Le Général Dourakine/17

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Hachette (p. 277-282).



XVII

PUNITION DES MÉCHANTS


Mme Papofski passa un peignoir, appela ses femmes, qui ne répondirent pas à son appel, ses enfants, qui avaient également disparu, et se décida à aller voir elle-même quelle était la cause du tumulte qu’elle entendait de tous côtés. Dans le premier salon il n’y avait personne ; dans le second salon elle vit une multitude de caisses et de malles ; elle entra dans la salle de billard et vit, avec une surprise mêlée de crainte, plusieurs hommes, parmi lesquels elle reconnut le capitaine ispravnik ; ils causaient avec animation. En reconnaissant le capitaine ispravnik, elle ne put retenir un cri d’effroi ; venait-il l’arrêter et l’emmener en prison ? Chacun se retourna ; un des hommes s’approcha d’elle, la salua, et lui demanda si elle était Maria Pétrovna Papofski.

« Oui, répondit-elle d’une voix étouffée par l’émotion, je suis la nièce du général comte Dourakine.

— Je suis le général Négrinski, Maria Pétrovna, et je viens, selon le désir de votre oncle, prendre possession de la terre de Gromiline, aujourd’hui 10 mai. »

Madame Papofski, effrayée.

La terre de Gromiline !… Mais… c’est moi qui…

Le général Négrinski

C’est moi qui ai acheté la terre de Gromiline, Maria Pétrovna. Cette nouvelle paraît vous surprendre ; je l’ai achetée il y a deux mois, et payée comptant, cinq millions ; l’acte est entre les mains du capitaine ispravnik, qui devait tenir l’affaire secrète jusqu’à mon arrivée. Je viens aujourd’hui m’y installer, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, et vous prier de retourner chez vous, comme me l’a prescrit le comte Dourakine. »

Mme Papofski voulut parler ; aucun son ne put sortir de ses lèvres décolorées et tremblantes ; elle devint pourpre ; ses veines se gonflèrent d’une manière effrayante ; ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites.

Le prince Négrinski la regardait avec surprise ; il voulut la rassurer, lui dire un mot de politesse, mais il n’eut pas le temps d’achever la phrase commencée : elle poussa un cri terrible et tomba en convulsions sur le parquet.

Le prince Négrinski la fit relever et reporter dans sa chambre, où il la fit remettre entre les mains de ses femmes, qu’on avait retrouvées dans la cour avec les enfants.


Elle tomba en convultions sur le parquet.


Il continua ses affaires avec le capitaine ispravnik, qui s’inclinait bassement devant un général aide de camp de l’empereur, et il acheva de s’installer paisiblement à Gromiline, à la grande satisfaction des paysans, qui avaient eu pendant quelques jours la crainte d’appartenir à Mme Papofski.

Il était impossible de faire partir Mme Papofski dans l’état où elle se trouvait ; le prince donna des ordres pour qu’elle et ses enfants ne manquassent de rien ; au bout de quelques jours, le mal avait fait des progrès si rapides, que le médecin la déclara à toute extrémité ; on fit venir le pope[1] pour lui administrer les derniers sacrements ; quelques heures avant d’expirer, elle demanda à parler au prince Négrinski ; elle lui fit l’aveu de ses odieux projets par rapport à son oncle et à sa sœur, confessa la corruption qu’elle avait cherché à exercer sur le capitaine ispravnik, raconta la scène qui s’était passée entre elle et lui, et l’accusa d’avoir causé sa mort en lui ôtant, par ces émotions multipliées, la force de supporter la dernière découverte de la perfidie de son oncle. Elle finit en demandant justice contre son bourreau.

Le général prince Négrinski, indigné, lui promit toute satisfaction ; il se rendit immédiatement chez le prince gouverneur, qui l’accompagna à Gromiline : le gouverneur arriva assez à temps pour recevoir de la bouche de la mourante la confirmation du récit du prince Négrinski. Le capitaine ispravnik fut arrêté, mis en prison ; on trouva dans ses papiers l’obligation de deux cent mille roubles ; il fut condamné à être dégradé et à passer dix ans dans les mines de Sibérie.

Ainsi finit Mme Papofski ; un acte de vengeance fut le dernier signal de son existence.

Ses enfants furent ramenés chez eux, où les attendait leur père.

Mme Papofski ne fut regrettée de personne ; sa mort fut l’heure de la délivrance pour ses enfants comme pour ses malheureux domestiques et paysans.



  1. Prêtre russe.