La femme au doigt coupé/10

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Bibliothèque à cinq cents (p. 40-46).

CHAPITRE X
CYNTHIA.

Il y a, au numéro 2208 de la rue Notre-Dame, une petite maison meublée, d’assez modeste apparence.

Dans une des chambres du second étage, un homme et une femme sont assis devant une table, en train de prendre le thé.

Présentons d’abord l’homme à nos lecteurs.

Nous ne nous appesantirons pas longtemps sur lui, car à sa taille énorme, à ses mains plus énormes encore, on aura reconnu du premier coup celui qui se fait appeler Simon, l’auteur du crime de l’hôtel Saint-André.

La femme n’est autre que Cynthia ; et, comme Ben l’avait deviné c’est elle que nous avons entrevue, au commencement de ce récit, dans la maison du coteau Saint-Louis.

Elle est encore belle et relativement jeune. Elle est brune, grande, élancée, elle a de fort beaux yeux, de jolis cheveux ; son ensemble est assez agréable ; ses manières et son éducation décèlent un genre de vie peu en rapport avec celui de ses compagnons. On y sent la femme habituée au luxe. Quoique simple, sa tenue du matin est fort élégante un peignoir crème, s’ouvrant sur une blouse foncée, en surah garni de dentelles, et semée de nœuds roses. Cette toilette sied fort bien à son genre de beauté. Son beau bras bien modelé sort d’une manche ouverte jusqu’au coude. Elle offre un mélange de femme du monde et d’actrice.

Le lecteur sera sans doute surpris de trouver une telle femme associé à deux scélérats, comme le sont Félix et Simon. Voici en deux mots quelles sont les circonstances qui ont amené ce bizarre assemblage.

Le père et la mère, Canadiens-français d’origine, étaient ouvriers tous deux : ils avaient trois enfants déjà grands, quand Cynthia vint au monde. Cette petite fille, qui promettait d’être fort jolie, dès le berceau, fut l’objet de leur plus constante sollicitude. Il n’était pas rare de voir des femmes jeunes et élégantes interrompre leur promenade et descendre de voiture, pour caresser cette jolie enfant. Comme on le pense bien, elle ne rentrait pas les mains vides elle rapportait toujours quelque chose au logis, de petits objets de toilette ou quelque menue monnaie.

Cynthia grandit ainsi et devint de plus en plus jolie. Ses parents, trouvant la condition d’ouvrière tout à fait indigne d’une personne aussi accomplie, résolurent de la diriger d’un autre côté. Elle avait une charmante voix. Un de ces hommes, dont le métier consiste à recruter de jolies filles, chantant bien, afin d’en faire des actrices, l’ayant un jour entendue, fut frappé de sa beauté, et proposa aussitôt aux parents un marché qui fut immédiatement conclu.

Cynthia, comme autrefois la Patti, fut emmenée par cet étranger, qui lui fit donner des leçons ; et au bout de quelque temps, elle débuta dans un petit théâtre de New-York. Comme elle était fort jolie, elle eut du succès ; et son cornac lui prédit qu’elle ne tarderait pas à être reconnue pour une des reines de l’opérette. En attendant la réalisation de cet heureux horoscope, elle était déjà payée au prix des étoiles de seconde grandeur, qui est encore un bon prix, dans ce temps, où les chanteurs et les chanteuses sont mieux payés que les ministres et même que certains présidents de république.

Çynthia vivait au milieu du luxe et dépensait sans compter, lorsqu’un jour elle prit du froid, se soigna mal et contracta une grave maladie de poitrine, à la suite de laquelle elle perdit complètement la voix.

Force lui fut de renoncer aux rôles de prima dona. Elle n’était déjà plus de la première jeunesse, sa beauté avait souffert de cette longue maladie enfin, comme on dit vulgairement, elle avait fait son temps, et il ne lui restait de ses rêves de fortune et de grandeur que l’habitude du luxe et des plaisirs, et un nombre incalculable de dettes.

Alors elle essaya de se cramponner au théâtre qui ne voulait plus d’elle. Alors aussi commença pour elle ce long calvaire que tant d’autres ont suivi, cette décadence chaque jour plus irrémédiable d’une artiste qui a perdu sa beauté et son talent. Elle essaya des tournées et réussit à gagner quelque argent, grâce à une gigantesque réclame, en battant monnaie sur son ancienne renommée. Mais ces essais ne se renouvellent pas deux fois. Il lui fallut tomber dans une troupe de sixième ordre dont le directeur fit banqueroute, en laissant ses pensionnaires sans ressources. En quelques mois, elle passa du luxe le plus éclatant à une profonde misère.

Il fallut tout vendre, voitures, bijoux, toilettes, excepté cependant ce qui lui était nécessaire ; entre autre ce peignoir dans lequel nous l’avons présentée au lecteur ; c’était une épave échappée au naufrage. Bref, quand tout fut vendu et le produit de la vente dissipé, elle ne savait plus que devenir. C’est à ce moment que Simon la rencontra aux États-Unis.

Ce dernier était occupé à combiner les moyens de se défaire de Julia Russel et de s’approprier sa fortune. Il fut frappé de la ressemblance de Cynthia avec la femme de son ancien associé, et il résolut d’en faire sa complice.

Cynthia n’en était point encore arrivée au point, où une femme qui n’a jusque-là que des légèretés à se reprocher devient capable d’accepter de sang-froid l’idée d’un crime. Mais Simon fit jouer avec beaucoup d’habileté les soins empressés que Félix prodigua sincèrement d’ailleurs à cette étoile déchue. Félix et Cynthia s’était plu, la première fois qu’ils se virent, et Félix ne demandait qu’à associer sa fortune et sa vie à celle de la jeune femme. On sait que sa fortune était attaché à l’héritage de Julia. Les deux complices ne dirent à Cynthia que ce qu’il fallait lui dire. Ils lui expliquèrent que son rôle se bornerait à prendre la place d’une femme disparue. La perspective de resaisir la richesse dont elle ne pouvait plus se passer la décida à écouter leurs pernicieux conseils ; et une fois entrée dans l’engrenage elle devait aller jusqu’au bout. Pauvre Cynthia ! Comme on l’eut étonnée, aux jours de sa splendeur, si on lui eut dit qu’elle se trouverait un jour, dans une chambre d’hôtel, en tête a tête avec Simon, en association réglée avec deux hommes dont l’un était un escroc de profession et l’autre un assassin !

— Eh bien, dit-elle tout à coup à Simon, avez-vous fait hier ce que vous aviez décidé ?

— Oui, ma chère, notre petite combinaison à réussi au delà de toute espérance. Avant de sortir de la maison, j’ai rassemblé, dans la chambre que tu sais, un fagot avec de la paille et du papier ; puis j’ai mis autour tout ce qui pouvait brûler le plus vite. J’ai jeté une boîte d’allumettes au milieu ; et voilà ! Quand on s’est aperçu que la maison brûlait, le premier étage était déjà en cendres. Le feu purifie tout, ajouta-t-il avec un gros rire ; et on sera d’autant moins disposé à rechercher notre trace que, dans le quartier, tout le monde est persuadé que nous avons été pris par le feu, au milieu de notre premier sommeil, et que nous ne sommes plus maintenant qu’un amas d’os calcinés.

— Ne craignez-vous pas que quelqu’un ne nous reconnaisse ?

— Non, dit Simon. Il y a bien ce maudit policier que tu as laissé échapper si malheureusement, et qui rodait encore ce matin autour de l’incendie. Mais patience, je lui prépare un tour de ma façon ; et puisqu’on ne peut pas le faire tenir tranquille de bonne grâce, on lui coupera le sifflet autrement. Quand à toi, Félix t’attend, aujourd’hui même, dans la petite maison de Longueuil, où tu resteras enfermée jusqu’au départ. Et après demain, vogue la galère ! Les oiseaux seront envolés !

— N’avez-vous rien de plus à me recommander, dit Cynthia.

— Non, ma chère. Félix a les papiers. Tu sais ton rôle sur le bout du doigt. Il ne reste plus qu’à marcher. Tu t’en iras avec lui et je vous retrouverai prochainement à Londres. Tu vas y jouer ta dernière pièce ; une pièce qui nous rendra assez riches, pour nous permettre de nous retirer des affaires et de vivre de nos rentes comme d’honnêtes bourgeois.

— Bien, dit Cynthia, le temps de boucler ma valise et je vais reprendre Félix.

— Eh bien ? au revoir, il faut que je sorte moi aussi. Et Simon s’approcha du porte manteau, prit son chapeau et parut chercher…

— L’as-tu vu, Cynthia, mon paletot ?

— Non, mais vous ne l’aviez pas quand vous êtes entré.

— Bon ! fit-il, me voilà bien ! Je l’aurai laissé dans la voiture. Une chance que je sois prudent et qu’il n’y ait rien dans les poches ! C’est égal, c’est idiot tout de même. J’en achèterai un autre, sans compter que celui-là était un peu vieux ; et des gens qui vont réclamer une succession aussi importante doivent être mieux nippés.

Il sortit alors et ferma la porte derrière lui. Aussitôt que Cynthia fut seule, elle se mit en devoir de rassembler les


… Si tu savais combien j’ai pensé à toi, lorsque je croyais ne plus te revoir. Je te voyais alors seule, sans soutien et… Jenny veux-tu être ma femme ?

quelques objets qui lui appartenaient et de changer de toilette,

afin d’aller rejoindre Félix.