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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 01

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 237-244).


TROISIÈME PARTIE


I


L’été avait passé, un été de plomb qui fit haleter les poitrines des manœuvres et ruisseler la sueur des fronts courbés sur les métiers, qui anémia les hommes et les femmes et pâlit les petits enfants qui jouent dans les rues chaudes et mal odorantes. Enfin, l’automne vint et l’on respira mieux.

En cet après-midi d’octobre, Geneviève, suivant sa coutume, est assise devant sa machine à coudre, auprès de sa fenêtre encore ouverte sur la cour étroite. Ses joues se sont creusées, les couleurs ont disparu sous une teinte cendrée qu’on dirait obtenue par une poudre impondérable ; ses yeux brillent d’un éclat trop vif et s’agrandissent d’un large cerne bleu. Elle pédale, et, du coin de l’œil surveille un berceau d’osier où sommeille un tout petit être à la figure plissée, aux doigts menus comme des brins de paille qui pendent hors de la brassière de piqué. Nénette, assise sur un tabouret, très sage, regarde la petite sœur et se demande si elle va crier.

Paulette est née avant terme, elle est chétive et douloureuse ; elle est la fille d’une mère surmenée qui, durant ces mois accablants de l’été, porta en sus de son propre fardeau, le souci du chômage de son homme, à l’époque où son aiguille devenait inactive entre ses mains. Enfin ces jours mauvais sont finis. Fini le séjour à la Maternité où l’hémorragie faillit emporter Geneviève. Elle est de retour chez elle depuis une quinzaine : son mari est à l’atelier toute la journée de nouveau : les économies sont parties, mais peut-être la chance va-t-elle revenir, puisque chacun ici ne demande qu’à travailler. Le grand-père prendra ses soixante-dix ans avant deux mois, et il aura droit alors au franc par jour que lui accorde la loi. Geneviève avait espéré obtenir un secours d’allaitement, mais elle se l’est vu refuser puisqu’elle n’a que deux enfants ! Eh ! bien, elle s’en passera. Elle pédalera plus vite, voilà tout ! Il faudra bien qu’elle vive et soit belle, cette petite Paulette dont le père est si fier ! C’est égal, la machine semble plus dure aux jambes alourdies par des varices nouvelles. Le dos de Geneviève lui fait mal. Cependant, elle veut achever ce corsage avant le dîner. Pour la première fois de sa vie, la ménagère. soigneuse qu’elle est a des dettes. Elle a calculé que la paie de son mari suffisant aux besoins du ménage, il faudra que son travail seul éteigne les notes en souffrance chez le boulanger et l’épicier.

Bon ! voilà Paulette qui remue, elle fronce ses sourcils, sa petite figure se contracte, ses poings menus comme des noix se ferment et des cris stridents s’échappent de sa bouche ouverte.

Geneviève se lève. N’allait-elle pas oublier l’heure ! Elle va prendre sur l’évier une bouteille de lait, lave le biberon, fait le dosage d’eau, introduit dans la bouche lamentable le breuvage attendu, et dans l’exercice de la déglutition Paulette recouvre la sérénité. Mais sa mère n’a pas le loisir de rester là debout à la nourrir. Elle appelle Nénette et lui confie le soin de faire boire la petite sœur.

Nénette grave, monte sur un tabouret, elle penche la moitié de son petit corps au-dessus du berceau, tandis que sa main débile soutient le biberon que Paulette pourra téter à son aise. Paulette tète longtemps, et le bras de Nénette est fatigué ; sa main faiblit, la bouteille se dérobe aux lèvres avides qui traduisent aussitôt leur révolte par un cri.

— Eh ! bien, veux-tu faire attention, intervient Geneviève.

Nénette, avec un soupir cette fois, reprend sa tâche maternelle. Elle a bientôt cinq ans, elle est une grande fille ; elle n’a plus le droit d’être choyée ; son œil, sévère maintenant, suit la baisse du liquide blanc dans la bouteille. « Est-ce que cette Paulette ne pourrait pas boire plus vite ? » Sa main mignonne penche le biberon. « Voyons, petite sœur, dépêche-toi. »

Mais le poupon s’étouffe, il tousse, il pleure, rejette le lait qu’on lui veut ingurgiter de force.

La mère alors s’est levée. Elle essuie la figure de Paulette, enlève le biberon des mains de l’ainée, lui donne une tape et lui dit :

— Va t’asseoir, petite maladroite.

Nénette retourne à sa petite chaise, pleure de l’humiliation ressentie autant que de la tape reçue, et contemple avec colère celle dont la venue lui fait connaître la servitude.

— Le grand-père est bien long aujourd’hui à faire les commissions, murmure Geneviève.

Elle songe qu’elle devra cuire la soupe et terminer deux corsages avant le dîner. Son front s’est plissé.

— Cesse de pleurer, commande-t-elle durement à sa fille. Tu vas éplucher les légumes.

Par la fenêtre ouverte des souffles chauds soulèvent la poussière immonde de ce puits peuplé de détritus qui s’appelle une cour. Le coin de ciel que les maisons laissent entrevoir se couvre d’un voile opaque qu’une ligne de feu déchire soudain. C’est l’orage ; les papiers, les épluchures tombés au fond de la cour se heurtent dans une sarabande ignoble, les hardes s’agitent sur les cordes où elles séchent ; des mains de femmes rentrent hâtivement les caracos sans couleur, les bas troués, le linge en guenilles. L’air fraîchit. Geneviève sent que la pluie approche, à la détente qui maintenant assouplit ses mains nerveuses, apaise son irritation. Son regard adouci cherche Nénette qui, docile, à côté du grand-père, épluche maladroitement une grosse pomme de terre. Elle l’appelle : « Allons viens ici, près de maman, » et ses doigts, piqués de points noirs, caressent la petite tête brune qui se blottit, câline, contre sa jambe.

Enfin le ciel crève ; une volée de grêlons s’abat sur les toits et claque sur les vitres. Puis c’est le fracas d’un tuyau de cheminée qui s’effondre, tandis que des éclairs rouges illuminent la pièce envahie par l’ombre.

— Mon Dieu ! fait Geneviève en serrant dans ses bras la fillette épouvantée.

Et elle qui ne va plus à la messe, qui ne croit plus, se signe d’un geste atavique !

La soupe bout depuis longtemps ; le père ne rentre pas. Enfin Geneviève entend son pas dans l’escalier et vite vient ouvrir à son homme dont les habits ruissellent.

Il rit :

— Allons, ne t’effraie pas. J’ai commencé par me mettre à l’abri quand la trombe a passé, puis, ma foi, je m’embêtais sous ma porte cochère, et je m’en suis venu quand même ! Je suis mouillé, mais ce n’est rien. Donne-moi ma veste neuve et embrasse-moi.

— Non, change-toi, implore-t-elle.

— Des bêtises ! j’en ai vu bien d’autres. Y a que les pieds qui sont trempés. Dame, on n’a pas pu se payer à la fois des bottines de rechange et une petite gosse ! C’est rien !

Le vieux grand-père a retiré ses savates et veut les faire prendre à son petit-fils. Il refuse, en riant encore !

— Des précautions de petite fille, n’en parlons pas ! Je vais me sécher au fourneau. Hein ! la Paulette, ça va bien ? Ça dort comme un petit ange tandis que le diable fait son train !

— Mange ta soupe et couche-toi, insiste Geneviève.

— La paix, la paix ! laisse-moi fumer une cigarette, d’abord.