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La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 11

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 213-223).


XI


À l’heure où Geneviève lui écrivait, Marguerite faisait sa malle dans l’appartement qu’elle occupait avec sa mère et son frère dans une maison de la rue d’Assas, en face du jardin du Luxembourg.

Elle venait de terminer sa première année d’études en médecine et s’apprêtait à fuir la ville où l’atmosphère devenait suffocante. De sa fenêtre ouverte, elle apercevait les beaux marronniers du jardin dont les frondaisons prenaient déjà sous le soleil de juillet, les teintes roussâtres de l’automne. Le ciel lourd, voilé de gris, s’appesantissait sur la cité. Ah ! qu’il ferait bon respirer la brise marine et courir sur les falaises escarpées ! Et secouant la torpeur de cette journée, la jeune étudiante se mit en devoir de sortir de son armoire le linge et les robes qu’elle emporterait.

Parmi celles-ci, un costume neuf de toile grise indiquait que le deuil de Marguerite s’atténuait un peu. Le grand chagrin éprouvé à la mort de son père et l’année d’études intensives qu’elle avait passée expliquaient suffisamment l’altération de ses traits. Ils s’étaient amenuisés dans l’ovale plus blanc où les yeux brillaient d’une flamme trop vive. La peine, sur ce délicat visage, avait laissé son empreinte. Marguerite savait qu’elle n’oublierait jamais les jours qui suivirent le retour de son père et qui lui révélèrent la plus cruelle des leçons de la vie : l’inefficacité de l’effort tardif pour réparer l’irréparable. Non, elle n’était plus semblable aux autres jeunes filles, celle, à qui les injustices humaines venait de se révéler si douloureusement ! Le désir de soulager la souffrance, le besoin de s’arracher à la mesquinerie de l’existence ambiante qui diminua le sens moral d’un père aimé, la poussèrent vers le travail. Et comme Henri Varenne avait perdu le pouvoir de s’opposer au vœu de sa fille dont il connaissait la source amère, elle commença dès sa sortie du collège la préparation de son baccalauréat, et ensuite celle du P. C. N. Puis la mort survint, inattendue, qui sépara le père et la fille, et, lorsque Marguerite rentra du cimetière elle fit le serment de réparer un jour, si elle le pouvait, l’abandon qui avait causé la perte de Geneviève. Ce fut là le legs suprême qu’elle accepta d’un cœur déchiré, et l’étude seule l’arrachait à l’obsession de ce devoir impossible à remplir. Elle obtint de sa mère après la mort de Varenne, l’exode de la famille vers Paris, où un espoir secret l’attirait. Madame Varenne ne céda que devant la décision de Marguerite de venir seule au besoin, mener la vie d’une étudiante indépendante, et cette concession forcée ne rapprocha pas les cœurs des deux femmes. L’évolution de sa fille scandalisait madame Varenne ; elle n’apercevait pas que Marguerite, par sa volonté mieux trempée, développait les qualités dont son père lui avait transmis le germe, et qu’avec une inconséquence étrange, elle détestait chez sa fille les mêmes tendances qui l’attachèrent à l’être séduisant, mais faible, qu’avait été son mari. D’ailleurs, entre la mère et la fille subsistait le blâme inavoué, le reproche jamais proféré qui montait sourdement de la conscience de l’une à la sensibilité de l’autre pour la révolter. Le secret désir de Marguerite de retrouver un jour la sœur perdue, exaspérait madame Varenne. Elle haïssait aujourd’hui le souvenir de l’orpheline dont la présence imprévue désagrégea son bonheur, et lui volait, croyait-elle, jusqu’au cœur de sa propre fille.

Marguerite hâtait cet après-midi les préparatifs de son départ. La fuite du train qui l’emporterait vers la Bretagne désirée et nouvelle chasserait la contrainte qui pesait sur elle à chaque heure de la journée. Elle irait seule et libre, et peut-être, là-bas, le ravissement des spectacles inconnus, le délice d’aspirer la senteur salée des grandes vagues lui apporteraient-ils l’oubli momentané des peines qui, depuis quatre ans, avaient apposé sous ses paupières, leur marque d’ombre.

Dans la chambre claire, grande ouverte sur le balcon du cinquième étage, elle allait et venait en chemisette blanche et jupon court, svelte et jeune avec au fond des yeux une lumière gaie un peu hésitante encore, comme une petite flamme qui se demande si son effort embrasera tout le foyer.

Des brochures et des papiers encombraient sa table de travail. Elle les mania, réfléchit, puis d’un geste définitif, posa les livres de sciences. Non, durant ce mois d’août où elle s’en irait à l’aventure, le long des rives bretonnes, elle laisserait de côté le travail de l’étudiante. Elle aimait passionnément ses travaux, mais son intellectualité était trop riche pour se repaître toujours des mêmes études ; aux heures de halte, elle laisserait à son cerveau la liberté de s’occuper d’autres questions. Elle voulait être une femme complète et il lui semblait que celle qui veut guérir les corps doit connaître toute la vie, afin de mieux comprendre les causes de leurs maux.

Elle choisit deux romans à thèse, dernièrement parus, un petit livre de sociologie qui contenait des renseignements nouveaux sur les salaires et les métiers féminins. Elle l’avait parcouru déjà, mais voulait le relire pour contenter son souci de connaître les ouvrières que les excès de travail conduisent aux hôpitaux où elle entrerait demain. Elle se souvenait vaguement que l’auteur du livre indiquait à la fin quelques remèdes capables de diminuer la misère des femmes qui usent leurs forces pour un gain qui suffit à les préserver de la mort rapide, mais qui est insuffisant pour leur permettre d’éviter la mort lente. Ces remèdes émanaient des lois ou de l’initiative individuelle ; parmi ces derniers, elle croyait se rappeler qu’il était question d’un magasin coopératif où les salaires de famine étaient abolis, et qui occupait déjà un certain nombre d’ouvrières. Un désir étrange lui venait de relire la petite brochure mince et maniable où l’on n’avait recueilli que la moelle des faits et des idées pour s’en pénétrer, comme si elle eût obéi à un mystérieux appel où sa conscience obtuse encore, n’avait su reconnaître le sanglot d’une sœur.

À côté de ces lectures sérieuses, elle jeta un livre écrit avec la fantaisie endiablée d’un conteur de chimères, et ce fut tout. Sa joie la plus vive, au cours de ces semaines d’aventures solitaires ne serait-elle pas de regarder, de s’emplir la mémoire de belles images qui, l’hiver prochain aux heures où elle fermerait ses yeux lassés par l’étude, viendraient rafraîchir son esprit fatigué ?

Après ces quelques livres, elle choisit le linge nécessaire. Justement la blanchisseuse avait rapporté le matin même six chemises que sa mère lui avait achetées dans un grand magasin de la rive gauche. Absorbée par ses derniers examens, elle les avait à peine regardées. Elle les trouva jolies avec leurs entre-deux de dentelle et leur forme empire soulignée d’un gracieux ruban. Elle les examina de plus près.

La qualité du tissu n’était pas des meilleures ; la façon valait mieux que les matériaux employés. Certes, elles étaient avantageuses à quatre francs quatre-vingt-dix ! Elles n’étaient point mal cousues d’ailleurs, bien qu’à la longueur des points, on pût deviner la hâte de l’ouvrière. Marguerite murmura : « Je voudrais bien connaître le salaire que cette femme inconnue, dont je vais utiliser l’habileté, a reçu pour son travail ? Peut-être que le petit livre me le dira ? Ou qui sait ? Peut-être vont-elles me le dire elles-mêmes ? » Et la jeune fille fronce les sourcils et se livre à un calcul approximatif du prix de l’étoffe et de la dentelle… mais, non, elle s’embrouille, elle a dû se tromper ! il ressort de ses calculs que le prix des matériaux atteint plus de la moitié du prix de vente. Que reste-t-il alors pour le salaire de l’ouvrière et pour le bénéfice du grand magasin ? Deux francs à peine. C’est impossible. D’ailleurs, elle n’a que des notions très vagues sur le coût des nansouks et des dentelles. Cependant, voilà une chemise qui n’a pas dû rapporter gros à celle qui l’a cousue. Le front blanc s’obscurcit, les sourcils se contractent ; puis Marguerite pose l’objet et soupire. À vouloir connaître la réalité, on se meurtrit le cœur. Mais c’est étrange comme ces chemises neuves ont un air de « déjà vu ». Marguerite les reprend, les examine encore. Oui, elles ressemblent à d’autres qu’elle a portées récemment. D’une main curieuse elle fouille dans son armoire : ces chemises, trop étroites aujourd’hui pour l’ampleur de son buste et dont Geneviève, elle s’en souvient, copia trois fois le modèle, sont presque identiques à celles achetées au grand magasin. La forme est la même, à part deux ou trois changements insignifiants ; une même dentelle les orne, ou plutôt une dentelle du même genre, car celle posée par la petite femme de chambre est d’un dessin plus riche et d’un meilleur usage. On dirait vraiment que la même main fit les unes et les autres. Cependant, les anciennes sont cousues avec un soin plus grand ; les points sont plus petits : les doigts qui travaillèrent cette toile plus fine n’étaient pas harcelés par le souci d’avoir fini vite. Toutefois le travail hâtif et coulé des nouvelles n’est pas celui d’une ouvrière inexpérimentée. Oh ! que cette comparaison est étrange ! Et voilà qu’aiguillonnée par le désir qui la tourmente, l’imagination de Marguerite évoque la vision d’une Geneviève étouffée entre les murs d’une mansarde et qui coud, qui coud sous la lampe, jusqu’à ce que ses yeux se ferment, parce qu’un petit être aura faim demain, si elle n’a pas cousu assez longtemps !

D’un geste douloureux, la jeune fille repousse les chemises neuves, puis elle les reprend, hésite. Emportera-t-elle ce linge qui vient de lui présenter une image aussi atroce, qui fait presque couler ses larmes ? Elle le repousse encore. Puis soudain, elle se résout à le prendre avec elle. Elle portera ces chemises ; elles attiseront sur sa chair le désir torturant de retrouver la sœur enfuie ; leur morsure lui criera l’appel incessant des sœurs inconnues qui gagnent leur pain à la sueur de tout leur pauvre corps. Mais jamais plus elle n’en achètera de semblables ; elle se refuse pour l’avenir, au remords de s’associer par des achats inconscients à l’exploitation qu’un examen si facile vient de lui révéler !

Et demain, dans l’affairement du départ, demain dans la joie de contenter ses yeux au spectacle de la mer bleue et des rochers que sillonne le vol blanc des mouettes, elle ne saura pas qu'une lettre, écrite par une main noircie par l'aiguille, la cherche en son ancienne ville, revient à Paris, la suit de loin dans les endroits où sa fantaisie l’arrête, et finalement demeure oubliée dans une recette inconnue, pour être enfin jetée au rebut et détruite comme une pauvre chose sans âme !