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La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 10

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 204-212).


X


Un soir de mai où Geneviève cousait auprès de sa fille endormie, on frappa à sa porte et le gainier entra. Son teint blafard était marqué de rouge aux pommettes et ses yeux bleus brillaient d’une lueur inaccoutumée. Elle eut un mouvement de joie et sa voix trembla légèrement pour l’engager à s’asseoir auprès d’elle. Mais il refusa la chaise qu’elle lui offrait et se tint debout contre le mur tandis qu’elle se rasseyait à sa machine.

— Je suis venu pour vous apporter une adresse, dit-il en lui tendant un chiffon de papier.

— L’adresse d’un autre magasin, interrogea-t-elle ?

Elle prit la feuille et lut :

« Bernard, charpentier », et le nom et le numéro de la rue.

Ses joues se couvrirent de rougeur.

— Comment vous êtes-vous procuré cela ?

— Par le secrétariat des prud’hommes.

— Pourquoi ? L’avocat a expliqué qu’on ne pourrait pas l’obliger à reconnaître sa fille.

Il articula avec effort :

— Il pourrait vous épouser, peut-être ?

Elle leva les yeux.

— Lui ? Vous ne l’avez donc pas entendu. Et puis, moi, maintenant, j’aimerais mieux mourir.

— Vous croyez ?

— Je le dis comme je le pense. Oh ! je vous remercie tout de même d’avoir pris cette peine pour moi ; mais vous me ferez plaisir de ne plus me parler de ces affreux souvenirs.

— C’est vrai ?

— Très vrai.

Elle était un peu humiliée qu’il vînt ainsi lui rappeler sa faute et souffrait d’évoquer ce passé devant lui.

— Alors, dit-il lentement, si c’est vrai, je suis venu pour autre chose.

À la gravité soudaine de cette voix, elle tressaillit.

— Pour quelle chose ? demanda-t-elle doucement.

— Pour vous dire que ça ne peut plus durer comme ça !

Une interrogation muette passa dans les yeux de velours brun. Il reprit.

— Oui, je ne sais pas ce que vous pensez ; mais moi, je dis que ça ne peut plus durer comme ça. J’aimerais mieux déménager.

— Oh ! partir ! Pourquoi ?

— Parce que ça n’est pas une vie que de vivre ainsi, porte à porte, sans se voir, d’être amis sans l’être, d’aimer une femme et de ne pas le lui dire.

— Ah !

Une rougeur empourpra le cou flexible qui se baissa sur la machine, tandis que les doigts tremblants laissaient dévier l’étoffe sous l’aiguille.

— Là, c’est dit. Vous n’êtes pas fâchée ? Voici ce que j’ai pensé depuis qu’on ne se cause plus. Grand-père est vieux, mais il est très bon. Après tout, ce n’est pas son métier de me faire. la soupe. Il aime votre petite et moi aussi, je l’aime. Alors puisqu’elle n’a pas de père, puisqu’elle n’en aura jamais… enfin vous comprenez, si je ne vous déplais pas… Je gagne huit francs par jour. Vous pourriez continuer à travailler, pas autant qu’aujourd’hui, mais un peu tout de même, et nous pourrions vivre tous les quatre. J’ai vingt-six ans ; je ne suis pas coureur, et vous, vous ne ressemblez pas aux autres femmes. J’avais juré que je ne me marierais jamais parce que la première femme que j’ai eue après le régiment m’avait trop fait souffrir ; mais je ne veux pas qu’on dise de vous que vous allez avec l’un et avec l’autre, et alors si vous voulez, on se marierait… on serait heureux… si vous voulez.

Il répéta ces trois petits mots avec une ferveur humble qui la remua toute.

Elle avait arrêté sa pédale, et demeurait silencieuse, le coude appuyé sur la table, la tête dans sa main, regardant vaguement sans les voir, par la fenêtre ouverte, la multitude des cheminées dressées sur les toits, l’âme emplie d’une émotion douce, comme si les senteurs des prairies lointaines eussent franchi les faubourgs et les villes pour venir embaumer son cœur.

— Oh ! comme vous êtes bon, si bon ! fit-elle tout bas. Mais quelle lourde charge vous allez prendre ?

— Dites-vous ça pour me refuser ?

Confuse, elle murmura :

— Oh ! non ! C’est à vous que je songeais.

— Alors… il se pencha vers elle, la bouche frémissante, les mains tendues… alors, c’est oui ?

Lentement elle ferma les yeux pour un acquiescement définitif.

Et lorsqu’il la quitta, malgré la misère qui guettait à leur porte, malgré la pauvreté du cadre offert à leur amour, malgré la laideur ambiante et le ciel caché par les toits hideux, mai chantait dans leurs cœurs blessés, mais toujours vivants, avides encore de joie, et de clarté !

Ils se marièrent quelques semaines plus tard et le pauvre cortège de leur noce ne leur valut point les respects du concierge de la mairie. Morin choisit pour témoins des camarades d’atelier et Geneviève qui apprit à cette occasion que les femmes pouvaient exercer le même rôle, pria Clémence et Rose de l’assister. Elle dressa dans sa chambre un modeste goûter et ils y demeurèrent seuls après le départ de leurs amis.

Au terme de juillet l’appartement du troisième étage, semblable à celui qu’occupaient les époux Renaud se trouva libre et ils y emménagèrent afin d’habiter tous les quatre sous le même toit. Le grand-père occupa un cabinet un peu sombre : mais ils apprécièrent la chambre claire qui leur fit une salle à manger où ils dressèrent le soir un lit pour Nénette. À côté, s’ouvrait une petite pièce qui fut leur chambre. Morin, pour meubler cet intérieur, auquel il aimait à songer, dépensa quatre cents francs sur six cents qu’il avait réussi à économiser. Ils dormirent dans un grand lit de fer à couverture rayée de bleu et de rouge. Un buffet de noyer où brillaient des tasses à café, à filet d’or, achetées au bazar, orna la salle à manger qu’éclaira une modeste suspension. Enfin, dans leur chambre, une armoire à glace, luxe suprême, que Geneviève n’aurait osé ambitionner, enferma le peu de linge que possédait le ménage. Ils connurent ainsi une joie d’amoureux à arranger au mieux de leurs goûts, ce coin de vieille maison que des cloisons trop minces isolaient des autres locataires, et Geneviève y trouva la jouissance, si douce au cœur d’une femme, d’y travailler au bien-être des siens. Parfois, installée devant sa machine à coudre, car le supplément de son gain demeurait nécessaire, elle se reportait aux jours où, jeune fille ignorante, elle avait rêvé d’un avenir plus brillant. Cette vie de femme d’ouvrier, ouvrière elle-même, était un havre heureux qu’elle avait désespéré d’atteindre. Elle y respirait délicieusement après les tempêtes et les détresses contre lesquelles elle avait si valeureusement lutté. Si elle évoquait le passé, une figure se dégageait qui s’inclinait doucement vers elle et lui disait les seuls mots de tendresse qu’elle eût entendus avant son mariage. Le lien mystérieux qui l’unissait à Marguerite ne s’était pas rompu durant l’horrible traversée ; elle eût éprouvé un grand bonheur à la revoir. Un jour qu’elle avait, solitaire, longuement songé aux jours écoulés, elle se décida à lui écrire pour lui annoncer son mariage. Celui-ci n’avait-il pas lavé la faute ancienne ? Elle et sa fille n’étaient plus deux abandonnées que la charité seule pouvait accueillir. Maintenant qu’elle n’apparaîtrait plus en mendiante, Geneviève pouvait se montrer. Aussi lorsque Morin rentra le soir elle lui tendit la lettre qu’elle venait d’écrire et l’entretint encore de la jeune maîtresse lointaine qui lui avait été secourable et bonne. Emportée par ses souvenirs, elle se mit à décrire les beaux cheveux ondés, le teint éclatant, les yeux d’or foncé de celle dont l’image demeurait vivante en sa mémoire, mais elle s’arrêta stupéfaite d’entendre son mari l’interrompre en disant :

— Elle te ressemblait donc ? Ma parole, où dirait que tu fais ton propre portrait.

Et se penchant vers sa femme il répéta après elle :

— … de beaux cheveux où les doigts s’enfoncent, et qui se referment sur eux ; de grands yeux bruns avec des rayons dorés et dont le regard est doux comme une caresse ; des sourcils…

— Bêta ! fit Geneviève en haussant les épaules, Marguerite est bien plus jolie que je ne le serai jamais !

— Ça faudrait voir, encore !

Le lendemain cependant, quand la lettre fut partie et qu’elle se trouva seule à coudre, tandis que le grand-père était allé promener Nénette au square, les paroles de son mari lui revinrent en l’esprit et, pour la première fois, un soupçon de la vérité le traversa.

Avec anxiété, elle attendit une réponse à sa lettre.