Le Général Dourakine/18

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Hachette (p. 283-296).



XVIII

RÉCIT DU PRINCE FORÇAT


Pendant que ces événements tragiques se passaient à Gromiline, le général et ses compagnons de route continuaient gaiement et paisiblement leur voyage. Le prince Romane raconta à Natasha les principaux événements de son arrestation, de sa réclusion, de son injuste condamnation, de son horrible voyage de forçat, de son séjour aux mines, et enfin de son évasion[1].

« J’avais donné un grand dîner dans mon château de Tchernoïgrobe, dit le prince, à l’occasion d’une fête ou plutôt d’un souvenir national…

— Lequel ? demanda Natasha.

— La défaite des Russes à Ostrolenka. Dans l’intimité du repas j’appris que plusieurs de mes amis organisaient un mouvement patriotique pour délivrer la Pologne du joug moscovite. Je blâmai leurs projets, que je trouvai mal conçus, trop précipités, et qui ne pouvaient avoir que de fâcheux résultats. Je refusai de prendre part à leur complot. Mes amis m’avaient quitté mécontents ; fatigué de cette journée, je m’étais couché de bonne heure et je dormais profondément, lorsqu’une violente secousse m’éveilla. Je n’eus le temps ni de parler, ni d’appeler, ni de faire un mouvement : en un clin d’œil je fus bâillonné et solidement garrotté. Une foule de gens de police et de soldats remplissaient ma chambre ; une fenêtre ouverte indiquait par où ils étaient entrés. On se mit à visiter tous mes meubles ; on arracha même les étoffes du canapé et des fauteuils pour fouiller dans le crin qui les garnissait ; on me jeta à bas de mon lit pour en déchirer les matelas ; on ne trouva rien que quelques pièces de poésies que j’avais faites en l’honneur de ma patrie morcelée, opprimée, écrasée. Ces feuilles suffirent pour constater ma culpabilité. Je fus enveloppé dans un manteau de fourrure, le même qui m’a causé une si vive émotion à Gytomire.

— Ah ! je comprends, dit Natasha ; mais comment s’est-il trouvé à Gytomire ?

— Quand le temps était devenu chaud, pendant mon long voyage de forçat, ce manteau gênait mes mouvements, déjà embarrassés par des fers pesants et trop étroits qu’on m’avait mis aux pieds, et je le vendis à un juif de Gytomire. On me passa par la fenêtre, on me coucha dans une téléga (charrette à quatre roues), et l’on partit d’abord au pas, puis, quand on fut loin du village, au grand galop des trois chevaux attelés à ma téléga.

« Alors on me délivra de mon bâillon ; je pus demander pour quel motif j’étais traité ainsi et par quel ordre.


« En un clin d’œil je fus bâillonné et solidement garrotté. »

« Par l’ordre de Son Excellence le prince général en chef », me répondit un des officiers qui étaient assis sur le bord de la téléga, les jambes pendantes en dehors.

« — Mais de quoi m’accuse-t-on ? Qui est mon accusateur ? »

« — Vous le saurez quand vous serez en présence de Son Excellence. Nous autres, nous ne savons rien et nous ne pouvons rien vous dire.

« — C’est incroyable qu’on ose traiter ainsi un militaire, un homme inoffensif.

« — Taisez-vous, si vous ne voulez être bâillonné jusqu’à la prison. »

« Je ne dis plus rien ; nous arrivâmes à Varsovie à l’entrée de la nuit : le gouverneur était seul, il m’attendait.

« Mon interrogatoire fut absurde ; j’en subis plusieurs autres, et j’eus le tort de répondre ironiquement à certaines questions que m’adressaient mes juges et le gouverneur sur la conspiration qu’on avait découverte et qui n’existait que dans leur tête. Ils se fâchèrent ; le gouverneur me dit des grossièretés, auxquelles je répondis vivement, comme je le devais.

« — Votre insolence, me dit-il, démontre, monsieur, votre esprit révolutionnaire et la vérité de l’accusation portée contre vous. Sortez, monsieur ; demain vous ne serez plus le prince Romane Pajarski, mais le forçat no ***. Vous le connaîtrez plus tard. »

« L’Excellence sonna, me fit emmener.

« Au cachot no 17 », dit-il.

« On me traîna brutalement dans ce cachot, dont le souvenir me fait dresser les cheveux sur la tête ; c’est un caveau de six pieds de long, six pieds de large, six pieds de haut, sans jour, sans air ; un grabat de paille pourrie, infecte et remplie de vermine composait tout l’ameublement. Je mourais de faim et de soif, n’ayant rien pris depuis la veille. La soif surtout me torturait. On me laissa jusqu’au lendemain

dans ce trou si infect, que

« Taisez-vous, si vous ne voulez pas être bâillonné jusqu’à la prison. »

lorsqu’on y entra pour me mettre les fers

aux pieds et aux mains, les bourreaux reculèrent et déclarèrent qu’ils ne pouvaient pas me ferrer, faute de pouvoir respirer librement. On me poussa alors dans un passage assez sombre, mais aéré ; en un quart d’heure mes chaînes furent solidement rivées.

« Les anneaux de mes fers se trouvèrent trop étroits ; on me serra tellement les jambes et les poignets, que je ne pouvais plus me tenir debout ni me servir de mes mains ; mes supplications ne firent qu’exciter la gaieté de mes bourreaux. Avant de me mettre les fers, on me lut mon arrêt ; j’étais condamné à travailler aux mines en Sibérie pendant toute ma vie, et à faire le voyage à pied.

« Quand l’opération du ferrage fut terminée, on me força à regagner mon cachot ; je tombais à chaque pas ; j’y arrivai haletant, les pieds et les mains déjà gonflés et douloureux. Je m’affaissai sur ma couche infecte, mais je fus forcé de la quitter presque aussitôt, me sentant dévoré par la vermine qui la remplissait.

« Je me traînai sur mes genoux au bout de mon cachot ; le sol, détrempé par l’humidité, me procura, en me glaçant, un autre genre de supplice, que je préférai toutefois au premier.

« Vous devinez sans peine les sentiments qui m’agitaient ; au milieu de ma désolation, le souvenir de votre excellent oncle, de sa tendresse, de sa sollicitude pour mon bien-être me revint à la mémoire, et me fut, une pensée consolante dans mon malheur. Je ne sais combien de temps je restai dans cette affreuse position ; je sentais mes forces s’épuiser, et, quand le gardien vint m’apporter une cruche d’eau et un morceau de pain, il me trouva étendu par terre sans connaissance ; il alla prévenir son chef, qui alla, de son côté, chercher des ordres supérieurs.

« — Qu’il crève ! qu’on le laisse où il est et comme il est », répondit l’Excellence de la veille.

« Il paraît néanmoins que, sur les représentations d’un aide de camp de l’empereur, le général Négrinski, le même qui vient d’acheter Gromiline, qui paraît avoir des sentiments de justice et d’humanité, et qui se trouvait à Varsovie, envoyé par son maître, l’Excellence donna des ordres pour qu’on me changeât de cellule et pour qu’on m’ôtât mes fers.

« Quand je revins à moi, je me crus en paradis ; mes pieds et mes mains étaient libres, je me trouvais dans un cachot deux fois plus grand que le premier ; une fenêtre grillée laissait passer l’air et le jour ; de la paille fraîche sur des planches faisait un lit passable ; on me rendit mon manteau de fourrure pour me préserver du froid pendant mon sommeil. Mes vêtements, trempés par la boue du cachot précédent, avaient été remplacés par les habits de forçat que je ne devais plus quitter ; une chemise de grosse toile, une touloupe[2], de la chaussure en lanières d’écorce de bouleau, une bande de toile pour remplacer le bas et envelopper les jambes jusqu’aux genoux ;


« Il me trouva étendu par terre sans connaissance. »


où finissait la culotte de grosse toile, et un bonnet de peau de mouton, me classaient désormais dans les forçats. J’étais seul, je ne comprenais pas d’où provenait cet heureux changement ; le gardien me l’expliqua le lendemain, et j’en remerciai bien sincèrement Dieu qui, par l’entremise du général Négrinski, avait touché en ma faveur ces cœurs fermés à tout sentiment de pitié.

« Je ne vous raconterai pas les détails de mes derniers jours de prison, ni de mon terrible voyage, un peu adouci par la compassion des gens du peuple qui nous voyaient passer et qui obtenaient la permission de nous donner des secours ; les uns nous offraient du pain, des gâteaux ; d’autres, du linge, des chaussures, des vêtements ; tous nous témoignaient de la compassion ; nous avions les fers aux pieds et aux mains ; nous étions enchaînés deux à deux.

« Je me trouvai avoir pour compagnon de chaîne un jeune homme de dix-huit ans qui avait chanté des hymnes à la patrie, qui s’était montré fervent catholique, qui avait fait des vœux pour la délivrance de la malheureuse Pologne. Il était fils unique, adoré par ses parents, et il pleurait leur malheur bien plus que le sien. Je le consolais et l’encourageais de mon mieux ; je sais que peu de temps après notre arrivée à Simbirsk il chercha à s’échapper et fut repris après une courte lutte dans laquelle il se défendit avec le courage du désespoir contre le lieutenant qui commandait le détachement envoyé à sa poursuite ; il fut ramené et knouté à mort. Il est maintenant près du bon Dieu, où il prie pour ses bourreaux.

« Notre voyage dura près d’un an ; plusieurs d’entre nous moururent en route ; on nous forçait à traîner le mourant et quelquefois son cadavre jusqu’à la prochaine couchée. Les coups de fouet pleuvaient sur nous au moindre ralentissement de marche, au moindre signe d’épuisement et de désespoir. Jamais un acte de complaisance, un mot de pitié, un regard de compassion ne venait adoucir notre martyre.


« Je me trouvai avoir pour compagnon de chaine un jeune homme de dix-huit ans. »

« L’escorte nombreuse qui nous conduisait, qui nous chassait devant elle comme un troupeau de moutons, était tout entière sous le joug de la terreur : la dénonciation d’un camarade pouvait amener dans nos rangs de forçats le malheureux qui nous aurait témoigné quelque pitié, et chaque soldat redoublait de dureté pour se bien faire voir de ses chefs.

« Nous arrivâmes enfin à Ekatérininski-Zovod ; on nous mena devant le smotritile (surveillant), qui nous regarda longtemps, nous interrogea sur ce que nous savions faire, fit inscrire dans les premiers numéros ceux qui savaient lire, écrire, compter. Il me questionna longuement, parut content de ma science, et me désigna pour travailler aux travaux de routes et de constructions. On nous ôta nos fers, et l’on indiqua à chacun le cachot de son numéro ; j’eus le numéro 1 ; on dit que j’étais le mieux partagé. C’était sale, petit, sombre, mais logeable ; il y avait de l’air suffisamment pour respirer ; du jour assez pour retrouver ses effets ; un lit passablement organisé pour y dormir ; un escabeau assez solide pour vous porter, et un baquet pour recevoir les eaux sales.

« Mes premiers jours de travail extérieur furent terribles ; on nous occupait exprès aux travaux les plus rudes ; on nous forçait à porter ou à tirer des poids énormes ; les coups de fouet n’étaient pas ménagés, et si une plainte, un gémissement nous échappait, il fallait subir le fouet en règle, et ensuite, avec les épaules déchirées, il fallait reprendre le travail interrompu par la punition. Dans la soirée, un autre supplice commençait pour moi ; on profitait de mon savoir pour me faire faire le travail des bureaux ; il fallait, en un temps toujours insuffisant, écrire ou copier un nombre de pages presque impossible. Et, quand on n’avait pas fini à l’heure voulue, la peine du fouet recommençait plus ou moins cruelle, selon l’humeur plus ou moins excitée du smotritile.

« J’eus le bonheur d’échapper en toute occasion à toute punition corporelle, force de zèle et d’activité ; mais il n’en fut pas ainsi de mes malheureux compagnons de travail. La nourriture était insuffisante et si mauvaise, qu’il fallait la faim qui nous torturait pour manger les aliments qu’on nous présentait.



  1. Les passages les plus intéressants du récit qu’on va lire sont pris dans un livre historique plein de vérité et d’intérêt émouvant : Souvenirs d’un Sibérien.
  2. Pelisse en peau de mouton que portent les paysans, le poil est en dedans ; l’été on le remplace par le cafetasse en drap.