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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 03

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 263-276).


III


Sur le lit étroit Paulette repose, et Nénette, qui la garde, promène autour d’elle des yeux mécontents.

Non, elle n’aime pas cette mansarde avec sa fenêtre dans le toit qui ne laisse rien apercevoir de la vie amusante de la cour. Et puis, tous les jolis meubles qui étaient dans l’ancien logement n’ont pas été montés dans celui-ci. Oh ! Nénette se rappelle ce jour de juillet où maman était blanche comme sa chemise du dimanche ! Petit père était déjà reparti pour l’hôpital. Des hommes sont venus ; ils ont emporté le buffet, le grand lit, la vaisselle. Ils n’ont laissé que ce petit lit et le berceau d’osier de Pauiette qui ont été portés ici avec une table, deux chaises, ici où on ne connaît personne. Maman a pleuré en entrant dans cette vilaine mansarde et en arrangeant les meubles qui restaient. Oh ! ça n’a pas été long de tout mettre en ordre ; et quand le ménage a été fait, maman a pris Nénette dans ses bras et l’a embrassée très fort en disant : « Ma pauvre petite fille, ma pauvre petite fille ! »

Est-ce que petit père sera content, quand il reviendra et qu’il verra qu’on a déménagé ? Bien sûr que non ! D’ailleurs, maman ne veut pas qu’il le sache. Elle a dit à Nénette de ne pas parler de la nouvelle demeure, l’autre dimanche quand on est allé à l’hôpital toutes les trois. Maman a aussi ajouté qu’il ne fallait pas dire que deux jours durant Nénette et elle n’avaient mangé que du pain sec. Nénette a bien compris pourquoi. Maman apportait à petit père une livre de raisins, une grosse livre achetée chez la fruitière ; alors, petit père n’aurait pas mangé le raisin s’il avait pu penser qu’on s’était privé de viande pour le lui offrir. Même, il avait voulu donner de son raisin à Nénette, et maman avait dit : « Ne lui en donne pas trop, elle en a déjà mangé. » Ca, ce n’était pas vrai ! mais il fallait dire comme ça pour que petit père mangeât le raisin. Nénette l’avait bien compris et elle n’avait pas mangé toute la belle grappe que petit père lui tendait ; seulement quelques grains. Ils étaient bien bons et Nénette en aurait goûté beaucoup d’autres, mais elle avait vu que petit père était content de manger une aussi bonne chose, car ses yeux brillaient ! Il faut faire plaisir aux malades. Ce n’est pas gai d’être couché toute la journée à côté de gens qu’on ne connaît pas du tout. Puis quand on était rentré à la maison, ou plutôt dans cette vilaine chambre, maman avait encore embrassé Nénette en pleurant, et l’avait appelée « ma chérie, ma pauvre petite chérie ». Depuis qu’on était ici, on s’embrassait, c’est vrai, mais on pleurait souvent !

Hier on avait mangé des pommes de terre et du pain. Ce n’est pas que ce soit mauvais, au contraire, et Nénette sait bien qu’il est vilain d’être gourmande, mais voilà ? elle aurait eu bien envie que maman lui donnât un peu du lait de Paulette. Tous les matins, on achète pour Paulette une bouteille de lait parce que Paulette est petite et ne peut pas manger autre chose. Maman lui a bien fait de la soupe aux pommes de terre, mais elle a été malade. Maman l’a menée à la consultation et il a fallu la remettre au lait.

Maman est partie ce matin pour chercher du travail ; depuis deux jours elle en manque ! Il est vrai que lorsque maman ne coud pas elle se repose, mais alors elle n’a pas de sous et elle n’achète rien, ou presque rien. C’est pourquoi, ne pas travailler la fatigue plus que de travailler comme elle dit. Avant de partir elle a donné à Nénette un quignon de pain un peu dur ; elle a donné du lait à Paulette, sans le sucrer et la bouteille de lait est là, à moitié pleine encore sur la table.

Paulette dort, elle n’a pas faim, elle n’a pas soif. Nénette a soif et puis elle a faim aussi ! les deux pommes de terre d’hier soir, elle ne les sent plus dans son estomac, et le morceau de pain était petit, ce matin ! Le lait, ça donne à boire et à manger à la fois. Il y en a dans la bouteille assez pour contenter la soif et la faim de Nénette, mais elle sait qu’il n’y faut pas toucher. Il est pour Paulette !

Comme il fait chaud dans cette mansarde ! Voilà le soleil qui tape sur le vasistas. Nénette sent la sueur couler sur son petit front pâle. Elle tourne résolument le dos à la bouteille, elle s’assoit près de Paulette et la regarde dormir.

Si au moins, maman avait laissé à Nénette des agrafes à coudre ; ça l’occuperait, elle ne penserait pas à ce lait. Mais maman n’a pas d’ouvrage, et alors il n’y a pas d’agrafes à coudre. Ce n’est pas que ce soit bien amusant de coudre des agrafes, et Nénette a reçu plus d’une tape avant de savoir les poser comme il faut. Bien sûr, elle n’aurait jamais pensé qu’elle aurait un jour envie de coudre des agrafes ; mais c’est bien vrai qu’il y a des jours où « c’est encore plus fatigant de ne rien faire que de travailler ».

C’est drôle ! Nénette a beau tourner le dos à la bouteille, fermer les yeux, serrer les poings, elle voit toujours cette bouteille blanche ! Elle la voit les yeux fermés, elle la voit si elle regarde Paulette qui dort ; la bouteille danse autour d’elle ! Oh ! c’est trop fort ! Nénette tourne la tête : la bouteille est toujours sur la table avec son ventre rebondi, plein de lait, de bon lait frais ! Allons Nénette n’y tient plus. Elle va à la table, elle prend une tasse, la tasse de Paulette, elle saisit la bouteille entre ses mains, elle penche le goulot : le lait emplit la tasse. « Voleuse ! » Est-ce que c’est Paulette qui a crié ? Non. Paulette dort, elle n’a rien dit, Nénette a mal entendu. Elle ne peut plus résister : il faut qu’elle boive !

Oh ! qu’il est bon ce lait ! Ça coule dans le gosier, dans tout le corps ! On a frais, on se sent bien. Paulette a de la chance d’être un bébé. Peut-être que si elle n’était pas venue, (car elle n’a pas toujours été là), Nénette aurait du lait tous les jours. Et peut-être que maman en boirait aussi ! Mais comme cette tasse est petite ! Elle est assez grande pour Paulette qui n’a pas encore un an, mais elle n’est pas assez grande pour Nénette qui a cinq ans ! Et, sans lutter davantage, Nénette boit une seconde fois la tasse pleine. Non ! qu’a-t-elle fait ? La bouteille avait l’air si grande ! Elle a l’air bien plus grande encore maintenant, c’est vrai ; mais son ventre, son beau ventre blanc est vide ! Il n’y a plus qu’un petit rond blanc au bas de la bouteille : Le reste c’est du verre sale. Qu’est-ce que Nénette a fait ? Elle a bu tout le lait ! Qu’est-ce que maman va dire ?

Justement, la voilà qui monte l’escalier. C’est bien son pas ! Et Nénette éclate en sanglots.

Comme Geneviève est pâle ! Depuis trois jours, elle est sans ouvrage. Avec une brutalité qui l’a surprise, Heim lui a dit : « Nous n’avons rien pour le moment, cherchez ailleurs. » Elle vient « de faire la place ». Partout le désert dans les ateliers. À chaque demande, on lui a répondu en haussant les épaules : « Nous n’avons pas besoin d’ouvrières nouvelles. » Elle aussi n’a mangé qu’un morceau de pain sec, et elle rentre l’estomac tiraillé, la vue troublée par le vertige de la faim.

D’un seul coup d’œil elle a deviné le larcin et compris le désespoir de sa fille. Elle se laisse tomber sur une chaise à côté de la table, où il ne reste plus qu’une bouteille ourlée d’un petit cercle blanc et elle sanglote aussi en attirant à elle l’enfant effrayée. Elle sanglote longtemps, savourant leur misère, la misère de cette petite affamée, lorsque l’autre s’éveille et crie pour être nourrie.

— Chut Nénette ! ne pleure plus, maman pardonne. Tiens, donne à boire à Paulette et sois sage.

Dans la tasse elle verse le reste du lait, la remplit d’eau, puis comprime au creux de l’estomac la crampe qui l’étreint.

Le silence s’est fait dans le taudis. On. n’entend plus que la déglutition régulière de l’enfant, en attendant que sa faim, trompée seulement, s’affirme bientôt par des cris nouveaux. Nénette, sa petit figure souillée de larmes, soutient le verre de sa menotte amaigrie. L’appréhension d’un danger inconnu retient son souffle. Maman est encore rentrée les mains vides ; on n’a plus de pain, plus de lait, plus de sous du tout ! Et l’effroi de l’avenir passe dans le regard qu’elle jette à la dérobée sur sa mère affalée auprès de la table nette.

« Je vais retourner au magasin », dit enfin celle-ci en se levant. Elle priera, elle suppliera tant, que le patron se laissera, fléchir. Pourquoi subitement s’est-il montré si dur, lui qui, au printemps, lui a rendu service ? Elle a cependant restitué l’argent avancé pour l’enterrement du grand-père. Si son cerveau n’était pas troublé, peut-être comprendrait-elle que ce fut là le crime qu’elle expie.

Une recommandation à Nénette d’être bien sage, et la voilà dans l’escalier. Il est sordide comme celui de la maison d’où elle a été chassée, mais il ne lui est pas encore devenu familier. Elle ignore quels sont les hommes et les femmes qui vivent derrière ces portes closes ; s’ils ont des cœurs pitoyables ou fermés. D’ailleurs, d’autres désolations que la sienne ont visité l’ancienne demeure. Clémence a été envoyée dans un sanatorium, et sa mère, en attendant sa guérison ou sa mort, vit du produit de ses boas. Rose a réalisé son projet et s’est embarquée pour l’Amérique. Seule, la mère Renaud continue de mener une vie pour le moment exempte de tribulations cruelles. Certes, elle n’est pas mauvaise et ne refuserait pas un morceau de pain à son ancienne voisine. Mais Geneviève n’a pas le désir d’aller mendier sa pitié. Et puis ce ne sont pas des pauvres qui peuvent faire vivre trois personnes : il faudrait des riches. Geneviève n’en connaît pas. Et d’ailleurs ce qu’il lui faut, ce n’est pas une aumône, c’est du travail. Elle en aura !

Dieu que la route est longue ! Enfin, après une heure de marche, car elle n’a pu prendre le métro, les jambes raidies par la fatigue, les yeux brillants, elle entre dans le magasin.

Il est désert. La première seule est à son poste qui range des pièces d’étoffe.

— Ah ! c’est encore vous, dit-elle, de sa voix rude. Il n’y a pas plus d’ouvrage aujourd’hui qu’hier.

Geneviève s’est arrêtée à quelques pas du comptoir derrière lequel se tient la grosse femme.

— Oh ! madame, implore-t-elle, en joignant les mains.

Elle s’approche, on dirait la figure de la désespérance en marche.

— J’ai cherché partout ! Mes enfants ont faim ; je n’ai plus un sou et ma fille et moi nous n’avons mangé qu’un morceau de pain depuis ce matin !

Madame Charles baisse les yeux. Elle n’est pas mauvaise ; elle n’est que docile. Elle devine pourquoi, de préférence à d’autres, c’est celle-ci qu’on affame après avoir essayé de l’amadouer. Dans le visage exsangue, les beaux yeux bruns brillent d’un éclat étrange, presque fou. Oui, c’est ainsi qu’on la veut, peut-être ?

Elle hausse les épaules.

— Je veux bien vous donner du travail, moi ! Mais c’est pas moi qui décide, vous le savez. Monsieur est là, dans son bureau, parlez-lui.

Et tandis que Geneviève frappe à la porte, la première s’éloigne un peu, va vers la rue, comme pour surveiller l’étalage.

Heim est assis devant une table qui tient toute la longueur de la pièce étroite. Derrière lui, s’allonge une sorte de large banquette de cuir noir éraillé. Son pardessus et son chapeau sont accrochés à une patère. Aux murs, quelques rayons de livres de comptabilité reliés de vert.

Geneviève se tient debout, en attendant que le maître ait terminé ses. écritures. Enfin, il lève la tête, pose sa plume, regarde la femme et dit : « Hé bien ? »

Tremblante elle répète sa prière douloureuse. Il sent qu’elle dit vrai, que dans sa pauvre robe plus un centime n’est caché. Sa rancune et sa lubricité vont être satisfaites.

Il se lève et se plante en face d’elle, les mains dans ses poches, le dos appuyé à la table.

— Alors comme ça, on ne demande plus d’augmentation ?

Elle ne répond pas. C’est si loin cette histoire-là ! Pourquoi veut-il l’humilier ?

— Oh ! ce n’est pas que je vous en veuille, petite mauvaise tête. Je vous l’ai montré, si j’étais rancunier ; oui, mais vous, ma petite, vous n’êtes guère reconnaissante.

Elle lève les yeux et va protester. C’est parce qu’elle sait qu’il est bon qu’elle est revenue l’implorer. Elle n’a pas oublié le service rendu.

Mais les paroles s’arrêtent sur ses lèvres devant l’expression qui change le regard de l’homme, devant la lèvre lippue qui s’avance, elle a compris de quelle sorte de reconnaissance il veut parler.

Son cœur s’affole ; le sang afflue à ses joues, elle joint les mains et murmure :

— Mes enfants !

— Parbleu, tes enfants, je m’en fiche ! Mais toi, tu es encore un joli brin de femme !

Il la pousse, il la pousse vers le divan de cuir usé, avec des gestes obscènes qui l’épouvantent.

Oh ! son instinct à elle est de crier, de fuir par la porte mal fermée. Elle va lever sa main pâle, à l’index noirci, contre la brute qui la saisit, mais une vision arrête son geste, éteint sa voix : celle de Nénette affamée devant la table vide, celle du mari agonisant sur un lit d’hôpital à qui demain elle devra apporter la douceur de sa voix ! Il faut qu’elle donne à manger à ses petites ou qu’elles aillent ensemble périr dans la Seine. Mais est-ce qu’elle a le temps de choisir seulement ! Elle ne sait pas, elle ne résiste plus, et laisse le maître, qui l’écrase, assouvir sa luxure sur son corps exténué.