Le Général Dourakine/22

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Hachette (p. 347-364).



XXII

FIN DES VOYAGES. CHACUN CHEZ SOI


La saison des eaux se passa sans autre aventure ; on se remit en route à la fin d’août et l’on prit le chemin de la France, cette chère France dont le souvenir faisait battre le cœur des Dérigny, un peu celui du général, et dont la réputation faisait frémir d’impatience Natasha et ses frères. Romane restait calme : il se trouvait heureux et ne désirait pas changer de position. Il voulait seulement trouver une manière convenable de gagner sa vie quand il aurait fini l’éducation d’Alexandre et de Michel.

« Si Dieu voulait bien me faire sortir de ce monde quand cette tâche sera finie, pensait-il, ce serait un de ses plus grands bienfaits ; quelle triste vie je mènerai loin de cette chère famille que j’aime si tendrement ! »

Le général voulut rester quelque temps à Paris ; une fois établi à l’hôtel du Louvre, il permit aux Dérigny d’aller rejoindre à Loumigny Elfy et Moutier.

« Vous nous annoncerez, leur dit-il ; et je vous charge, mon ami, de nous préparer des logements. »

Le général acheta une foule de choses de ménage et de toilette pour Elfy et Moutier, et les remit à Mme Dérigny pour qu’elle n’arrivât pas les mains vides, attention délicate qui les toucha vivement.


On prit le chemin de la France. (Page 347.)

Dérigny et sa famille se mirent immédiatement en route ; partis de Paris le soir, à huit heures, ils arrivèrent à Loumigny le lendemain de grand matin, par la correspondance d’Alençon. Voulant faire une surprise à Elfy et à Moutier, Dérigny fit arrêter la voiture à l’entrée du village ; ils se dirigèrent à pied vers l’Ange-gardien. Mme Dérigny eut beaucoup de peine à retenir Jacques et Paul, qui voulaient courir en avant ; la

porte de

Elfy pleurait. (Page 351.)

l’auberge était ouverte ; les Dérigny entrèrent sans bruit, et

virent Elfy et Moutier assis à la porte de leur jardin. Elfy pleurait. Le cœur de Mme Dérigny battit plus fort.

« Il y a si longtemps que je n’ai eu de leurs nouvelles, mon ami ! disait Elfy. Je crains qu’il ne leur soit arrivé malheur. On peut s’attendre à tout dans un pays comme la Russie.

— Chère Elfy, tu as donc perdu ta confiance en Dieu et en la sainte Vierge ? Espérons et prions.

— Et vous serez exaucés, mes chers, chers amis ! » s’écria Mme Dérigny en s’élançant vers Elfy, qu’elle saisit dans ses bras en la couvrant de baisers.

Jacques et Paul s’étaient jetés dans les bras de Moutier, qui les embrassait ; il quittait l’un pour reprendre l’autre ; il embrassa à les étouffer Dérigny et sa femme ; Elfy pleurait de joie après avoir pleuré d’inquiétude. Toute la journée fut un enchantement continuel ; chacun racontait, questionnait sans pouvoir se lasser. Moutier et Elfy firent voir à leur sœur et à leur frère les heureux changements qu’ils avaient faits dans la maison et dans le jardin ; ils accompagnèrent les nouveaux arrivés chez le curé, qui faillit tomber à la renverse quand Jacques et Paul se précipitèrent sur lui en poussant des cris de joie. Après les premiers moments de bonheur et d’agitation, les Dérigny lui donnèrent des nouvelles du général et annoncèrent son arrivée.

« Bon, excellent homme ! dit le curé. Quel dommage qu’il ne soit pas en France pour toujours !

Dérigny

Vous n’avez rien à regretter, monsieur le curé ; il vient en France pour y rester. Il veut se fixer près de nous aux environs de Loumigny, dans une terre qu’il cherche à acquérir.

Le curé

Mais il sera seul ! Il s’ennuiera et repartira !

Dérigny

Seul, monsieur le curé ? Il arrive en nombreuse et aimable compagnie ! Nous vous raconterons tout cela. »

Après une longue visite au curé, pendant laquelle Jacques et Paul allèrent voir leurs anciens amis et camarades, ils allèrent tous à l’auberge du Général reconnaissant. L’enseigne se balançait dans toute sa fraîcheur ; la maison était propre, soignée, bien aérée, grâce aux soins de Moutier et d’Elfy ; les prairies attenantes à l’auberge étaient dans l’état le plus florissant ; les pommiers qui les couvraient étaient chargés de fruits. Mme Dérigny était enchantée ; elle examinait son linge, sa vaisselle, ses meubles, et remercia affectueusement Elfy et Moutier de leurs bons soins.

« Nous allons nous y établir dès ce soir, dit-elle ; tout y est si propre qu’on peut l’habiter sans rien déranger.

Elfy

Reste avec nous et chez nous jusqu’à l’arrivée du général, ma sœur ; nous nous verrons mieux. »

Jacques et Paul joignirent leurs instances à celles de Moutier et d’Elfy, et n’eurent pas de peine à vaincre la légère résistance de Dérigny et de sa femme.

Tous s’établirent donc à l’Ange-gardien. Jacques et Paul reprirent avec bonheur leur ancienne chambre ; Mme Dérigny voulut aussi habiter la sienne ; Moutier et sa femme étaient au rez-de-chaussée et pouvaient, sans se déranger, abandonner les chambres du premier à leur sœur et à sa famille. Ils menèrent pendant un mois une vie heureuse et calme qui leur permit de mettre Elfy et Moutier au courant des moindres événements qui s’étaient passés pendant leur séparation.

Moutier et Dérigny ne cessèrent, pendant ce mois, de chercher à combler les vœux du général en lui trouvant une grande propriété avec une belle habitation. Enfin Moutier en trouva une à une lieue de Loumigny ; elle fut mise en vente de la manière la plus imprévue, par suite de la mort subite du propriétaire, le baron de Crézusse, ex-banquier, fort riche, qui venait de terminer l’ameublement de ce magnifique château pour l’habiter et s’y reposer de ses fatigues. Elfy écrivit au général pour l’en informer, et profita de l’occasion pour lui renouveler mille tendresses reconnaissantes dont la gaieté assaisonnait le sentiment.

Le général répondit : « Mon enfant, j’arrive jeudi ; n’oubliez pas le dîner à quatre heures.

« le général reconnaissant. »

Effectivement, trois jours après cette lettre laconique, une berline et une calèche arrivèrent au grand galop de leurs huit chevaux et s’arrêtèrent devant l’auberge de l’Ange-gardien. Natasha sauta au bas de la berline et se jeta au cou d’Elfy en l’appelant par son nom.

« Vous voyez, ma chère Elfy, que je vous connais, que je suis votre amie, et que vous me devez un peu de l’amitié, que vous avez pour grand-père. »

Natasha tendit ensuite les deux mains à Moutier, qui s’inclina profondément en les serrant, et qui s’élança au secours du général, que Romane ne parvenait pas à dégager des coussins de la voiture. Le poignet vigoureux de Moutier l’eut bientôt enlevé ; il sauta presque à terre et tomba, moitié par la secousse, moitié par affection, dans les bras de Moutier, qui eut de la peine à ne pas toucher terre avec sa charge. Mais il s’y attendait, il ne broncha pas, et il serra le général contre son cœur avec des larmes dans les yeux. Le général aussi sentit les siens se mouiller ; il s’empara d’Elfy pour l’embrasser plus d’une fois. Elfy lui baisait les mains, riait, pleurait tout à la fois. Mme Dabrovine et le prince Romane furent présentés par le général.

« Ma petite Elfy, voici la fille de mon cœur et le fils de mes vieux jours. Aimez-les comme vous m’aimez. »

La profonde révérence d’Elfy fut interrompue

Il tomba, moitié par la secousse, moitié par affection, dans les bras de Moutier.

par Mme Dabrovine, qui

embrassa tendrement cette jeune amie de son vieil oncle. Le prince Romane lui serra la main avec effusion.

Moutier reçut aussi des poignées de main affectueuses de Mme Dabrovine, du prince Romane et d’Alexandre et Michel.

« Mon cher monsieur Moutier, dit Alexandre, vous nous raconterez bien en détail comment vous avez trouvé dans les bois le pauvre Jacques et son frère.

Moutier

Très volontiers, messieurs ; vous les aimerez davantage après ce récit ; mon bon petit Jacques est le modèle des frères et des fils : ils sont restés ce qu’ils étaient.

Le général

N’avez-vous pas quelque chose à nous donner pour notre dîner, ma petite ménagère ? Nous avons une faim terrible.

Elfy, souriant.

Je croyais que vous n’aimiez plus ma pauvre cuisine et mes maigres poulets, général. »

Le général

Comment, petite rancuneuse, vous vous souvenez de ce détail de votre dîner de noces ? Nous allons donc mourir de faim, si vous n’avez rien préparé.

Elfy

Soyez tranquille, général, tout est prêt, nous vous attendions pour servir. »

Le général entra et se mit à table ; le couvert était mis. Elfy engagea tout le monde à s’asseoir ; il fallut l’ordre exprès du général pour que les Dérigny et les Moutier se missent à table.

Le général

Je ne pensais pas que vous eussiez si vite oublié nos bonnes habitudes, ma petite Elfy et mon grand Moutier ! Nous étions si bons amis, jadis !

Moutier

Et nous le sommes encore, mon général ; pour vous le prouver, nous vous obéissons sans plus de résistance. Viens, Elfy ; obéis comme jadis.

Le général

À la bonne heure ! Ici, à ma droite, Elfy ; Moutier, près de ma nièce Dabrovine ; Natasha, à la gauche de Moutier ; Romane, près de Natasha ; Mme Dérigny, à ma gauche ; Alexandre, Michel, Jacques et Paul, où vous voudrez ; je ne me mêle pas de vous placer.

Jacques

Moi, près de mon bon Moutier.

Moutier

La place est prise par les dames, mon ami ; va ailleurs. »

Les quatre garçons se placèrent en groupe tous ensemble. Elfy prouva au général qui ni elle ni sa sœur n’avaient perdu leur talent pour la soupe aux choux, la fricassée de poulet, la matelote d’anguilles, le gigot à l’ail, la salade à la crème, les pommes de terre frites et les crêpes. Le général ne se lassait pas de redemander encore et encore de chaque plat. Le vin était bon, le café excellent, l’eau-de-vie vieille et vrai cognac. Le prince Romane joignit ses éloges à ceux du général, et, quoique ses démonstrations fussent moins énergiques, il lui arriva deux fois de redemander des plats servis et accommodés par les deux sœurs.

Après le repas et après une promenade dans les domaines d’Elfy et de Moutier, on se dirigea vers l’auberge du Général reconnaissant. Natasha, ses frères et leurs amis couraient en avant et admirèrent avec une gaieté bruyante l’effigie rubiconde du vieux général. Toute la société entra dans la maison de Dérigny, qui avait été préparée pour recevoir le général et sa famille ; les domestiques et les femmes de chambre y étaient déjà et rangeaient les effets de leurs maîtres. L’auberge était grande ; chacun eut une chambre spacieuse et confortable ; le général eut son salon ; Mme Dabrovine eut également le sien ; Natasha, Alexandre, Michel et même le prince Romane, virent avec grand plaisir un billard dans une pièce près de la salle à manger et du salon.

Dès le jour même, aidé d’Elfy et de Dérigny, le général s’installa avec les siens dans cette auberge si bien montée. Les Dérigny s’y transportèrent également. Le lendemain, le général, inquiet de ses repas, apprit avec une joie extrême que Dérigny avait déjà installé à la cuisine un excellent chef venu de Paris, et son garçon de cuisine, excellent pâtissier. Ce soin touchant de bien-être mit le comble à la reconnaissance du général ; ses inquiétudes étaient finies, son bonheur devenait complet ; dans sa joie, il pleura comme un enfant.

Un jour, une lettre du prince Négrinski annonça au général la mort de sa nièce Papofski et les pénibles événements qui avaient amené cette fin prématurée. Cette nouvelle impressionna péniblement le général, sa famille et ses amis ; mais ce sentiment s’effaça promptement par le bonheur dont ils jouissaient. Leur vie à tous était douce et gaie ; Natasha allait tous les jours passer quelques heures chez son amie Elfy : elle l’aidait à faire sa cuisine, à laver son linge, à le raccommoder, à faire son ménage ; Alexandre et Michel passaient leur récréations avec Jacques et Paul, à bêcher le jardin, à ratisser les allées, arroser les légumes, etc. ; le prince Romane et Moutier y mettaient aussi la main ; Mme Dabrovine et le général venaient souvent se mêler à leurs occupations, rire de leurs jeux, s’amuser de leurs plaisirs. Le lendemain de son arrivée, le général et sa nièce allèrent voir le château à vendre ; tout y était joli et magnifique ; la terre était considérable ; les bois étaient superbes ; le prix en était peu élevé pour la beauté de la propriété : deux millions payés comptant rendirent le général possesseur de cette terre si bien placée pour leur agrément à

tous. Ils s’y

Alexandre et Michel passaient leur récréations avec Jacques et Paul.

transportèrent quinze jours après leur arrivée à Loumigny,

et ils y passèrent gaiement et agréablement l’automne, l’hiver et le printemps. Dérigny était resté près du général. Il était régisseur de la terre et de toute la fortune du général ; sa femme surveillait le linge et fut établie femme de charge. Mme Dabrovine reprenait petit à petit sa gaieté ; elle voyait souvent le bon curé, que le général aimait aussi beaucoup, et qui devint le confesseur et le directeur de toute la famille ; Natasha était heureuse ; elle chantait et riait du matin au soir. Le prince Romane était devenu un membre indispensable de la famille. On voyait sans cesse les Moutier, soit chez eux, soit au château.