Au mur, en face d’elle, dans un cadre noir, la face impassible et morte du Président Carnot. Je demandai encore :

— Enfin, sait-on où il est allé ?… L’a-t-on vu quelque part ?

Le père laissa un instant son ouvrage, et il dit :

— Il n’avait plus d’osier. Sûr qu’il sera allé à la Fontaine-au-Grand-Pierre !

— Ah ! voilà !

— Il y est allé déjà tant de fois, que ce n’est pas une raison qu’il n’en soit pas revenu.

— Sans doute, expliquai-je ; mais il y a un grand trou à la Fontaine-au-Grand-Pierre, un trou dont on ne connaît pas le fond. Et puis… c’est certain… il y a aussi des démons.

— Peut-être bien !… fit le père.

— Jésus, mon Dieu ! fit la mère, qui se signa.

— Un démon, tout au moins, fit Marie.

Mais, cette fois, elle n’osa pas lever les yeux sur moi. Les paupières baissées, un peu tremblante, la bouche mi-ouverte, elle considérait ses mains, à plat sur sa robe, des mains très longues, très blanches, mais dont les travaux de couture avaient grossi, au bout, et comme effrité les doigts.

Au dehors, la rue était silencieuse. Il ne passait presque plus personne. Quand un bruit de pas, un bruit quelconque, se faisait entendre, je me levais, j’allais ouvrir la porte, j’écoutais. Et, reprenant ma place :

— Non, ce n’est rien ! C’est un tel qui passe, renseignais-je d’un air découragé.

Et le père reprenait son travail, la mère poussait à nouveau son aiguille, les yeux davantage bridés sous les lunettes. La lumière de la lampe modelait de clartés crues et d’ombres noires leurs deux visages tristes, mais comme sont tristes les visages des bêtes, où nous ne percevons ni joie, ni douleur, où nous ne percevons que l’immense tristesse animale des êtres qui ne comprennent pas.

Et, durant plus d’une heure, nous demeurâmes ainsi, sans parler.

Moi, je pensais avec une grande tranquillité d’esprit à la mâchoire de ronces et de clématites qui avait englouti le petit bossu. Et je chantais, en dedans de moi-même, sur un rythme traînard et dolent :

Connais-tu… le pays…

Et je me disais :

— Oui… oui !… Il le connaît maintenant, le pays… Ah ! ah ! il le connaît ! Et peut-être qu’il descend encore, qu’il descend toujours dans ce noir sans fond.

Marie continuait de baisser les yeux. À quoi songeait-elle ? Elle ne regardait plus ses mains, ni l’établi, ni le plancher, ni la face morte du Président Carnot, ni rien… rien… rien… Moi, je voyais l’étoffe de sa robe se creuser au ventre, dessiner les cuisses. Je devinais ses bras blancs et pleins, et les rondeurs neigeuses de sa poitrine, et sa nuque, sur laquelle frisottaient des cheveux blonds qu’un rayon de la lampe traversait et faisait transparents comme de l’ambre. Et jamais, jamais plus, ni son visage, ni ses yeux, ni ses bras, ni ses seins ne seraient baisés par les lèvres obscènes et dégoûtantes du petit bossu ! Et un espoir entrait en moi, un espoir se fortifiait en moi.

Il était tard quand nous sortîmes, Marie et moi, de la maison du cordonnier. La rue était déserte. Nulle lumière aux fenêtres. Le village dormait profondément.

— Bonsoir, Marie, dis-je.

— Bonsoir, monsieur Georges, dit Marie.

Elle demeurait là, sans bouger, gênée, la tête penchée sur le sol que la lune éclairait, sur le sol où nos deux ombres, raccourcies, se confondaient. Et, tout à coup, la voix sanglotante :

— C’est vous qui l’avez tué ! C’est vous qui l’avez tué ! cria-t-elle.

Je lui pris les mains. Ses mains tremblèrent dans les miennes, mais elle ne fit aucun mouvement pour les retirer. Elle répéta :

— C’est vous qui l’avez tué ! C’est vous qui l’avez tué !

— Pourquoi dis-tu cela, Marie ? C’est de la folie.

J’avais toujours ses mains dans les miennes. Je les caressais doucement.

— Pourquoi l’aurais-je tué ? Comment l’aurais-je tué ? Je te défends de dire des choses pareilles…

— Si… si… si… vous l’avez tué.

Et mes mains remontaient, sur son bras, vers ses épaules, sur sa nuque, qui ployait sous leur douce pression.

— Ah ! mon Dieu ! Vous l’avez tué !

— Tais-toi donc ! Tu ne sais pas ce que tu dis !

Je m’étais rapproché d’elle, si près d’elle, que ma poitrine frôlait la sienne, que ma tête frôlait la sienne.

— Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué… vous…

Je lui fermai la bouche d’un baiser.

Et il me sembla qu’elle défaillait dans mes bras, sous mon baiser…

— Non… non… monsieur Georges. Ce n’est pas possible… vous savez bien… Laissez-moi !

Et, à chaque parole, haletante, entrecoupée, elle s’abandonnait davantage. Et ses mains se crispaient, s’accrochaient à mes bras, à ma taille, à mes épaules. Sa poitrine battait, ses tempes battaient, ses dents s’entre-choquaient :

— Vous… l’avez… tué !…

Sa voix était comme un soupir… comme un spasme…

Sans résistance, je l’entraînai hors du village. À cinquante mètres, il y avait, dans un renfoncement de la route, une sorte de petit calvaire planté sur quatre marches de pierre… Je l’assis sur les marches… Je m’assis auprès d’elle…

— Marie !… ma petite Marie !…

Elle m’entoura de ses bras, laissa tomber sa tête sur ma poitrine.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !… fit-elle…

Ah ! quand j’y repense !…

VII

Voici exactement trois mois aujourd’hui que Marie s’est donnée à moi, dans les circonstances étranges, surhumainement tragiques que j’ai dites. Et elle m’aime, elle n’a pas cessé de m’aimer, comme elle m’aima le soir où elle se livra, corps et âme, à mes luxures, sur les nocturnes marches du petit calvaire. La femme qui me haïssait d’une haine si furieuse, qui non seulement me haïssait, mais encore me méprisait d’un mépris infini, que je dégoûtais d’un irréparable dégoût, est devenue brusquement une créature d’amour, est devenue l’amour avec tous ses emportements de désir, ses vibrants éclats de passion, mais aussi avec ses souplesses, ses servilités, ses curiosités qu’on ne peut pas assouvir. De volonté — elle si volontaire — elle n’en a pas d’autre que la mienne. Elle veut ce que je veux et fait ce que je dis sans se demander, une seule minute, si c’est bien ou si c’est mal, et où cela peut la conduire. Elle n’hésiterait pas à commettre un crime, si je lui en exprimais le désir, même par un simple regard. Mes duretés, mes cruautés ne la rebutent jamais. Au contraire, elle semble y puiser plus d’exaltation. Elle semble aussi reconnaissante des coups dont, parfois, sans raison, pour le plaisir, il m’arrive de meurtrir sa chair admirable. On dirait qu’elle vit, dominée par une suggestion unique qui la force à s’humilier devant moi. Vraiment, elle éprouve à se dégrader, à n’être plus qu’une petite chose vile, une joie immense et comme un spasme de bonheur physique. Sa plus grande jouissance serait que, couchée à mes pieds, sous mes pieds, je la rudoie, je la piétine, sans merci.

Et c’est dans le sang du petit bossu que s’est opérée, en une seconde, cette miraculeuse transformation ! Dès l’instant où elle a senti que c’était moi qui avais tué le petit bossu, elle s’est faite mon esclave. Toute sa fierté est tombée devant l’assassin que je suis ! Elle détestait l’amoureux. Mais l’amoureux s’étant changé en meurtrier, elle l’a adoré ! De quelles effrayantes passivités sont donc faits la chair et l’esprit de femme ? Par quel mystérieux chemin le sang va-t-il réveiller en elle les grands désirs sauvages de la brute ?

J’ai lu autrefois, dans je sais plus quel livre, que l’amour trouvait son aliment dans la mort. Cela me paraissait une chose inconcevable et folle. Je ne voulais pas y croire. J’ai vu aussi un jour ce dessin. Une femme toute nue, enchaînée sur un perchoir, comme un perroquet. Chaque matin, on lui apportait des cœurs sanglants de jeunes hommes. Et, chaque matin, elle était plus amoureuse et plus belle. Je criais que c’était une infamie, un sacrilège, un crime. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est là une vérité qui, parfois, me terrifie. Car je ne la comprends pas. Je ne comprends pas qu’il puisse y avoir du sang et de la mort, à la base de tout amour. L’amour, c’est la vie, c’est le renouvellement de l’être, c’est la création.

— Justement, me répond une voix intérieure. Pour vivre, pour renouveler, pour créer, ne faut-il pas détruire ? N’est-ce pas dans la décomposition, dans la pourriture que la vie fait son nid et dépose ses germes ?… L’être ne peut pas se développer sur l’or et le diamant. Il lui faut les charognes et l’excrément. Il ne naît même pas de la simple boue, comme le voudrait la Genèse : il naît d’un petit tas de sanie, d’un petit morceau de chair morte, d’une fiente !

Ah ! pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi ?…

Il y a quelque chose de pire dans l’amour de Marie. L’amour de Marie n’est-il pas semblable au monstrueux désir qui hante l’esprit des nécrophiles ? M’aimer dans les conditions où elle m’aime, n’est-ce pas aussi terrible, aussi antihumain que ce que font les violateurs de tombes qui, la nuit, dans les cimetières, déterrent les cadavres pour les souiller ? Ah ! comme je la détesterais, si je n’éprouvais pas, moi aussi, une joie folle à la faire souffrir et à l’aimer de toutes les souffrances morales et physiques que je lui inflige et qu’elle accepte, et qu’elle subit avec des effusions de tendresse, avec des cris éperdus de reconnaissance.

Nous nous voyons tous les jours. Chaque soir, quand tout dort dans le village, quand tout dort dans la maison, elle vient chez moi, dans ma chambre, et elle ne s’en retourne que quand le jour paraît au loin, par-dessus le jardin, derrière la ligne des coteaux. Nous ne parlons jamais du petit bossu. Mais il est toujours entre nous deux. Il est dans les baisers, dans les étreintes, dans les râles de Marie. Je vois son sourire obscène sur ses lèvres et dans ses yeux. Je le vois dans toutes les parties de son corps. Il plane au-dessus de nous, parmi les rideaux du lit ; il rampe au-dessous de nous, sous le lit. Et il me semble que sa bosse, quelquefois, le soulève, lui imprime de petites secousses, le fait craquer. Je le vois dans toutes les ombres que la lampe projette sur le mur, au plafond, au parquet. Ces vêtements, sur ce fauteuil, c’est lui. Ce vase trapu sur la cheminée, lui encore. Ombre, lumière, objet, reflet, il est partout.

Souvent, j’ai demandé à Marie, dans l’espoir ou dans la crainte — je ne sais — qu’elle allait, me parler de lui :

— Pourquoi m’as-tu aimé, comme ça, tout d’un coup, Marie ?

Et Marie, répond tremblante :

— Je ne sais pas… je ne sais pas… Non, en vérité, je ne sais pas.

Puis, elle pleure, puis elle suffoque. Et, soudain, m’entourant de ses bras, m’étouffant dans ses bras, les yeux ivres, la bouche gonflée de je ne sais quelle mystérieuse force d’amour, elle répète :

— Je ne sais pas… Je ne sais pas !…

Elle ne sait pas, en effet. Elle ne sait pas pourquoi elle me haïssait jadis, pourquoi elle m’aime aujourd’hui. Elle ne sait rien.

Une fois, je lui dis :

— Tu me regardes toujours, comme si tu avais peur de moi. Est-ce que tu as peur de moi ?

— Je ne sais pas !

— Écoute, Marie. C’est demain dimanche. Il faut que tu fasses une belle promenade, veux-tu ?

— Je veux bien. Je veux tout ce que vous voulez !

— Écoute, Marie. Nous irons, tous les deux, à la Fontaine-au-Grand-Pierre.

Marie fut prise d’un grand frisson. Ses yeux chavirèrent dans leurs orbites, comme une petite barque sur la mer, sous un vent de tempête. Ses dents s’entre-choquèrent. Elle joignit ses mains dans un geste de prière :

— Non… non… cria-t-elle. Oh ! je vous en prie, non… pas là… jamais là !

— Et pourquoi ?

— Je ne sais pas !

— Je le désire, Marie.

Alors elle se tut. Et, longtemps, longtemps, elle me regarda, d’un regard où il y avait, tour à tour, de la terreur, et de la supplication.

— Oui, accentuai-je, il y a quelques jours que je désire aller avec toi à la Fontaine-au-Grand-Pierre…

— J’irai, dit-elle… là où vous désirez que j’aille.

Elle était pâle, d’une pâleur presque cadavérique. Et des gouttes de sueur roulaient sur ses tempes.

J’insistai :

— Voyons, Marie. Dis ceci… répète ceci : « Oui, j’irai, demain, avec vous, à la Fontaine-au-Grand-Pierre. »

Elle fit des efforts pour parler. Mais les mots qu’elle mâchait, avec des grimaces de terreur, ne sortaient pas de sa bouche, ne pouvaient pas sortir de sa bouche.

— Allons, Marie, à la Fontaine…

— À… la… Fon… taine… bégaya Marie.

— … Au-Grand-Pierre…

— Au… Grand…

Et, tout à coup, les yeux fous, la gorge haletante, elle s’affaissa sur le lit, criant :

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas !…

Le lendemain, je la trouvai, sur la route, à l’endroit où je lui avais donné rendez-vous. Depuis une heure, elle m’attendait… Elle avait mis sa plus belle robe : une chemisette rose avec une pauvre petite dentelle, d’un dessin grossier. Un grand chapeau de paille, où s’écrasaient des éboulis de roses, la coiffait.

— Marchons, Marie.

Il faisait une journée très chaude. De gros nuages d’un bleu noir passaient de temps en temps dans le ciel. Et sous le ciel d’orage, la route était toute blanche, agressivement, cruellement blanche.

Nous marchâmes côte à côte, sans nous dire un mot. Marie ne s’intéressait à rien sur la route, ni aux fleurs des talus, ni aux insectes qui bourdonnaient dans la haie, ni aux oiseaux que l’orage surexcitait, ni au feuillage des arbres, étrangement vert sur le fond bleu sombre du ciel. Elle marchait droite, la tête presque immobile, d’un pas saccadé de somnambule. Et le vent, qui, parfois, soufflait d’un nuage vite disparu, soulevait les grandes ailes du chapeau…

VIII

Il était deux heures, quand nous arrivâmes, muets, fatigués, à la Fontaine-au-Grand-Pierre. L’orage avait cédé, s’était éloigné vers le sud. Une brise fraîche tempérait maintenant les ardeurs électriques du ciel où les nuages moins noirs, moins épais, passaient, élargissant de plus vastes interstices d’azur. Tout était désert, le coteau, la tourbière, l’oseraie.

Je dis à Marie :

— Eh bien, reposons-nous, maintenant ! Est-ce que tu as toujours peur ?

— Je n’ai pas peur, dit Marie. C’est autre chose.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas.

Elle examina le coteau pelé, où les bruyères ne parvenaient pas à fleurir ; puis elle suivit, dans l’air, le vol d’un corbeau.

Je dis encore à Marie :

— Est-ce que tu es déjà venue à la Fontaine-au-Grand-Pierre ?

Marie réfléchit une seconde :

— Oui, dit-elle. Du moins je suppose. Il y a très longtemps.

— Seule ?

— Oh ! non. Je suis venue avec… je ne sais pas…

Et elle regarda autour d’elle, d’un regard morne, d’un regard qui ne voyait rien, ni le ciel, ni le coteau, ni la tourbière, ni elle-même.

Je cherchai une place molle et douce où nous asseoir tous les deux, où nous étendre au besoin.

— Qu’est-ce que tu regardes ainsi ? demandai-je à Marie.

— Rien, dit-elle.

Elle était tremblante, un peu, mais pas plus qu’à l’ordinaire ; pas plus que quand elle était chez moi, dans ma chambre ; pas plus que lorsque j’étais chez elle, le soir sous la lampe de famille.

Nous nous assîmes, côte à côte, non loin du trou, sur un épais tapis d’herbe.

— Tu m’aimes beaucoup, Marie ?

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais pas ?… Alors, pourquoi t’es-tu donnée à moi, comme ça, tout de suite, sans résistance ?

— C’était plus fort que moi.

— Est-ce que tu me hais ?

— Je ne sais pas !

D’un geste lent et peureux, elle me désigna le trou qui s’ouvrait très noir, entre les mouvantes mâchoires des clématites et des ronces.

— C’est le trou ? fit-elle.

— Oui !…

— Le trou sans fond ?

— Oui !…

— Ah !… C’est vrai… je me rappelle…

Et elle se tut.

Les clématites étaient défleuries. Des graines plumeuses, soyeuses, ailées avaient remplacé les fleurs ; de petits fruits noirs ornaient les sarments des ronces. Et, en face de nous, la tourbière était plus sinistre. Il me semblait que les eaux nous regardaient de mille regards bruns. Une bergeronnette vint on ne sait d’où. Elle sautilla légère, de flaque en flaque comme une pensée candide sautille parfois dans le cerveau d’un mauvais homme.

— Et l’oseraie ?… dit Marie, rompant enfin le silence. Je ne la vois pas…

— Elle est derrière le pli du coteau… Si tu veux, je te la montrerai…

— Non… non… Je demandais cela… comme j’aurais demandé autre chose… Ah ! Dieu, non… je ne veux pas la voir…

Elle était maintenant étendue sur le dos, le chapeau rabattu sur son visage, les bras allongés, les mains à plat dans l’herbe. Je me penchai vers elle :

— Marie ?… M’écoutes-tu ?…

— Oui… oui… Je vous écoute toujours, même quand vous ne parlez pas…

— Eh bien ! expliquai-je lentement… c’est là qu’il venait, quelquefois, cueillir l’osier de ses corbeilles et de ses paniers…

Un soubresaut, une sorte de frisson convulsif secoua son corps.

— Taisez-vous !… fit Marie. Ne parlez pas de ça… Ne parlez pas de lui… jamais…

Elle avait saisi ma main dans la sienne, puis mon bras, dans un serrement passionné.

— Pas de lui… jamais… répéta-t-elle.

Sa poitrine se soulevait en mouvements précipités, sa gorge haletait…

— Jamais ! jamais !

Puis, se levant soudain :

— Je ne suis pas lasse… J’aime mieux marcher… j’aime mieux, je ne sais pas quoi ! dit Marie…

Et, quand elle fut debout, elle poussa un cri :

— Mon Dieu !… fit-elle…

Moi aussi, je me levai…

— Qu’est-ce qu’il y a ?… qu’est-ce qu’il y a ?

Elle frissonnait. Ses yeux exprimaient une terreur folle. Elle dit, en claquant des dents :

— Regardez !… Là !… C’est lui !

Et elle me montra une vieille trogne morte d’osier que nous n’avions pas tout d’abord remarquée. En effet, elle lui ressemblait. Elle sortait de l’herbe, trapue, basse, sans branches. Elle était couverte d’une écorce fendillée, noircie, déchirée, comme ses vêtements. Des nœuds, des bosses la terminaient par le haut. Quelque chose de tordu et de plus lisse lui faisait comme un visage, comme son visage. Véritablement, dans cette partie écorcée du bois, on distinguait des yeux ricanants, une bouche plissée, un nez obscène. Lui… lui… lui ! Et j’avais beau savoir que ce n’était là qu’une trogne d’osier, je ne pouvais m’empêcher de trembler, moi aussi. Un moment même, je crus que c’était lui, que le gouffre l’avait rejeté. Et l’hallucination fut si forte que je me précipitai, les poings levés sur la trogne, en criant :

— Va-t’en !… va-t’en !…

Mais je reconnus vite mon erreur. Et, me tournant vers Marie, dont le chapeau était tombé à terre, dont les cheveux dénoués couvraient les épaules d’un emmêlement doré, je hurlai… oui, en vérité, je hurlai :

— Viens ici !

Marie s’avança, droite, les yeux fixes, vers la trogne immobile.

— Tu vois !… ce n’est pas lui…

Et, d’une voix plus rauque :

— Mais, si tu veux le voir… regarde dans le trou… Si tu veux l’entendre, penche-toi vers le trou…

Je la saisis par le bras, violemment, et je l’entraînai vers l’abîme…

IX

Je l’entraînai vers l’abîme…

Et alors, tout d’un coup, j’eus la révélation véritable et très nette des sentiments latents, encore obscurs, que m’inspirait Marie, et des prochains et immenses et intolérables dégoûts dont, par elle, j’allais avoir l’âme toute remplie. Le moment me paraissait arrivé où je ne pourrais plus supporter son visage, son corps, ses baisers, son âme et tout ce que son amour pour moi avait de résignation servile, de passivité hantée, tout ce qu’il avait de sacrifié, d’agenouillé, d’effondré. Ah ! Dieu, non ! jamais plus, jamais plus ! Ces baisers, déjà, après l’acte accompli, après la chair assouvie, ces baisers stupides, ces agaçantes lèvres cherchant mes lèvres, ce corps cherchant mon corps, comme tout cela m’était odieux ! Qu’est-ce que cela serait donc dans quelques mois, dans quelques jours ?

Marie était près de moi. Elle attendait, les yeux fixes, le corps immobile. Me voyait-elle ? Voyait-elle le paysage désert, à qui les petites bergeronnettes seules donnaient une menue palpitation de vie ? Ah ! je n’en sais rien. Et je songeai à notre aventure.

Tout d’abord, la résistance sauvage de Marie, sa passion monstrueuse pour le petit bossu, avaient surexcité en moi de furieux désirs d’elle. Puis, lorsqu’elle se fut donnée, sa soumission, son consentement d’esclave à mes cruautés, l’acceptation silencieuse des humiliations que je lui imposais, cette sorte d’ivresse muette et terrible qu’elle trouvait dans l’abaissement, dans l’anéantissement de sa personnalité, cette volupté, pour ainsi dire sadique, qui s’exaltait sous mes coups, sous mes piétinements, sous mes souillures qui prenaient, de jour en jour, un caractère plus féroce, tout cela après avoir, durant quelques mois, amusé mes sens et réjoui les changeants caprices de ma débauche, m’écœurait profondément, me fatiguait comme la monotonie d’un spectacle, toujours le même. Et puis, l’homme le plus dominateur est ainsi fait qu’il se lasse, à la longue, de dominer le néant ! De même que l’autorité d’un tyran, le plaisir d’un débauché veut, pour son renouvellement, pour l’accroissement de ses sensations et de ses énergies, des résistances, des luttes farouches, des obstacles à franchir, des volontés à violenter. Qu’est-ce donc, je vous prie, qu’un conquérant qui ne trouve devant soi que des campagnes déjà dévastées, des villes en ruines, des peuples en fuite, des armées mortes ? Non !… non !… Ah ! Dieu, non ! La joie de la conquête, ce sont précisément les ruines qu’on fait soi-même ; c’est tout ce qu’on tue, tout ce qu’on dévaste, tout ce qu’on détruit soi-même ! Alors, à quoi bon ?

Je regardai Marie. Elle me parut laide, vulgaire. Je ne retrouvais plus d’éclat aux blancheurs de sa peau, aux ardeurs rousses de sa chevelure. Elle était raide et fixe, son buste grossier, ses hanches sans souplesse. Et son regard avait quelque chose d’animal que je ne reconnaissais plus.

La quitter ? C’était facile, parbleu ! C’était trop facile. Je n’avais qu’à lui signifier son congé, à lui dire :

— Marie, je ne veux plus de toi. Va-t’en !

Rien à redouter, ni une plainte, ni un reproche, ni une scène de désespoir et de larmes, ni un effort à se raccrocher à moi. Je n’avais à craindre aucun des ennuis, aucune des saletés dont s’accompagnent ordinairement les ruptures d’amour.

— Va-t’en ! va-t’en ! va-t’en !

Et elle serait partie silencieusement, sans une prière, sans une supplication, sans une menace, du moment que j’eusse exprimé la volonté qu’elle partît. J’entends qu’elle disparût de ma vie sentimentale et passionnelle. Elle en serait partie comme elle y était entrée, tout d’un coup.

Oui, mais cela ne terminait rien. Il me fallait quelque chose de plus définitif qu’un adieu, quelque chose d’absolu. Non seulement je ne voulais plus de son amour, mais je ne voulais plus d’elle, de sa présence quelque part, de sa rencontre quotidienne dans les rues du village ou dans les sentes des champs ; de son ombre même, glissant, le soir, sur les vitres éclairées de sa fenêtre. Être exposé à la revoir, à la revoir toujours, sur le pas de sa porte, au marché, le jeudi, à la messe, le dimanche, ou bien chez moi, rapportant chaque samedi son panier de linge, ou encore penchée sur sa table à repasser dans la demi-teinte de la pièce où elle travaillait. La revoir, enfin, dans les mille circonstances inévitables qui font, sans cesse, se croiser, se frôler, se parler, se haïr, deux êtres habitant la même bourgade. Non ! c’était impossible ! Car je voulais éteindre en moi, à jamais, le souvenir de cette étrange liaison. Et la présence continuelle, le côte à côte forcé, l’intimité villageoise entretiennent et attisent tout ce qui subsiste de feu vivant dans les cendres du souvenir. Ce n’était pas assez que Marie disparût de ma vie : il était nécessaire et expiatoire qu’elle disparût de la vie !

Mais comment faire ?

Le trou était là, tout noir, à jamais discret ; il était là, à quelques pas de nous. Les secrets qu’on lui confie, il ne les trahit pas. Les corps qu’on lui jette, ils n’en remontent pas. Et les bergeronnettes, qui sautillent de flaque en flaque, et les corbeaux qui vont, regagnant la forêt, ne racontent pas aux hommes les drames sanglants dont ils furent témoins. Et les paysans non plus, les paysans que j’avais rencontrés sur la route, ils ne disent jamais rien, par une admirable et obscure solidarité de criminels et de meurtriers. Si on les interrogeait jamais, leurs bouches resteraient closes et leurs yeux morts.

Marie, attendait toujours, les yeux perdus je ne sais où.

— Viens ! lui dis-je. Viens entendre la voix du petit bossu.

Droite et fixe, comme enveloppée d’extase, elle écarta les sarments emmêlés des ronces et des clématites, et elle s’approcha sur le bord du trou.

— Penche-toi un peu sur le trou !

Elle inclina son buste ; puis, lentement, avec des inflexions raides, elle s’agenouilla au bord du trou. Les graines plumeuses des clématites s’accrochaient à sa chevelure.

— Penche-toi encore.

D’une main, elle se retint à un gros sarment de ronces… Un peu de sang rougit sa main.

— Encore !

Sa chevelure pendait dans le vide, comme des algues dans l’eau. Elle avait la moitié du corps engagé dans le vide de l’abîme.

— Entends-tu ?

— Non, dit-elle.

— Écoute !

M’étant penché moi-même, d’une voix lente, d’une voix chantante, je dis :

Connais-tu… le pays…

Et l’abîme répondit, en écho :

Connais-tu… le pays…

— Entends-tu ?

— Oui ! dit Marie.

— Et reconnais-tu sa voix ?

— Je la reconnais, fit-elle.

Sa tête avait presque disparu dans l’abîme.

— Veux-tu le rejoindre, Marie ?

— Je veux bien !

— Adieu Marie !

— Ad…

J’avais, d’un mouvement vif, coupé le sarment où s’accrochait la main de Marie. Marie disparut, s’effaça. J’étais seul, tout seul.

Aucun bruit…

Je restai quelques instants penché sur le trou. Il me sembla que j’entendais quelque chose, comme un glissement giratoire, très doux, très léger, très vague. C’était comme une plume, une toute petite plume qui eût tourné, tourné dans le vent… dans un vent dont on n’eût pas perçu le souffle.

Puis je me levai, et je regagnai le village d’un cœur soulagé.


? 
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  1. Bien entendu nous n’estimons pas que les contes d’Octave Mirbeau auraient subi une diminution de valeur littéraire du seul fait que la première date où ils ont été publiés aurait été indiquée. Il nous a paru tout simplement inutile de le faire à propos d’une édition destinée au grand public.