La femme au doigt coupé/09

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Bibliothèque à cinq cents (p. 36-40).

CHAPITRE IX
JENNY EST AU COMBLE DE SA SURPRISE

Lorsqu’il s’éveilla, le lendemain de sa longue et dangereuse expédition, notre ami Ben constata avec effroi que la matinée était déjà fort avancée.

La course à pied de la veille et tous les événements qui s’étaient écoulés, depuis quelques jours, l’avaient brisé ; et il avait donné au sommeil plus de temps que de coutume, plus de temps surtout que ne le comportait la quantité de choses importantes qu’il avait à accomplir, dans cette journée.

Après avoir avalé à la hâte le petit repas que lui avait préparé sa bonne mère, Ben lui dit adieu et l’embrassa, en lui recommandant de ne pas s’inquiéter si, comme la veille, il rentrait tard. Puis il sortit et se dirigea d’un pas joyeux vers la demeure de Jenny.

Quand il entra, cette dernière était à l’ouvrage et achevait même, en ce moment, un frais costume de jeune fille. La tunique, en satin bleu très pâle, s’ouvrait sur une jupe entièrement garnie de jolis volants de dentelles. Les doigts mignons de la jeune ouvrière, courant ainsi au milieu de ces étoffes riches et délicates, semblaient se trouver dans leur élément, et chiffonnaient avec une grâce infinie les flots de satin et de dentelles.

— C’est toi, Ben, dit la jeune fille, en se retournant au bruit que fit la porte.

— Je les ai ! Je les ai ! criait Ben, en agitant triomphalement au-dessus de sa tête un petit paquet.

Jenny reconnut de suite une liasse de papiers, et elle poussa à son-tour un cri de joie.

— C’est affaire à moi, hein ! reprit Ben. Tu ne les es pas attendus longtemps ! Mais, aussi, j’ai en une de ces veines ! Enfin, je te raconterai cela plus tard.

Pendant que Ben parlait, la physionomie de Jenny, si radieuse d’abord, se rembrunissait au fur à mesure qu’elle feuilletait les papiers, puis tout à coup elle s’écria :

— Mais, ce ne sont pas les miens ! mon pauvre Ben ! ce sont ceux d’un autre !

— Ce n’est pas possible, dit Ben, je les ai pris d’après les indications les plus précises. Et prenant des mains de Jenny les documents en question, il y jetait les yeux, quand la jeune fille s’écria :

— Et puis, il y en a le double.

— Ça, c’est plus extraordinaire, dit Ben. Peut-être y en a-t-il d’autres, reprit-il, mais les tiens y sont, dans tous les cas. J’en suis sûr ; et la preuve, la voilà ! fit-il, en tendant à sa fiancée deux pièces qu’elle reconnut aussitôt. L’une était son acte de baptême, l’autre, la note manuscrite qui indiquait l’adresse du solicitor et les démarches à faire pour toucher l’argent.

— Mais, et les autres, alors ?

— Eh bien ! ils ont fait des petits, dit Ben, à qui la gaieté était revenue. C’est bizarre, fit-il, après les avoir examinés ; ils ont rapport à ton affaire ; on dirait que ce sont les mêmes qui se sont dédoublés ! En tous cas, les tiens y sont : le mystère se découvrira plus tard, dit Ben, qui, entrevoyant la vérité, ne voulait pas s’expliquer plus clairement, en ce moment-là.

Mais dis-moi, ajouta Ben, rêveusement ; quel rapport y a-t-il donc entre ta mère… qui, sans doute n’est pas morte (et ici il eut une hésitation et un faible soupir)… entre ta mère que tu croyais vivante, il y a trois jours encore, et cette riche succession dont tu m’as parlé, comme si tu étais orpheline ?

— Je ne sais de cette succession, si elle est riche ou pauvre ; et je l’abandonnerais avec tant de joie pour un baiser de ma mère, que je n’y ai jamais beaucoup arrêté ma pensée. Je sais seulement qu’au moment où ma mère s’est séparée de moi, elle pleurait beaucoup, et que ce n’était pas de bon gré qu’elle me quittait, m’a dit ma vieille Agathe : il paraît que nous courions toutes deux un grand danger… un danger qui est lié, sans que je sache comment, à cet héritage, et qui ne devait cesser qu’à mon mariage ou à ma majorité. Nous étions menacés par de méchantes gens qui nous recherchaient pour nous faire du mal ; et ma mère m’a confiée à Agathe, en lui recommandant de se cacher, et en disant qu’elle reviendrait, quand le danger serait passé, et que si elle ne revenait pas, je trouverais dans ces papiers le moyen de me faire rendre la fortune et le nom de mes parents. Il y a bien longtemps de cela et ma mère n’est pas revenue ; et cependant je sens là quelque chose qui me dit qu’elle n’est pas morte, que de loin elle veille sur sa fille, et que peut-être je ne tarderai pas à la revoir.

Ben n’avait pu entendre sans une cruelle émotion, l’expression de cette naïve assurance qui avait été si longtemps fondée et que, selon toute vraisemblance, le crime de l’hôtel Saint-André venait d’anéantir à jamais.

— Dis-moi encore, reprit-il d’une voix presque tremblante : Sais-tu quel est le véritable nom de ta mère ?

— Tout ce que je sais, répondit la jeune fille, se trouve dans cette lettre qui me vient d’elle et que j’ai tant de fois mouillée de mes larmes.

Et Jenny feuilletant rapidement la liasse de papiers étendue sur la table lui tendit une lettre usée et noircie que Ben lut tout haut, en tenant son amie par la main.

Cette lettre était ainsi conçue :

Ma bonne Agathe, je ne sais quand nous nous reverrons, ni si la Providence me prendra en pitié et permettra que nous nous revoyions jamais. Je me sens entourée d’espions, et une démarche imprudente pourrait être fatale à l’enfant chéri que nous sommes parvenus à cacher à tous les yeux. Je t’envoie quelques papiers indispensables pour assurer l’avenir de Jenny, dans le cas où je viendrais à mourir, sans avoir pu la serrer encore une fois dans mes bras.

Retiens bien ceci. Si tu ne veux pas t’exposer aux dangers que j’ai voulu conjurer, à tout prix, ces papiers doivent rester ignorés jusqu’après son mariage ou sa majorité. Lorsque cette époque sera arrivée, si elle ne m’a pas revue, c’est que je serai morte. À l’aide des pièces que je t’envoie, il lui sera facile d’entrer en possession de la fortune qui lui appartient et qui aura été la cause des malheurs de sa mère infortunée.

Julia Crampton.

Julia Crampton ! s’écria Ben, avec une expression si étrange que Jenny ne put s’empêcher de tressaillir.

— Qu’as-tu donc, Ben ?

— Rien, ma chérie. Seulement, ce nom que j’ai déjà entendu prononcer quelque part m’a rappelé une vieille histoire, qui ne se rapporte peut-être pas à toi, mais sur laquelle il faut que je me renseigne, dès en sortant d’ici. Je te quitte pour travailler pour toi ; mais cette fois tâche de mettre, tes papiers en un lieu plus sûr, car je ne voudrais pas recommencer souvent mon équipée de cette nuit. Mais pour toi ma Jenny, je suis capable de tout entreprendre !

— Sois tranquille : maintenant ils ne me quitteront plus : et de cette façon, à moins de me perdre moi-même, je suis sûr qu’on ne me les volera pas.

— … C’était bien Julia Crampton, le nom que j’ai entendu cette nuit ! Pauvre, pauvre Jenny ! murmura Ben, en descendant l’escalier, pendant que Jenny, ignorant la fatalité qui pesait sur ce nom, s’abandonnait à la joie d’avoir retrouvé ses papiers perdus, et souriait à la jolie robe qu’elle venait d’achever.

En quittant la rue Saint-Constant, Ben se dirigea vers la demeure de Lafortune. Nous n’étonnerons pas beaucoup le lecteur en lui disant qu’il n’y trouva personne. Il ne put obtenir des voisins, que le renseignement déjà donné la première fois.

— Cela ne fait pas du tout mon affaire, se dit Ben. Que vais-je devenir ? Et Félix qui part après-demain pour Londres ! Il faut absolument l’arrêter ! Ainsi, continua-t-il, depuis le lendemain du crime, M. Lafortune n’a pas reparu. Voilà qui commence à être inquiétant ! Je commence vraiment à craindre qu’il n’ait été victime d’un guet-apens. Avant de rien décider, commençons d’abord par faire une visite à la maison de Simon, puis j’aviserai.

Si Ben n’avait pas été aussi préoccupé, par la vive contrariété que lui causait l’absence de Lafortune, il aurait remarqué, suivant la rue Saint-Denis en sens inverse et descendant du coteau Saint-Louis, où notre jeune policier se rendait, un homme qui, aussitôt qu’il l’eût aperçu, se précipita dans une rue transversale pour ne pas être reconnu.

Cet homme n’était autre que Lafortune, que nous avons laissé partant à la recherche de l’homme au paletot et qui tenait à ne pas être vu de Ben.

— L’heure n’est pas venue, se dit-il, et malgré toute ma confiance dans cet enfant, je ne dois m’exposer à laisser suivre ma piste par âme qui vive. Il faut, pour quelque temps encore, continuer à poursuivre mes recherches dans l’ombre et le silence.

Nous verrons, par la suite, qu’il eut peut-être été fort heureux que Ben et Lafortune se fussent rencontrés et eussent pu se communiquer mutuellement ce qu’ils savaient.

Quelle ne fut pas, cependant, la stupéfaction de notre jeune policier, quand, en arrivant devant la maison de Simon, il s’aperçut qu’elle n’existait plus. Le lecteur sait déjà qu’elle avait été complètement anéantie par les flammes. Le premier moment d’étonnement passé, Ben se rappela cette phrase de Simon, dans la petite maison de Longueuil, phrase dont il n’avait pu alors mesurer toute la portée. « S’il revient voir la maison, il n’y trouvera rien et pour cause ! »

Évidemment, Cynthia et Simon avaient dû mettre le feu à la maison, avant de la quitter, de façon à éviter ainsi toute recherche.

— C’est assez habile, se dit Ben ; mais fin contre fin ! Rira bien qui rira le dernier ! et prenant ses jambes à son cou il s’élança dans une autre direction.