Le Général Dourakine/21

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Hachette (p. 327-346).



XXI

L’ASCENSION


Le voyage continua gaiement ; on passa quelques jours dans chaque ville un peu importante qu’on devait traverser. À la fin de juin on arriva aux eaux d’Ems ; le général voulut absolument les faire prendre à Mme Dabrovine, dont la santé était loin d’être satisfaisante. La jeunesse fit des excursions amusantes dans les montagnes et dans les environs d’Ems. Le général voulut un jour les accompagner pour escalader les montagnes qui dominent la ville.

« Mon général, permettez-vous que je vous accompagne ? dit Dérigny.

Le général

Pourquoi, mon ami ? croyez-vous que je ne puisse pas marcher seul ?

Dérigny

Pas du tout, mon général ; mais si vous aviez besoin d’un aide pour grimper de rocher en rocher, je serais là, très heureux de vous offrir mon bras.

Le général

Vous croyez donc que je resterai perché sur un rocher, sans pouvoir ni monter ni descendre ?

Dérigny

Non, mon général, mais il vaut toujours mieux être plusieurs pour…, pour ce genre de promenade.

Le général

Ne serons-nous pas plusieurs, puisque nous y allons tous ?

Dérigny

C’est vrai, mon général, mais… je serai plus tranquille si vous me… permettez de vous suivre.

Le général

Je vois où vous voulez en venir, mon bon ami ! Vous voudriez me faire rester à la maison ou sur la promenade. Eh bien, non ; la maison m’ennuie, la promenade des eaux m’ennuie ; je veux respirer l’air pur des montagnes, et je les accompagnerai. »

L’air inquiet de Dérigny fit rire le général et l’attendrit en même temps.

« Venez avec nous, mon ami, venez ; nous grimperons ensemble ; vous allez voir que je suis plus leste que je n’en ai l’air. »

Le général fit une demi-pirouette, chancela et se retint au bras de Dérigny, qui sourit.

« Vous triomphez, parce que mon pied a accroché une pierre ! Mais… vous me verrez à l’œuvre. Allons, en avant ! à l’assaut ! »

Les quatre enfants partirent en courant. Natasha aurait bien voulu les suivre ; mais elle avait seize ans, il fallait bien donner quelque chose à son titre de jeune personne ; elle soupira et elle resta près de son oncle, qui marchait de toute la vitesse de ses jambes de soixante-quatre ans. Le prince Romane et Dérigny marchaient près de lui. Quand on arriva au sentier étroit et rocailleux que se perdait dans les montagnes, le général poussa Natasha devant lui.


Le général voulut un jour les accompagner. (Page 327.)

« Va, mon enfant, rejoindre tes frères et les petits Dérigny qui grimpent comme des écureuils. Il n’y a personne ici, et tu peux courir tant que tu veux. Moi, je vais escalader tout cela à mon aise, sans me presser. Romane, passe devant, mon fils ; Dérigny fermera la marche. »

Le général commença son ascension, lentement, péniblement : il n’était pas à moitié de la montagne, qu’il demandait si l’on était bientôt au sommet. Natasha allait et venait, descendait en courant ce qu’elle venait de gravir, pour savoir comment son oncle se tirait d’affaire. Romane précédait le général de quelques pas, lui donnant la main dans les passages les plus difficiles. Dérigny suivait de près, le poussant par moments, sous prétexte de s’accrocher à lui pour ne pas tomber.

« C’est ça ! appuyez-vous sur moi, Dérigny ! Tenez ferme, pour ne pas rouler dans les rochers, criait le général, enchanté de lui servir d’appui. Vous voyez que je ne suis pas encore si lourd ni si vieux, puisque c’est moi que vous aide à monter. »

Les enfants étaient déjà au sommet, poussant des cris de joie et appelant les retardataires, le pauvre général suait à faire pitié.

« Ce n’est pas étonnant, disait-il, je remorque Dérigny, qui a encore plus chaud que moi. »

C’est que Dérigny avait fort à faire en se mettant à la remorque du général, qu’il poussait de toute la force de ses bras. C’était un poids de deux cent cinquante livres qu’il lui fallait monter par une pente raide, hérissée de rochers, bordée de trous remplis de ronces et d’épines. Romane l’aidait de son mieux, mais le général y mettait de l’amour-propre ; se sentant soutenu par Dérigny, qu’il croyait soutenir, il refusait l’aide que lui offraient tantôt Romane, tantôt Natasha.

Enfin, on arriva en haut du plateau ; la vue était magnifique, les enfants battaient des mains et couraient de côté et d’autre. Le général

triomphait et

Les enfants étaient déjà au sommet.

regardait fièrement Dérigny, dont le visage inondé de

sueur témoignait du travail qu’il avait accompli. Mais le triomphe du général fut calme et silencieux. Il ne pouvait parler, tant sa poitrine était oppressée par ses longs efforts. Natasha et Romane contemplaient aussi en silence le magnifique aspect de cette vallée, couronnée de bois et de rochers, animée par la ville d’Ems et par le ruisseau serpentant bordé de prairies et d’arbustes.

« Que cette vue est belle et charmante ! dit Natasha.

— Et que de pensées terribles du passé et souriantes pour l’avenir elle fait naître en moi ! dit Romane.

— Et quel diable de chemin pour y arriver ! dit le général. Voyez Dérigny ! il n’en peut plus. Sans moi, il ne serait jamais arrivé !… Il fait bon ici, ajouta-t-il. Dérigny et moi, nous allons nous reposer sur cette herbe si fraîche, pendant que vous continuerez à parcourir le plateau. »

Le général s’assit par terre et fit signe à Dérigny d’en faire autant.

« Je regrette de ne pas avoir mes cigares, dit-il, nous en aurions fumé chacun un ; il n’y a rien qui remonte autant.

— Les voici, mon général, dit Dérigny en lui présentant son porte-cigares et une boîte d’allumettes.

— Vous pensez à tout, mon ami, répondit le général, touché de cette attention. Prenez-en un et fumons… Eh bien, vous ne fumez pas ?

Dérigny

Mon général, vous êtes bien bon…, mais je n’oserais pas…, Je ne me permettrais pas…

Le général

D’obéir, quand je vous l’ordonne ? Allons, pas de résistance, mon ami. Je vous ordonne de fumer un cigare, là…, près de moi. »

Dérigny s’inclina et obéit ; ils fumèrent avec délices.

« Tout de même, mon général, dit Dérigny en finissant son cigare, c’est un fier service que vous m’avez rendu en m’obligeant à fumer. J’avais si chaud, que j’aurais peut-être attrapé du mal si je ne m’étais réchauffé la poitrine en fumant.

Le général

Et moi donc ! C’est grâce à votre prévoyance, à votre soin continuel de bien faire, que nous serons tous deux sur pied ces jours-ci ; j’avais aussi une chaleur à mourir, et j’étais si fatigué, que je ne pouvais plus me soutenir ; il est vrai que je vous ai vigoureusement maintenu tout le temps de la montée !

Dérigny, souriant.

Je crois bien, mon général ! je m’appuyais sur vous de tout mon poids. »

Un second cigare acheva de remonter nos fumeurs. Le général aurait bien volontiers fait un petit somme, mais l’amour-propre le tint éveillé. Il eût fallu avouer que la montée était trop forte pour lui, et il voulait accompagner les jeunes gens dans d’autres expéditions difficiles. Au moment où le temps commençait à lui paraître long, il entendit, puis il vit accourir la bande joyeuse.

« Mon oncle, je vous apporte des rafraîchissements, dit Natasha en s’asseyant près de lui et lui présentant une grande feuille remplie de mûres. Goûtez, mon oncle, goûtez comme c’est bon ! »

Le général goûta, approuva le goût de sa nièce, et continua à goûter, jusqu’à ce qu’il eût tout mangé.

Dérigny s’était levé en voyant arriver Natasha, le prince Romane et les enfants. Jacques et Paul avaient aussi fait leur petite provision ; ils l’offrirent à leur père, qui goûta ces mûres et les trouva excellentes ; mais il n’en mangea qu’une dizaine.

« Encore, encore, papa ! s’écrièrent ses enfants ; c’est pour vous que nous avons cueilli tout ça.

Dérigny

Non, mes chers amis ; j’ai eu très chaud, et je me ferais mal si j’avalais tant de rafraîchissants ; gardez le reste pour votre dîner ou mangez-le, comme vous voudrez.

Jacques

Nous le garderons pour maman.

Dérigny

C’est une bonne idée et qui lui fera plaisir.

Le général

Dérigny ! Dérigny ! nous nous remettons en route pour descendre dans la vallée. Prenez bien garde de tomber ; tenez-vous aux basques de mon habit comme en montant ; je vous retiendrai si vous glissez.

Dérigny

Très bien, mon général ! je vous remercie. »

Natasha le regarda d’un air surpris.

Dérigny, réprimant un sourire.

C’est que, mademoiselle, le général m’a aidé à gravir la montagne ; c’est pourquoi…

Natasha, très surprise.

Mon oncle vous a aidé ?… C’est lui qui vous a aidé !

Dérigny, riant tout à fait.

Demandez plutôt au général, mademoiselle ; il, vous le dira bien. »

Le général, se frottant les mains.

Certainement, Natasha ; certainement. Sans moi, il ne serait jamais arrivé ! Tu vas voir à la descente ; ce sera la même chose. »

Natasha regardait toujours Dérigny, comme pour demander une explication. Il lui fit signe en riant que ce serait pour plus tard. Natasha commença à deviner et sourit.

« Partons, dit le général. Les enfants en avant, Natasha aussi ; Romane devant moi, pour être au centre de la ligne ; Dérigny derrière moi, pour ne pas tomber et pour se retenir à moi. »

Les enfants s’élancèrent en avant. La descente était difficile, escarpée, glissante ; les pierres roulaient sous les pieds ; les rochers formaient des marches élevées ; des trous, semblables à des précipices bordaient le sentier. Chacun s’appuya sur son bâton et marcha bravement en avant ; les garçons descendaient tantôt courant, tantôt glissant et ne furent pas longtemps à atteindre le bas de la montagne ; Natasha descendait d’un pied sûr, sautant parfois, glissant sur les talons, s’accroupissant par moments, mais ne s’arrêtant jamais. Romane aurait fait comme elle, s’il n’avait été inquiet des allures désordonnées du général, qui trébuchait, qui sautait sans le vouloir, qui glissait malgré lui, qui serait tombé à chaque pas, si Dérigny, fidèle à sa recommandation, ne l’eût tenu fortement par les basques de sa redingote.

« Tenez-vous ferme, mon pauvre Dérigny, criait le général : ne me ménagez pas ; je vous soutiendrai bien, allez. »

Le pauvre général butait, gémissait, maudissait les montagnes et les rochers. Dérigny suait à grosses gouttes : il lui fallait prêter une extrême attention aux mouvements du général pour ne pas le tirer mal à propos et pour ne pas le lâcher, le laisser buter et tomber sur le nez. À moitié chemin, la descente devenait plus raide et plus rocailleuse encore ; le général buta si souvent, Dérigny tira si fort, que le dernier bouton de la redingote sauta ; le général en reçut une saccade qui manqua le jeter sur le nez ; Dérigny donna, pour le relever, une secousse qui fit partir tous les autres boutons ; le général leva les bras en l’air en signe de détresse ; les manches de la redingote glissèrent en se retournant le long de ses bras, et le pauvre général, laissant son habit aux mains de Dérigny épouvanté, fit trois ou quatre bonds prodigieux de rocher en rocher, glissa, tomba et roula au fond d’un trou heureusement peu profond, mais bien garni de ronces et d’épines. Pour comble d’infortune, un renard, réfugié au fond de ce trou, se trouva trop serré entre les ronces et le général, et voulut se frayer un passage aux dépens des chairs déjà meurtries de son bourreau involontaire. Les dents aiguës du renard firent pousser au général des cris lamentables, Romane revint sur ses pas en courant ; Dérigny s’était déjà élancé dans le trou pour aider le général à en sortir ; ses mains rencontrèrent les dents du renard ; ne sachant à quel animal il avait affaire, mais comprenant la détresse du malheureux général, il enfonça son bras dans les épines, saisit quelque chose qu’il tira à lui, malgré la résistance qu’on lui opposait et, après quelques efforts vigoureux, amena le renard. Le tuer était long et inutile ; il le saisit à bras-le-corps et le lança hors du trou ; l’animal disparut en une seconde, et Dérigny put alors donner tous ses soins au général. Il le releva et chercha à lui faire remonter le côté le moins escarpé du trou ; efforts inutiles ; le général grimpait, retombait, se hissait encore, mais sans jamais pouvoir atteindre la main que lui tendait Romane. Dérigny essaya de prendre le général sur son dos

et de le placer contre les

Les dents aiguës du renard firent pousser au général des cris lamentables.

parois du trou ; mais il s’épuisa vainement :

les grosses jambes du général ne se prêtaient pas à cette escalade, et il fallut toute la vigueur de Dérigny pour résister aux secousses que lui donnaient les tentatives inutiles du général. Voyant que ses efforts restaient sans succès, il se laissa glisser le long du dos de Dérigny, et dit d’un ton calme :

« Romane, mon enfant, je n’en peux plus ; je reste ici ; le renard y a demeuré, pourquoi n’y demeurerais-je pas ? Seulement, comme je suis moins sobre que le renard, je te demande de vouloir bien courir à l’hôtel et de me faire apporter et descendre dans ce trou un bon dîner, du vin, un matelas, un oreiller et une couverture, et autant pour Dérigny, qui est la cause de mon changement de domicile.

Dérigny

Mon général, je vais vous avoir un petit repas et les moyens de revenir à l’hôtel. Le prince Romane voudra bien vous tenir compagnie en mon absence.

Le général

Tu es fou, mon pauvre camarade de prison ; comment sortiras-tu d’ici ?

Dérigny

Ce ne sera pas difficile, mon général : dans une heure je suis de retour. »

Et Dérigny, s’élançant de rocher en rocher, d’arbuste en arbuste, se trouva au haut du trou avant que le général fût revenu de sa stupéfaction. Dérigny bondit plutôt qu’il ne courut jusqu’au bas de la montage, où il trouva Natasha et les enfants, auxquels il expliqua en peu de mots la position critique de leur oncle ; il continua sa course vers l’hôtel, où il trouva promptement cordes, échelles et hommes de bonne volonté pour sortir le général de son trou ; il prit un morceau de pâté, une bouteille de vin, et reprit le chemin de la montagne, suivi par une nombreuse escorte grossie de la foule des curieux qui apprenaient l’accident auquel on allait porter remède.

Quand ils arrivèrent au trou qui contenait le malheureux touriste, Dérigny eut de la peine à arriver jusqu’à lui, les bords étaient occupés par Romane, Natasha et les quatre garçons, qui faisaient la conversation avec le général. Pendant qu’on organisait les échelles et les cordes, Dérigny descendit les provisions, que le général reçut avec joie et fit disparaître avec empressement. Romane dirigea le sauvetage, pendant que Dérigny, redescendu dans le trou, aidait le général à grimper les échelons, soutenu par une corde que Dérigny lui avait nouée autour du corps. Les hommes tiraient par en haut, Dérigny poussait par en bas ; rien ne cassa, fort heureusement, et le général arriva jusqu’en haut suivi de son fidèle serviteur. Chacun félicita, embrassa le général ; Romane, Natasha et ses frères serrèrent amicalement les mains de

Dérigny, et l’on se remit en marche, mais avec une variante.

On se remit en marche, mais avec une variante.

Dérigny avait fait apporter une chaise à porteurs, dans laquelle on plaça le général, qui ne fit aucune résistance, les dents du renard ayant fait des brèches trop considérables au vêtement qui avait porté sur la tête de l’animal. L’agilité que Dérigny avait déployée en sortant du trou, la facilité avec laquelle il avait descendu et remonté la montagne, ouvrirent les yeux du général ; il comprit tout, la montée comme la descente, et n’en parla que dans le tête-à-tête du soir avec son ami Dérigny.

Depuis ce jour, il ne proposa plus d’accompagner les jeunes gens dans leurs excursions ; Mme Dérigny le remplaça près de Natasha, comme par le passé, et le général tint compagnie à sa nièce, Mme Dabrovine, dans ses tranquilles promenades en voiture.