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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 04

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 277-281).


IV


Les lits blancs s’alignent dans la longue salle et sur chaque oreiller se détache une tête souffrante, tête d’homme malade à la barbe hirsute, aux joues creuses, sans grâce dans la douleur.

Sur la couchette du fond, les yeux de Morin luisent comme des braises. Ils guettent. Enfin, la voici celle que dans la bonté de son cœur il essaya de soustraire à la misère deux ans auparavant. Elle a maigri elle aussi, et sa démarche a perdu sa jeune assurance. Aujourd’hui elle est bien pâle, et tandis qu’elle approche, son mari lui trouve un air « pas naturel », comme marqué d’une angoisse nouvelle. Et pourquoi at-elle tant tardé ? Une inquiétude l’étreint.

— Et les petites ? interroge-t-il, dès qu’elle est auprès de lui et l’a baisé sur le front. Pourquoi ne les as-tu pas amenées ?

— Ne te tourmente pas. J’ai eu des corsages à terminer et le temps ma manqué pour habiller les enfants.

Il soupire, soulagé.

— Alors, tu as du travail ?

— Oui, ça va pour la saison.

— Allons tant mieux. Je suis bien heureux de savoir ça. Justement, je me faisais du souci tous ces jours. Je pensais : elle cherche et elle ne trouve rien. Alors, bien sûr elles ne sont malades, ni l’une, ni l’autre.

— Bien sûr : je les amènerai la prochaine fois.

— C’est que tu as l’air tout chose. Tu es aussi blanche que mes draps, ma pauvre femme !

— C’est parce que je me suis dépêchée pour venir, et maintenant je me fatigue quand je me dépêche.

— Oui, t’as trop peiné.

Il lui prend les mains et les caresse.

— Et le propriétaire ne vous donnera pas congé au demi-terme ?

— Non, j’ai payé un acompte.

Las d’avoir tant parlé, un peu rassuré, il se laisse retomber sur l’oreiller sans lâcher les mains de sa femme qu’il regarde avec amour.

Pourquoi donc les yeux de Geneviève, ces yeux toujours beaux, bien qu’à travers leurs longs cils transparaisse la ligne rouge dont les veillées ourlent les paupières des ouvrières, se détournent-ils des siens ? Pourquoi tant de pitié dans leur regard ? Si ce n’est pas le manque de travail, si ce n’est pas le propriétaire, si ce ne sont pas les enfants qui causent leur détresse, c’est donc… ? Avec effroi, il s’examine. Il est fiévreux : ses mains sont devenues transparentes comme celles d’une petite dame ; son corps s’est écorché aux draps. Ah ! sans doute il est plus mal ! L’infirmière aura donné de mauvaises nouvelles.

Anxieux, il interroge ?

— Hein, tu ne me regardes plus. Qu’as-tu ? Tu crois que je suis plus mal ?

Mais elle le rassure, presque heureuse de voir que l’imagination de son mari ne découvrira jamais la cause horrible de sa torture.

Non, l’infirmière n’a rien dit d’alarmant. Au contraire elle affirme qu’il se lèvera bientôt pour aller s’étendre au jardin, et dès qu’il sera plus fort, on l’enverra au sanatorium.

— C’est bien vrai, elle t’a parlé du sanatorium ?

— Bien vrai !

— Allons, tant mieux. Au sanatorium on n’envoie pas les mourants.

Et maintenant, Geneviève cause, elle cause. Elle donne des nouvelles de Clémence qui va mieux, de Rose qui a écrit d’Amérique. Oh ! qu’elle étourdisse son mari, qu’elle l’intéresse, qu’elle mente bien, qu’il n’aperçoive plus sur ses traits la trace de l’abominable marché qu’elle a accepté l’autre jour. Oui, il ira au sanatorium. Il ne faudra pas qu’il rentre à la maison, comme l’hiver dernier. Il faut qu’il se soigne. Elle se tirera d’affaire avec les enfants. Elle a de l’ouvrage tant quelle en veut, et du bon !

Il sourit : quelle brave petite femme elle fait !

Enfin trois heures ont sonné ! Elle lui laisse les petites douceurs dont il ne connaîtra jamais le prix. Elle le quitte après lui avoir donné le baiser le plus tendre, adressé un regard où il ne lit plus que le regret de le quitter.

Combien de fois ce supplice se renouvellera- t-il ?

Ah ! elle n’avait pas prévu ça : que l’infâme caprice de l’autre empoisonnerait jusqu’à leurs derniers revoirs. Elle sait bien que son mari ne guérira pas ; mais aujourd’hui, on lui a ravi jusqu’au désir d’espérer en l’impossible guérison !