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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 05

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 282-289).


V


Décembre est revenu et la mansarde est pleine d’ombre. Sur le lit, enlacées, dorment les deux enfants sous une couverture mauvaise que Geneviève a pliée en deux afin que leurs os frêles sous la chair trop maigre, souffrent le moins possible de la morsure du froid. Elle veille encore à la lueur d’une petite lampe à essence, accoudée sur la table où gît un papier gris que ses yeux regardent avec un étrange désir tandis que ses doigts l’écartent avec un geste d’horreur.

Elle a clos ses paupières sur les visions qui l’assiègent. Oh ! les lugubres, les épouvantables souvenirs ! Quinze jours à peine sont écoulés depuis ce matin où un avis de l’hôpital lui apprit le décès de son mari, en l’invitant à venir reconnaître son cadavre et à s’entendre avec l’administration pour son ensevelissement.

Elle revoit l’horrible « salle de repos » où, sur les dalles froides, les morts sont couchés, rigides sous le drap blanc, en attendant le cercueil de volige et la fosse commune. C’est là, dans la compagnie de ces cadavres qu’elle a contemplé pour la dernière fois celui qui fut bon pour elle, et son cœur s’est révolté contre le destin. Elle n’a pu s’agenouiller pour une vague prière. Elle ne croit plus, et puis, ils étaient trop, trop dont les faces tourmentées disaient les luttes amères et la défaite finale qui les avaient conduits là.

Avec l’aide de l’homme, préposé à ses soins,. elle a passé au mort une chemise blanche afin qu’il ne fût pas cousu nu dans le linceul. Elle ne pleurait pas. Est-ce qu’on pleure quand on n’a pas pu garder sa bouche pure pour le dernier baiser qu’on pose sur un front glacé ? Est-ce qu’on pleure quand on n’est pas seule auprès d’un mort aimé ? Est-ce qu’on peut pleurer quand il faut coudre le soir pour acheter la petite couronne qu’on posera sur la boîte de sapin ?

Elle n’a point pleuré et l’homme qui l’a regardée partir a pensé : « Celle-là, du moins, n’a pas trop de cœur. »

Le lendemain elle est revenue avec la vieille mère de Clémence qui, pour l’accompagner au cimetière, perdait une matinée de travail. Madame Renaud, retenue par la rougeole de son petit garçon n’avait pu venir, mais quelques camarades de Morin s’étaient dérangés pour lui faire la dernière conduite. Deux heures durant, elle a marché, écrasée de fatigue jusqu’au cimetière. Ah ! elle aurait bien voulu qu’il pût dormir seul sous la terre quelques années aussi, comme le grand-père ; mais elle n’a pu songer à réaliser ce désir. Le pauvre enterrement s’en est allé derrière toutes les tombes, jusqu’au ravin sinistre où se couchent les uns à côté des autres, ceux qui, seuls dans la lutte, sont ensemble la proie de la fièvre et des vers.

Alors son cœur s’est déchiré et elle a sangloté devant tous sa douleur et sa révolte.

Des camarades émus lui ont serré la main, puis apitoyés par sa détresse, ils ont remis à la vieille ouvrière quelques pièces d’argent que celle-ci glissa dans la main de son amie, après qu’exténuées elles eurent regagné ensemble le logis où Nénette, triste petite gardienne, était restée auprès de sa sœur.

Et les jours ont renoué leur chaine monotone. Geneviève n’est pas retournée au magasin où elle a connu la pire humiliation. D’ailleurs maintenant, on ne se soucie plus de sa chair flétrie… elle n’est pas mieux servie que les autres. Machinalement, tandis que s’ébauchait dans son cerveau lassé, l’idée d’une délivrance, elle a cherché de l’ouvrage. Elle en a trouvé un peu. Elle a fait des journées de trois francs et dés journées de deux francs. Et puis, la « morte » est revenue avec le froid et hier la concierge lui a signifié Le congé du propriétaire auquel elle doit un terme entier. Il faudra qu’elle s’en aille par les rues demain, avec ses deux petites pour chercher à louer une autre mansarde. Si partout on la repousse, elle vendra les meubles qui lui restent et se mettra en garni ce qui coûte plus cher. Elle le sait bien qu’une femme ne peut pas élever deux enfants avec son aiguille ! Elle était au bord de la misère quand Morin l’a sauvée. Et maintenant, qui la sauvera ? Lui faudra-t-il les soirs où elle n’aura pas travaillé faire comme une ouvrière qui demeure à côté d’elle et descendre dans la rue ? Non ! elle a mangé de ce pain-là. Elle n’en veut plus.

Les enfants maintenant reposent, mais Nénette a pleuré avant de s’endormir, car elle avait faim. Paulette ne crie ni ne pleure ; elle n’a plus de forces. Cela, la mère ne peut plus le supporter. Elle ne peut plus voir ses enfants s’étioler et lentement mourir. Et puis, pour quelle vie les élèvera-t-elle, les pauvres petites ? Est-ce que c’est une vie que celle de Nénette qui, à six ans, coud des agrafes, soigne la petite sœur et ne joue jamais ? Pour l’envoyer à l’école, il faudrait qu’elle ne fût pas nécessaire à la maison. Et que pourra-t-elle devenir ? Une pauvre petite sans force, qui ne vivra jamais de son travail, une petite chair à maladie comme Clémence, puisqu’elle ne sera pas une chair à plaisir comme Marcelle. Ah ! il ne faut pas avoir d’enfants quand on est pauvre !

Elle a bien songé à mourir seule et à confier ses filles à l’Assistance Publique, mais elle ne veut pas. L’Assistance les mettra dans un orphelinat dont elles sortiront pour être misérables comme leur mère ? Il vaut mieux mourir ensemble !

Oui, elle a bien réfléchi, autant que son pauvre cerveau anémié et torturé peut réfléchir encore : le mieux, c’est de mourir toutes les trois. Hier, elles sont allées se promener sur les ponts, mais le parapet était trop haut et l’eau trop noire. Elle a manqué de courage. Ce soir, ce sera plus facile. Les petites reposent déjà. Le charbon libérateur est là ; elles vont s’endormir ensemble pour ne plus se réveiller.

Ah ! elle ne regrettera pas cette vie qui a brûlé ses yeux, vidé sa peau, souillé sa chair, qui ne lui a montré le bonheur que pour lui faire mieux sentir l’horreur du malheur.

Elle rêve. Avec Morin, elle eut la vie douce quelques mois… auprès de Marguerite, elle connut la joie d’aimer… Marguerite ? Elle n’a jamais répondu. Elle a oublié. Elle est heureuse, heureuse parce qu’elle est riche !

Allons les pauvres femmes, qu’on vide le plancher ! Il n’est de place pour vous ici-bas, que dans la misère ou l’ignominie. Ah ! si les petites étaient des garçons, elle hésiterait peut-être à les tuer ; mais des filles ? de la graine d’ouvrières, c’est les aimer que de les faire tomber doucement dans la mort.

Elle se lève ; dans un sursaut de désespoir, elle déchire l’enveloppe grise ; elle tire un à un les morceaux de charbon et les dispose sur le réchaud. Les voilà qui s’allument. La porte est bien close, et la fenêtre aussi. Pourvu que cela ne soit pas long ! Elle est si lasse !

Elle se couche entre ses deux fillettes, elle les entoure de ses bras, ferme les yeux. Qu’on est bien ainsi !…

Elle ne distingue plus le crépitement des tisons ; elle aspire l’âcre odeur… une langueur la gagne, c’est le sommeil, c’est le repos, l’oubli…

Un gémissement la tire de sa torpeur ! Oh ! cet étouffement qui la prend à la gorge, son cœur qui bat, ses tempes qui sautent ! Oh ! cette horrible sensation de sombrer dans le néant ! Non, non, elle est trop jeune ; elle veut vivre ! Voici les champs, les prés en fleurs de son enfance ! le soleil ! de l’air, de l’air… Oh ! la fenêtre, la fenêtre ! Mais elle retombe sur sa couche, terrassée, entre les deux petites qui ne gémissent plus…