La vie tragique de Geneviève/Partie 2/Chapitre 12

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 224-236).


XII


L’automne et l’hiver passèrent sans qu’aucun événement grave vint marquer la suite des jours dans la famille Morin. Chacun travaillait ; Frédéric à l’atelier, Geneviève chez elle pour le magasin Heim ; le grand-père vieillissait et les couleurs fleurissaient sur les joues plus rondes de Nénette. Le ménage entretenait de bons rapports avec ses voisins. Même Geneviève, sans oublier qu’elle avait dû à la mère Renaud une atroce déception, ne lui garda pas rancune de sa concurrence déloyale et, un jour que l’ouvrage affluait, la présenta chez Heim.

Dès lors, elles se rendirent quelques petits services professionnels, l’une allant chercher ou rapporter l’ouvrage de l’autre, et une bonne camaraderie s’établit entre elles. Peut-être la mère Renaud jugea-t-elle qu’il lui était, somme toute, avantageux de se faire l’alliée de Geneviève, peut-être au fond du cœur, éprouvait-elle une honte secrète au souvenir du jour où elle enleva à sa misérable voisine, le travail douloureusement convoité. Elles firent même ensemble une expérience d’une nature toute contraire, et dont l’initiative, par un étrange retour, remonta à madame Renaud.

Celle-ci eut un jour vent que le patron se proposait de ramener à seize sous la façon d’un corsage qui avait été fixée à dix-huit. On était à la fin de février, et le travail reprenait ; l’occasion était bonne pour refuser la diminution dont madame Renaud avertit Geneviève un après-midi qu’elles se rendaient ensemble au Magasin.

— Faudra pas accepter, insista madame Renaud. Il n’a que nous pour bien faire ce corsage-là, et il tient à vous. Tenez votre prix ; je ne céderai pas non plus, et nous garderons les deux sous. Ils sont mieux à leur place dans nos poches que dans la sienne, pas vrai ?

Geneviève acquiesça. Elle était prête à la lutte qui lui paraissait moins disproportionnée que celle engagée, jadis, contre la maison Verdier.

— Mais, ajouta-t-elle, en plantant droit dans les yeux de sa camarade son regard limpide, êtes-vous bien sûre, vous, de ne pas céder ?

— C’est juré, répondit madame Renaud qui rougit un peu.

Lorsqu’elles arrivèrent au magasin, la première leur annonça en effet la diminution redoutée.

— Gardez vos corsages, fit madame Renaud en repoussant le paquet.

— Je ne les prendrai pas à moins de dix-huit sous, moi non plus, appuya Geneviève.

— Allez donc-vous arranger avec le patron, conclut madame Charles que les discussions ennuyaient.

Elle passa dans l’arrière-boutique et revint en disant, dans un ricanement :

— Monsieur va vous recevoir, et gentiment encore.

Émues plus qu’elles ne voulaient le laisser paraître, les deux ouvrières pénétrèrent dans le petit local que la rotondité de Heim semblait emplir.

Il posa sa plume et fixa ses yeux durs sur Geneviève qui expliqua leur refus. Elle termina en disant : « à dix-huit sous, ça ne fait tout de même que du cinq sous l’heure. On ne peut pas travailler à moins. »

— Pour sûr, opina madame Renaud.

Heim alors éclata :

— En voilà des dégoûtées ! Faudrait peut-être les payer vingt sous de l’heure ces dames ! Vous voulez me ruiner hein ? Vous voulez me mettre sur la paille ! Vous croyez que je puis vous donner vingt sous de l’heure avec un loyer de douze mille francs sur le dos ! Et quand vous m’aurez ruiné, vous tirerez la langue, vous autres, cependant ! Vous serez bien avancées quand vous m’aurez égorgé, imbéciles que vous êtes ! À dix-huit sous le corsage, je mange de l’argent, entendez-vous ? Je vais retirer le modèle, voilà tout. Voulez- vous le prendre à seize sous ?

— Non monsieur, répondit Geneviève, qui sentait la colère la gagner. Nous ne pouvons pas vendre notre travail et notre santé pour rien, nous non plus ; nous ne le ferons pas à moins de dix-huit sous.

— Ah ! coquine ! tu ne le feras pas à moins. Et tu me dis ça tranquillement. Ma parole, il y a de quoi fermer boutique d’avoir affaire à de pareilles diablesses !

_ — Ça vaut dix-huit sous, intervint la mère Renaud, qui eut peur que Geneviève ne jetât à la figure du personnage le paquet qu’elle tenait encore à la main.

— Hein ! vous savez que j’ai une commande ? Vous vous êtes donné le mot. Eh bien ! faites- moi suer tout l’argent que vous pourrez ; quand la poule aux œufs d’or sera crevée, vous vous mordrez les doigts ! Allez, on se retrouvera.

— Voyons, monsieur, faut pas vous mettre dans cet état, continua placidement madame Renaud, habituée aux colères de son homme. Vous savez bien que nous sommes de bonnes ouvrières, que nous soignons le travail et qu’on est toujours exactes. Nous ne demandons pas plus que l’ouvrage ne vaut.

— Est-ce que vous me prenez pour une brute, par hasard ? On dirait, ma parole, que je refuse de vous le payer, votre travail. Allez voir si vous en trouverez beaucoup d’aussi bons payeurs que moi sur la place de Paris ! Vous abusez, voilà tout, parce que vous savez, qu’au fond, je suis un bon bougre, un brave homme ! trop bon…

Il tira de sa poitrine robuste un bruyant soupir, et d’un geste las, ordonna :

— Madame Charles, des fiches à dix-huit sous pour ces deux dames !

— Merci, monsieur.

— Je suis trop bon, je le sais… quand vous aurez ma peau, vous rirez jaune…

— La brute ! murmura Geneviève quand elles furent dehors.

Ses jambes se dérobaient sous elle et elle fut obligée de s’appuyer contre un réverbère.

— Faut pas être sensible comme ça, gronda la mère de famille. Vous êtes toute blanche. Allons, remettez-vous ! Vous n’avez pas froid aux yeux, cependant.

— D’un peu plus, je le traitais comme il le mérite !

— C’est tout de même lui qui a cédé.

— Oui ; un sourire rayonna sur la figure exsangue.

— On peut être fières !

— Oui ! fallait-il qu’il eût besoin de nous, tout de même ! Bien sûr que si les ouvrières savaient s’entendre, elles ne seraient plus foulées aux pieds.

Les deux femmes arrivaient au métro et là, bousculées par la foule, cessèrent de causer.

Une place se trouva vide dans le wagon et madame Renaud y fit asseoir sa compagne.

Puis lorsqu’elles furent remontées à l’air libre, elle reprit avec effort :

— Maintenant, j’espère que vous ne m’en voudrez plus du tout.

— Non, dit Geneviève doucement.

— J’en ai t’y eu des remords, continua madame Renaud. Et c’est mon mari qui m’a attrapée ! Il dit qu’il faut se soutenir entre pauvres ; il a raison.

Elles se quittèrent réconciliées définitivement, et heureuses de cette petite victoire due à leur bonne entente.

Geneviève, deux jours plus tard, raconta l’incident à Clémence qui témoigna une grande joie de la résistance de ses voisines. Vainement à l’atelier elle essayait de gagner quelques-unes de ses camarades à ses idées d’entraide féminine. La plupart ne l’écoutaient guère. Elles employaient l’activité de leurs jeunes cerveaux à combiner des toilettes brillantes et peu coûteuses : et comme malgré leur ingéniosité, celles-ci dépassaient les étroites limites de leur budget, elles se trouvaient prêtes à accueillir l’ami dont la générosité contenterait leur désir de ce luxe que leurs doigts habiles créaient tous les jours pour les femmes riches. Se grouper pour obtenir de meilleurs salaires, chimère lointaine, dont la réalisation les touchait peu ! Comment se seraient-elles souciées de satisfactions promises à leurs cheveux gris et à leurs yeux fatigués ! Elles étaient jeunes, gracieuses et coquettes ! Elles souhaitaient un peu de bien-être actuel, surtout un peu de plaisir à cueillir tant que leurs lèvres étaient fraîches. La vieillesse viendrait vite pour elles et ne durerait guère. Elles voulaient jouir du printemps qui seul leur était laissé. La fête des travailleurs, au premier mai, les laissait froides ; elles rêvaient au muguet dont elles fleuriraient leur corsage, au bras de leur amant !

Marcelle porta cette saison des chapeaux extravagants et s’acheta du rouge qu’elle essuyait le soir, pour éviter les remontrances de l’aînée. Un soir, Rose l’attendit en vain, elle ne rentra pas.

Et la vieille Hardouin dans son galetas, cousait toujours des burnous d’enfants, blancs comme la neige. Un secours du bureau de bienfaisance lui payait son loyer ; mais elle n’était pas encore assez vieille pour obtenir le franc par jour que l’Assistance octroie aux vieillards, ou l’entrée dans un hospice.

Un jour la mère de Clémence qui lui montait un bol de bouillon la trouva morte sur sa mauvaise chaise de paille, l’aiguille serrée entre ses doigts de glace ; sur ses genoux traînait le manteau qu’un bébé inconnu porterait le lendemain. Elle n’avait plus que des loques sur elle, Geneviève donna un drap neuf pour l’ensevelir. Rose, Clémence et sa mère suivirent avec elle le mauvais cercueil de sapin jusqu’au trou macabre où la pauvresse fut jetée à côté des misérables, morts comme elle de privations après un incessant labeur.

Cependant les premiers bourgeons pointaient aux branches et sur les tombes riches les lilas embaumaient.

Ce fut peu de temps après cette lugubre journée que Geneviève dut interrompre son travail de couture à la machine, car elle était enceinte. Elle obtint un peu de lingerie du magasin Heim, et connut de nouveau les salaires de deux et trois sous l’heure. Son mari qui craignait pour elle un accident, exigea qu’elle s’en contentât, à moins, lui disait-il, que tu ne préfères te reposer tout à fait, et il parlait, s’il la voyait pâlir sur les petits plis et les jours, de jeter tous ces chiffons par la fenêtre. Mais Geneviève ne l’écouta pas ; elle cousait assidûment lorsqu’il était à l’atelier, car elle redoutait les mois d’été qui seraient pour chacun d’eux des mois de chômage et de repos forcé.

Cependant, ils avaient fait quelques économies à force d’être travailleurs et sobres.

Un jour de la fin d’avril qu’elle travaillait à sa fenêtre ouverte, elle s’étonna de sentir l’aiguille lourde à ses doigts. Elle s’arrêta et promena sur les toits où courait un chat pelé, un regard que des larmes subites voilèrent. Où étaient les beaux vergers fleuris de son enfance, et les prairies diaprées de blanc et d’or ! Quelle étrange nostalgie la prend ! Elle ferme les yeux pour ne plus voir les murs lépreux et les hardes sordides accrochées à des cordes usées… elle est une petite fille qui joue auprès des vaches familières au bord du ruisseau où se réflètent les myosotis. Elle rêve… le vent léger qui s’est parfumé sur l’aubépine blanche, a caressé son front… et voilà que plus douce que la caresse du vent, plus suave que les fleurs, une figure s’ébauche dans la jolie tête songeuse : des yeux bruns, où brille une lueur dorée se penchent vers les siens. Un même reflet les éclaire… Pourquoi Marguerite reste-t-elle l’éternelle absente ; pourquoi n’a-t-elle pas répondu ? Un soupçon injuste se glisse dans le cœur de Geneviève. Marguerite n’aurait-elle pas voulu répondre ? Oh ! non ! le doute n’est pas possible quand il s’agit du cœur de Marguerite. Peut-être languit-elle aussi après la petite servante étrangement aimée, après la sœur, extraordinairement revenue ? La sœur ? Pour la première fois, Geneviève a murmuré ce nom et elle ouvre les yeux réveillée par son audace !

Ah ! que cette chambre, que son mari s’est efforcé d’embellir, est laide et mesquine après les visions lumineuses qui peuplent le pays caché sous les paupières closes ! Que la vie est lourde et injuste !

Des larmes encore ! mais la bonne travailleuse qu’est la jeune femme gourmande la rêveuse. C’est donc parce qu’elle est heureuse aujourd’hui qu’elle imagine des choses impossibles, qu’elle regrette ce qu’elle n’a jamais possédé. Allons, au travail ! N’est-elle pas satisfaite d’avoir rencontré un bon mari qui fut son sauveur, de pouvoir élever sa fille, attendre ce second enfant sans trop d’effroi. Ne doit-elle pas sourire pour qu’il soit bientôt la joie de l’humble foyer !