Aller au contenu

La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 245-262).


II


Ce fut la maladie et ce fut la misère !

Une pleurésie se déclara le lendemain, dont la gravité et la longueur obligèrent le transport du malade à l’hôpital, et Geneviève se retrouva seule dans le logis avec son aiguille pour suffire aux besoins de ses deux enfants et du grand-père. Elle s’adressa au bureau de bienfaisance. Dans cet arrondissement pauvre, il avait peu de ressources, et elle n’obtint que des secours insignifiants. Cependant la pension à laquelle le vieux Morin allait avoir droit lui fut allouée, et elle espéra atteindre ainsi, avec les trois francs par jour qu’elle pouvait gagner, le moment où son mari pourrait reprendre son travail et où ils remonteraient ensemble la côte au bas de laquelle la maladie les avait culbutés. Elle n’eut pas à se plaindre de son magasin. La première appréciait son travail et son honnêteté, et même, durant les jours de la fin de décembre où la morte-saison étend son linceul sur la vie des ouvrières, le travail ne manqua guère. « Il faut que ce soit vous » lui dit madame Charles au lendemain de Noël, en lui remettant un paquet de corsages. Heim qui, du seuil de son bureau, regardait l’ouvrière nouer sa toilette noire, fit un demi-tour et passa auprès d’elle, derrière le comptoir. « Hé, fit-il, en lui pinçant le bras, il est gentil le patron ! » Sa lippe barbue frôla presque la joue pâle de Geneviève qui eut un involontaire recul ; elle répondit, cependant, avec un sourire : « Oui, monsieur Heim, je vous suis bien reconnaissante. »

« Allons, allons, on verra ça », rigola le gros homme, dont la main s’égara cette fois sur la hanche de la jeune femme. Puis il rentra chez lui en murmurant quelque obscénité sur sa maigreur !

Depuis ce jour, Geneviève essaya de l’éviter et rapporta son ouvrage aux heures où il lui arrivait d’être absent, ce qui lui valut des observations de la première.

Malgré ces ennuis, elle s’estimait heureuse de ne pas chômer à une époque où les trois quarts des ouvrières se trouvent sans travail.

Cependant, le terme approchait et il lui avait été impossible de mettre de côté la plus petite somme pour payer les soixante francs qu’elle devait au propriétaire. Elle apprit qu’il consentirait à les garder s’il recevait la moitié de son dû. Elle se décida alors à vendre l’armoire à glace dont elle était si fière, et en tira la somme nécessaire, plus un petit reliquat qui servit à faire prendre patience au boulanger dont la dette avait grossi.

— Allons, emportez-la, dit-elle au brocanteur qu’elle avait été chercher.

Et sans une larme, elle se mit à vider les rayons, posant sur la table et sur les chaises les objets qu’ils contenaient. Nénette, ahurie, regardait faire sa mère, quand soudain, une intuition tragique de leur malheur traversa son cerveau, et elle courut à l’homme pour le frapper de ses petits poings. Geneviève l’arrêta : et la garda contre elle, toute secouée de sanglots, tandis que le grand-père, tapi dans un coin, les regardait et qu’une pauvre larme de vieux roulait sous ses paupières clignotantes. « Fallait-il vivre si longtemps pour voir ça ! » murmura-t-il, avec un geste accablé. Et sans doute il regardait plus loin que la chambre démeublée, plus loin que la détresse présente, plus loin que l’hôpital où gisait son petit-fils ; vers un avenir d’où l’espoir serait banni, car à partir de cette journée, il alla s’affaiblissant et ses voisins remarquèrent l’expression angoissée qui ne quitta plus son visage ridé.

Vers la fin du mois, Morin alla mieux. Il se levait chaque jour et passait de longs après-midi enfermé dans une salle étroite où il jouait aux cartes avec ses camarades convalescents. Cette existence lui pesa plus que les heures de souffrance, et il désira ardemment rentrer chez lui et reprendre son travail. Il languissait après la tendresse de Geneviève, après l’enfant né de leur amour, après le petit logis accueillant. Le médecin chef l’engagea d’abord à prendre patience, puis, lassé de ses plaintes, et, d’autre part sollicité tous les jours par les demandes d’entrée, il lui permit de partir.

Lorsque la concierge le vit passer, elle retint un cri de surprise. Il s’était amaigri et voûté, ses yeux brillaient dans sa figure pâle, où flambait le rouge des pommettes ! Il monta péniblement l’escalier et lorsqu’il fut arrivé chez lui se laissa choir sur une chaise, à bout de souffle !

— Le cœur bat, dit-il, dès qu’il put reprendre haleine ! C’est de contentement.

Il attira sa femme et l’embrassa, il caressa Nénette, puis saisit sa fille dans ses bras et l’embrassa à pleine bouche.

Geneviève tressaillit : elle se souvenait des recommandations de la surveillante qui avant la sortie de son mari, l’avait avertie que ses baisers pouvaient être mortels et l’avait engagée à faire lit à part. « Voilà un conseil bon pour les riches », avait-elle pensé. Mais doucement elle enleva Paulette des mains moites de sueur qui la berçaient et la reposa sur sa couchette.

— Tu vas la faire crier, expliqua-t-elle.

— Pas du tout ; elle faisait risette à son papa. Laisse-la moi aujourd’hui, puisque demain je rentre à l’atelier.

— Oh ! demain ! mon pauvre homme, prends un peu de patience.

— Demain, répéta-t-il obstinément. Je ne suis pas revenu pour me faire nourrir par ma femme peut-être ! J’ai été malade, mais je suis solide ! Croirais-tu, par hasard, que je sois tuberculeux ? Détrompe-toi, j’ai eu de la bronchite et c’est tout. Me voilà guéri ! Allons femme, souris et embrasse-moi encore ! Je suis si heureux, mais là, si heureux de me retrouver au milieu de vous !

Elle lui sourit comme il le demandait, puis le quitta, soi-disant pour lui faire chauffer du lait, mais en réalité pour essuyer ses larmes, car il lui paraissait plus malade encore qu’à l’hôpital. « Qu’allons-nous devenir maintenant ? » se demanda-t-elle, et elle lut dans le regard du grand-père une détresse égale à la sienne.


Ensemble ils s’enfoncèrent dans une existence de luttes et de douleurs. Morin retourna à l’atelier, mais il se trouva incapable d’un travail suivi. Il rentrait exténué le soir, dormait mal et s’obstinait à repartir le lendemain. Geneviève essaya vainement de le retenir plusieurs fois. Il voulait la nourrir, nourrir leurs petites, et elle voyait avec terreur ses joues hâves se creuser encore, et ses yeux briller d’un éclat plus vif. La fièvre le reprit par accès. Elle redouta tous les jours davantage le retour du soir où il prenait sur ses genoux les enfants qu’il aimait, et mêlait son haleine malade à leurs souffles innocents. Clairvoyante du danger elle affecta de s’en soucier peu pour elle-même et se livra aux caresses de son mari avec une abnégation qui illuminait ses prunelles d’une flamme héroïque.

Un matin que Morin ne put se lever, Geneviève vit avec surprise le grand-père retirer les draps de son lit, et les pousser dans un coin.

— Mais ce n’est pas aujourd’hui que je vais laver, observa-t-elle.

— Eh bien ! ils attendront la lessive. Donne-m’en des blancs tout de même. C’est pas pour moi que je fais le lit.

— Et pour qui donc ?

— Pour toi, ma fille. Tu coucheras ce soir dans ce cabinet avec tes petites, et moi je prendrai ta place à côté de Frédéric. Tu dor- miras mieux. Regarde-la, mon fils, elle ne tient plus debout. Ses mains sont devenues toutes blanches comme celles des belles dames, et elle n’a plus de couleur sur ses joues qui sont tout amincies. Elle ne doit plus coucher auprès de toi, tu la réveilles, et puis, et puis… (il tortillait entre ses doigts un bout de mouchoir), c’est pas pour te faire du chagrin, mais elle est trop jeune pour attraper ton mal. Qu’est-ce que les fillettes deviendraient si leur mère ne pouvait plus travailler ?

Stupéfaite, Geneviève écoutait ce discours du vieillard qui depuis longtemps n’en avait dit si long. Chargé d’une émotion intense son regard interrogea celui de son mari. Il était devenu plus blanc que son oreiller et elle crut qu’il allait trépasser.

— Grand-père, grand-père, qu’avez-vous dit ? Voyez comme vous lui avez fait du chagrin.

Elle se pencha sur le front où perlait une sueur d’angoisse. Doucement, pour la première fois, son mari la repoussa.

— Pauvre femme, murmura-t-il. Va, laisse-le faire, il a raison.

Puis quand il eut repris haleine :

— Ah ! vois-tu, j’aurais dû comprendre plus tôt. Je suis un égoïste. À l’atelier, hier, il y en a un qui, après une quinte de toux qui m’avait secoué, a murmuré : « Il n’aura pas bientôt fini de nous empoisonner ce bougre-là ! » Les autres lui ont fait signe de se taire, et j’ai fait celui qui n’a pas entendu… mais ça m’a porté un coup là, et dire, dire…

Il n’acheva pas, mais il se tourna vers la muraille et sanglota. Avec effort, il reprit :

— Demain, si je ne puis pas aller à l’atelier, je rentrerai à l’hôpital.

— Non, je ne veux pas ! cria-t-elle.

— Si, ma femme ! Demain je me lèverai pour travailler ou pour… finir.

Il retourna cependant au travail ; mais une affreuse tristesse pesa sur lui et sur Geneviève. Elle essayait de la secouer et voulait se forcer à l’espoir. « Avec le beau soleil, tu verras comme tes forces reviendront, mon chéri », disait-elle, quand il rentrait accablé !

— Le beau soleil, on ne le voit guère à l’atelier… mais pour vous peut-être arriverai-je à me guérir. Que deviendriez-vous, mon Dieu ? Et dire que malgré tout, on sera encore en retard pour le terme !

Cependant ce ne fut pas l’homme jeune et miné par la maladie qui partit le premier, mais le vieux qui s’éteignit en quelques jours.

Un matin, au lever, il chancela ; ses jambes refusèrent de le porter ; ses yeux s’obscurcirent. Après une brève défaillance, il retrouva quelques instants l’usage de la parole. Geneviève effrayée fit appeler un docteur qui, du bout des lèvres, ordonna quelques remèdes. Au moment de rédiger une ordonnance, il haussa les épaules, comme s’il hésitait à grever le budget de ces pauvres gens, de dépenses qui ne serviraient qu’à prolonger l’agonie du corps misérable qui, après avoir peiné sur la terre, n’était plus bon qu’à pourrir dessous ! Dans la nuit, en effet, le vieillard eut une autre attaque et il cessa de respirer le lendemain. Geneviève ne le quitta point, et perdit ainsi un gain précieux.

Lorsque Morin rentra le soir il trouva le vieux tout froid, étendu sur le lit blanc. Deux bougies éclairaient ce front sillonné de rides profondes, ces petits yeux enfoncés sous les paupières flétries, à jamais abaissées.

À côté du mort, Geneviève avait dressé leur couvert ; ils prirent ainsi leur repas, interrompu par les pleurs de Paulette qui, un peu délaissée, réclamait sa part de soins ! Nénette n’était pas là, mais auprès de la mère de Clémence, accablée elle aussi par un chagrin nouveau. Depuis dix jours, Clémence avait dû s’aliter avec la fièvre, et le docteur diagnostiquait une première atteinte de tuberculose.

La nuit des époux fut tourmentée par le souci. Comment allait-on enterrer le grand-père ? Geneviève ne voulait pas qu’il allât à la fosse commune. Une concession de cinq ans coûtait cinquante francs. On les trouverait en vendant la suspension et divers objets. Mentalement, elle faisait le sacrifice de la petite bague bleue, jalousement conservée au fond de sa boîte de pensionnaire, malgré leurs récents malheurs.

Frédéric refusait. Ils étaient trop pauvres. Ils devaient au propriétaire. Savaient-ils ce qu’apporterait le lendemain ? Mieux valait se résigner à une fin semblable à celle des bêtes. C’est le sort des gueux de pourrir côte à côte. Ils n’étaient plus que des gueux !

Geneviève ne se laissa pas convaincre. Elle ne voulait pas subir cette défaite et appelait à son aide toutes les forces d’espérance, vivantes encore en son cœur, et que le destin, jour après jour, écrasait. Elle réfléchit et sortit le matin dès que son mari eut pris le chemin de l’atelier, abandonnant le cadavre dans ce logis, déjà empuanti. Elle obtint dix francs de sa bague, puis elle courut au magasin et demanda à la première qu’on voulût bien lui faire l’avance de trente francs. Ainsi, avec la semaine de Morin, elle arriverait à payer au pauvre grand-père un coin de terre solitaire, quelques années durant.

Ce fut Heim lui-même qui lui apporta sa réponse.

— Vous êtes idiote, bougonna-t-il. Quand on est mort, on est mort ! Puisqu’il ne sent plus rien maintenant, qu’est-ce que ça peut lui faire d’être tout seul ou avec les autres ? Vous feriez mieux de garder cet argent pour vos enfants ! Et puis, qui me dit que vous ne me contez pas une histoire ?

— Oh ! monsieur, je vous jure…

— Jurez pas. Je veux bien vous croire. J’ai pas le temps d’aller voir d’abord. Enfin, vous ne direz pas que je suis un mauvais patron ! C’est parce que c’est vous. Mais tout de même, tâchez de n’avoir pas un autre enterrement cette année ! Tenez, voilà les trente francs ! C’est un mauvais service que je vous rends, mais c’est pour vous faire plaisir, à vous.

— Merci, monsieur, d’ici la fin du mois j’espère bien vous avoir remboursé.

— On vous retiendra la moitié de votre salaire. Encore parce que c’est vous. Et puis tenez, voici quarante sous pour acheter une couronne ! Allez. Ne me remerciez pas aujourd’hui. Un autre jour, au revoir !

— Il est brave homme, tout de même, se disait Geneviève en retournant en hâte. chez elle. Je l’avais mal jugé.

Peu nombreux fut le cortège qui accompagna jusqu’au cimetière de Bagneux le char des pauvres, où les os du vieux Morin furent, pour la première fois, traînés par deux chevaux. La mère de Clémence, malgré la diminution de leurs ressources déposa sur le drap noir un petit bouquet d’immortelles. Morin suivait pâle, raidissant le buste, à bout de souffle entre deux ou trois camarades. Derrière eux marchait Geneviève au bras de Rose qui lui avait prêté le voile noir qui recouvrait son pauvre chapeau. Elle ne put supporter l’épaisseur de ce crêpe devant ses yeux fatigués et le releva au bout de quelques pas. Un spectacle atroce s’offrit alors à sa vue : celui de son mari cheminant le dos courbé, vêtu de son ancien veston des dimanches qui pendait flasque autour de son corps émacié et dont le cou maigre et jaune émergeait du faux-col trop large. Elle étouffa un cri, car elle venait de l’apercevoir refaisant pour son compte le même trajet, traîné lui aussi par deux chevaux noirs !

Des sanglots la secouèrent bientôt.

Rose, surprise de cet accès de douleur, murmura :

— Vous l’aimiez donc beaucoup ?

Mais comme Geneviève ne répondait pas, elle suivit son regard et comprit. Elle se tut, ne trouvant pas de mots capables d’abolir cette clairvoyance et son étreinte se fit plus tendre.

Le cortège traversait maintenant un de ces faubourgs de Paris, hier encore bâti de maisons basses, aux murs lézardés, mais où s’élèvent aujourd’hui des demeures blanches, ornées de balcons et de vérandas, que séparent les devantures attrayantes de magasins modernes. Une circulation incessante emplissait l’étroite et longue artère. Un détachement de cuirassiers qui sortait d’une caserne voisine arrêta le pauvre enterrement, à l’angle d’une rue où les glaces d’une vitrine offraient aux yeux un élégant assortiment d’objets de lingerie et de chapeaux fleuris. Si triste qu’elle fût de la douleur de son amie, les yeux de Rose, presque machinalement, par habitude professionnelle, inspectèrent la devanture gracieuse ; même elle ne put s’empêcher d’attirer l’attention de Geneviève devenue plus calme et qui, peut-être, se reprenait à l’espérance sous ce soleil d’avril dont les rayons dorés descendaient comme la suprême caresse de la vie sur la funèbre boîte.

— Voilà de jolies choses, murmura-t-elle, guidée par son goût certain d’ouvrière parisienne. Ces fleurs-là, c’est du beau, du vrai ! Et ces petites robes d’enfants, ces chemises, regardez comme elles sont élégantes !

Geneviève approuva faiblement.

Puis Rose, levant les yeux, lut au fronton de la boutique une enseigne imprévue :

« L’ENTR’AIDE »

— Voilà un nom singulier pour un magasin ! Je ne le connaissais pas. Que peut-il signifier ? Regardez les ouvrières qui travaillent dans l’atelier dont la fenêtre est ouverte sur la rue. Elles ont l’air heureux ! Cette jeune femme qui cause gaiement avec elles est une cliente sans doute ! Ah ! elles nous ont aperçues. Leurs yeux s’attristent. Qui sont-elles ? Je voudrais les connaître ! Peut-être vais-je aller chercher en Amérique ce que je trouverais ici.

— Vous allez en Amérique ? demanda Geneviève, intéressée cette fois.

— Oui, j’ai signé un engagement avec un courtier de là-bas. On demande des ouvrières fleuristes habiles. J’ai assez vu Paris. Le traité s’est conclu hier. On me paie le voyage en deuxième classe. Je ne vous avais pas encore raconté cela, à cause de tous vos ennuis.

— Ainsi, nous allons vous perdre !

— Oui, je vous le répète, j’ai assez vu Paris. Je veux savoir si ailleurs l’ouvrière peut gagner sa vie.

Elle eut pour prononcer ces mots un accent amer, et Geneviève devina qu’elle ne pouvait plus supporter le souvenir de Marcelle perdue.

À ce moment, la rue se trouva libre et les chevaux noirs reprirent leur marche. Une jeune femme, en robe foncée, sortit du magasin et tourna rapidement le trottoir.

Elle jeta un coup d'œil distrait sur le pauvre cortège et ne reconnut pas dans l’ouvrière, voilée de crêpe qui suivait ce cercueil de misérable, celle que son cœur cherchait.