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La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 09

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 199-203).


IX


À la maison Heim où Clémence l’introduisit, Geneviève se trouva pour la première fois en présence d’un patron. Celui-ci qui venait d’installer en plein cœur du Paris élégant, et à proximité d’une gare, un petit magasin de chemisettes et de guimpes, était un homme d’une quarantaine d’années, lourd et rougeaud, au parler zézéyant, au fort accent teuton. Il allait et venait continuellement de son bureau, (une toute petite pièce de l’arrière-boutique), au magasin ; voyait tout par lui-même, assistait à la réception du travail, bougonnait, tempêtait, riait d’un rire épais, maniait la plaisanterie grossière et, pour finir, payait ses ouvrières non pas bien, mais moins mal que les maisons d’entreprise, ainsi que Clémence l’avait prévu.

Il avait pour aide une première, grande et grosse comme lui, mais brune et née dans les campagnes de l’Île-de-France, et non dans les plaines de l’Elbe ; finaude aussi sous des dehors bonasses et familiers, âpre au gain et non dénuée de pitié.

Cependant, Joseph Heim dont le passé eût exhalé peut-être, une odeur nauséabonde avait exercé mille et un métiers au delà et en deçà du Rhin avant de se mettre dans la confection pour dames. Il lui restait de ces mauvais jours un souvenir trop cuisant pour qu’il ne fût pas résolu à écraser son prochain sans miséricorde, plutôt que de retomber dans la détresse, mais aussi un vague sentiment de camaraderie avec les misérables dont les peines lui étaient plus familières qu’aux grands entrepreneurs qui vivent luxueusement et n’ont jamais connu la gêne. S’il avait pu faire payer la clientèle, il n’eût pas demandé mieux que de couvrir d’or les malheureuses qui venaient solliciter du travail, et qui, malgré les jurons et les insultes dont, au besoin, il les gratifiait, arrivaient cependant à gagner chez lui trois francs par jour et même un peu plus.

Il se tenait dans son bureau lorsque la première, madame Charles, l’appela pour examiner le modèle que présentait Geneviève. Dans ses larges mains il saisit le corsage léger, fit craquer quelques points ; puis prenant entre ses doigts le menton de la jeune femme :

— Hein ! On coudra mieux ? On ne sabotera pas l’ouvrage ? Ici les saboteuses on les fout dehors. Allons, allons, ne pleurez pas, vous avez de jolis yeux ; répétez la chemisette pour dix-huit sous. Hein ! c’est bien payé ?

Et avec un gros rire, il lâcha enfin le menton mince et pâle sur lequel sa patte rougeaude laissa une marque.

Madame Charles mesura l’étoffe, et, comme Geneviève avait eu la précaution de lui apporter quelques fleurs, elle lui dit avec un sourire :

— Si c’est bien fait, vous en aurez d’autres.

Joyeuse, Geneviève en s’en allant, courbée sous un lourd paquet, calcula qu’en deux jours elle pourrait gagner sept francs ! Ainsi l’effroyable possibilité d’être réduite à la plus grande misère semblait reculer un peu. Cependant elle craignait, à cause de la morte-saison de janvier et de février, de ne pouvoir payer son terme d’avril. Aussi se mit-elle au travail avec acharnement, ne s’accordant pas un après-midi du dimanche, et veillant la nuit jusqu’à onze heures. Si elle arrivait à ne devoir que la moitié du terme, le propriétaire, sans doute, prendrait patience.

Ainsi elle allait, chassée d’un souci à un autre, puisque, aujourd’hui qu’elle avait des chaussures aux pieds, il lui arrivait de redouter de se trouver sans toit. Souvent, en tirant l’aiguille, ou plutôt aux courts moments de trêve, elle songeait à Morin et regrettait de le voir si rarement. Elle ne le rencontrait guère, car ils ne travaillaient plus dans le même quartier. Mais pourquoi ne venait-il pas frapper à sa porte, parfois ? L’évitait-il ? S’était-elle trompée le jour où elle avait cru lire dans ses yeux l’éveil de l’amour que son cœur, tout meurtri qu’il fût, espérait encore en son ardente jeunesse !