Le Loup des mers/08

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 100-108).

8

Parfois je pense que Loup Larsen est un fou, un demi-fou tout au moins, tellement les changements de son humeur et ses caprices sont déconcertants. À d’autres moments, il me produit l’effet d’un grand homme méconnu, ou d’un génie manqué. Finalement, j’ai la conviction qu’il est un primitif, né trop tard dans notre monde moderne, un anachronisme vivant dans notre civilisation exacerbée.

C’est un individualiste et un solitaire. Il n’y a aucune affinité entre lui et les hommes du bord. Sa force exceptionnelle, physique et morale, met un mur entre lui et les autres êtres.

À ses yeux, ce ne sont que des enfants. Même les chasseurs de phoques, qu’il traite comme des gamins et, quand il daigne descendre à leur niveau, il paraît jouer avec eux comme avec des petits chiens.

Ils sont pour lui des sujets d’étude, sur lesquels il pratique ses expériences, avec la froide cruauté d’un vivisecteur, curieux de suivre leurs processus mentaux ; il dissèque leurs âmes, afin de savoir de quoi est faite l’âme humaine. Maintes fois je l’ai vu, à table, insulter l’un ou l’autre de ces hommes, de propos délibéré, en braquant sur eux son regard. Il se plaisait à faire éclater leurs petites rages, avec une curiosité intéressée, risible pour moi, spectateur avisé.

Quant à ses colères, je suis persuadé qu’elles sont feintes et qu’il ne perd jamais la maîtrise de soi. Mais tantôt il se divertit à en étudier l’effet, et tantôt elles sont chez lui une sorte de pose, le résultat d’une attitude qu’il juge bon de prendre devant ses subordonnés.

Jamais je ne l’ai vu réellement en rage, sauf le jour où mourut son second. Alors il était hors de lui, toute sa force redoutable entrait en jeu, et je ne souhaite pas de le revoir dans cet état.

Quant à ses lubies, je vais vous en donner un exemple, où ce fut Thomas Mugridge qui écopa.

Le déjeuner de midi était achevé et le coq était venu, comme il en avait pris l’habitude, rejoindre Loup Larsen, qui lui demanda :

— Tu sais jouer au Nap ?… Parfait ! Nous allons faire une partie. Je me doutais bien qu’en tant qu’Anglais tu connaissais ce jeu. C’est sur des bateaux anglais que je l’ai appris.

Thomas Mugridge était, je l’ai dit, un parfait imbécile. Tout fier de l’amitié que lui témoignait le capitaine, il affectait de petits airs grotesques, et les efforts auxquels il se livrait pour se donner les manières d’un homme bien né étaient à vomir, sinon à crever de rire.

Alors que nous n’étions que tous les trois dans la cabine, il feignait de ne pas me voir, comme si j’étais indigne d’un regard de ses yeux lavés, où flottaient vaguement des prunelles béates, emplies de visions bienheureuses.

— Hump, allez chercher les cartes ! m’ordonna Loup Larsen, en s’asseyant devant la table. Apportez aussi des cigares et le whisky, que vous trouverez dans l’armoire de ma couchette.

Je revins dans la cabine avec les cartes, la bouteille et la boîte à cigares, juste à temps pour entendre le coq suggérer confidentiellement à Loup Larsen qu’un mystère entourait sa naissance, qu’il était probablement le fils naturel d’un gentleman authentique, qui avait eu un caprice inavouable, et qu’on lui faisait parvenir une rente secrète, en échange de quoi il consentait à se tenir éloigné de l’Angleterre.

— Oui, capitaine, expliquait-il. Et j’ai reçu la forte somme pour déguerpir et me faire oublier…

J’avais apporté des verres à liqueur ordinaires. En les voyant, Loup Larsen fronça les sourcils, secoua la tête et, réunissant en creux ses deux mains, me fit signe d’aller chercher des gobelets.

Il les remplit aux trois quarts de whisky pur — une vraie boisson de gentleman, observa Thomas Mugridge — et les deux hommes trinquèrent en l’honneur du Nap, jeu magnifique, allumèrent chacun un cigare, puis se mirent à battre et à distribuer les cartes.

Ils jouaient pour de l’argent, montant les enjeux à chaque partie, et buvant toujours du whisky. Si bien que je dus apporter une autre bouteille.

J’ignore si Loup Larsen trichait — chose dont il était parfaitement capable — ou non. Mais il gagnait régulièrement.

Le coq faisait des voyages répétés à sa couchette pour aller chercher de l’argent. Chaque fois, il accomplissait le trajet avec une crânerie croissante, mais il ne rapportait avec lui que quelques dollars.

La tête commençait à lui tourner, sous l’effet de la boisson. C’est à peine s’il pouvait encore distinguer les cartes et se tenir droit sur sa chaise. Il se faisait aussi plus familier.

En préambule à l’un de ses voyages, il pointa son index graisseux sur une des boutonnières de la veste de Loup Larsen et, d’un air fanfaron, il proclamait et répétait :

— J’ai de l’argent… Beaucoup d’argent en réserve… Je suis le fils d’un gentleman, je vous l’ai dit…

La boisson n’avait aucune prise sur Loup Larsen. Il buvait pourtant autant que son adversaire. Souvent même son verre était le plus plein. Il demeurait impassible et n’avait même pas un sourire, aux sottises que débitait le coq.

Enfin, avec de véhémentes protestations qu’il saurait perdre comme un vrai gentleman, Thomas Mugridge déposa ses derniers dollars sur la table comme enjeu, et effectivement les perdit.

Sur quoi, il se prit la tête dans les mains et se mit à pleurer. Loup Larsen le regarda d’un œil curieux, et je pensais qu’il allait, en le faisant parler, entamer une étude psychologique et le mettre à nu. Mais il se ravisa, pensant sans doute que, de rien, l’on ne pouvait rien tirer.

Il se contenta de me dire, avec une courtoisie affectée :

— Hump, veuillez avoir l’obligeance de prendre par le bras M. Mugridge et de l’aider à remonter sur le pont. Il ne se sent pas bien.

Il ajouta, en se penchant vers mon oreille :

— … Et dites à Johnson de lui verser plusieurs seaux d’eau de mer sur la tête.

Je fis comme il m’était ordonné et, ayant conduit le coq sur le pont, je l’abandonnai, en l’absence de Johnson, à deux matelots goguenards, à qui je repassai la consigne.

Mugridge continuait à ânonner, d’une voix pâteuse, qu’il était le fils d’un gentleman. Mais, alors que je redescendais l’escalier du carré pour débarrasser la table, je l’entendis, derrière moi, qui hurlait au premier seau d’eau qu’on lui balançait.

Je trouvai Loup Larsen occupé à compter son bénéfice.

— … Ça fait au total cent quatre-vingt-cinq dollars, dit-il tout haut. C’est exactement ce que je pensais. Et l’animal a embarqué sans un sou vaillant !

Je pris hardiment la parole :

— Nous sommes d’accord, capitaine ! Et l’argent que vous avez gagné m’appartient.

Loup Larsen me gratifia d’un sourire moqueur.

— Hump, j’ai étudié la grammaire autrefois. Vous embrouillez le temps des verbes. Vous devriez dire, pour parler correctement : « m’appartenait » et non : « m’appartient ».

Je ripostai :

— Ce n’est pas là une question de grammaire, mais de morale.

Loup Larsen se tut, pendant une bonne minute, puis répondit gravement, avec une sorte de mélancolie :

— C’est la première fois que j’entends ce mot dans la bouche d’un homme. Je suis heureux de vous l’entendre prononcer sur ce bateau qui, sauf vous et moi, n’est peuplé que de brutes. Ça me change un peu. Je me suis souvent plongé dans la lecture, afin de m’élever au-dessus de la situation sociale où le sort m’a fait naître. Je ne suis pas un ignorant… Mais, pour ce qui nous occupe, vous vous trompez. Ce n’est là une question ni de grammaire ni de morale, mais une question de fait.

— Je comprends… Et le fait consiste en ceci : c’est vous qui avez l’argent dans votre poche ?

Son visage s’éclaira.

— Bien raisonné, s’écria-t-il.

— Mais vous arrangez les choses à votre manière, il y a la question de droit.

Loup Larsen fit une vilaine moue.

— Nous y voilà revenus ! Vous vous obstinez à croire au bien et au mal.

— Sincèrement, vous n’y croyez pas ?

— Pas le moins du monde ! Il n’y a qu’un droit, je le répète, celui de la force. Le faible a tort, uniquement parce qu’il est faible. C’est tant pis pour lui. Il est bon et profitable d’être fort. J’ai cet argent dans ma poche et ça me fait plaisir. Pourquoi me priverais-je de cet agrément quand rien ne m’y oblige ?

Je protestai :

— L’homme, digne de ce nom, doit considérer non seulement son propre intérêt et son propre plaisir, mais, à parties égales, l’intérêt et le plaisir de son semblable. C’est ce qu’en philosophie on nomme l’altruisme.

— Vous voulez dire : aider les gens ?

De la part d’un homme qui s’était cultivé tout seul, avait beaucoup réfléchi sans avoir l’occasion de discuter souvent, rien d’étonnant à ce qu’il ne sût pas la signification de ce mot.

— Un acte d’altruisme est un acte accompli pour le bien d’un autre, l’altruiste est le contraire de l’égoïste, qui ne songe qu’à soi-même, expliquai-je.

— Oui, oui, je me souviens d’avoir lu quelque chose de semblable dans Spencer.

— Vous avez lu Spencer ?

— Oui, un peu… Oh ! pas à fond, bien entendu. J’ai fait de mon mieux. J’ai tiré un certain profit de ses Premiers Principes. Mais sa Biologie a dégonflé mes voiles et sa Psychologie m’a abandonné en calme plat. Assurément mon éducation de base était insuffisante pour de telles études. J’ai pourtant pêché dans son Principe de morale évolutionniste des bribes intéressantes.

Je me demandais ce qu’un tel homme avait bien pu tirer de la lecture de ce philosophe, pour qui l’altruisme était intimement lié à son idéal de vie supérieure. Il était certain que Loup Larsen avait épluché dans Spencer ce qui lui convenait et rejeté le reste.

— Bref, dis-je, vous êtes un individualiste, un matérialiste et un hédoniste ?

— Un hédoniste… Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est, si vous préférez, un homme qui pratique la philosophie du plaisir. C’était le cas d’Épicure.

— Exactement.

— Et vous êtes complètement dépourvu de ce que le monde appelle le sens moral ?

— Tout juste !

— Vous êtes un homme qu’on doit toujours craindre…

— Vous y êtes !

— Tout comme on redoute un serpent, un tigre ou un requin ?

— Vous commencez à me connaître… D’autres disent comme un loup.

— Vous êtes une sorte de monstre, et qui s’en fait gloire, un Caliban qui agit par caprice et par fantaisie…

Le temps passait. L’heure du dîner approchait et le couvert n’était pas mis. Tout en discutant, j’avais hâte d’aller reprendre mon service, qui était plus terre à terre que ces spéculations philosophiques.

Thomas Mugridge, en effet, ne tarda pas à montrer dans l’écoutille son horrible bobine, à la fois défaite et furieuse, et à me lancer un regard impératif.

— Ce soir, il faudra te tirer d’affaire tout seul, cuistot ! Je suis en grande conversation avec Hump, et tu te passeras de lui !

Ce soir-là, en effet, je m’assis à la même table que Loup Larsen et que les chasseurs de phoques, honneur que je n’aurais jamais espéré.

Thomas Mugridge nous servait et ce fut lui qui fit ensuite la vaisselle. Ainsi l’avait voulu un caprice de Caliban. Caprice qui, je m’en doutais bien, me vaudrait de notables ennuis.

Et, tout en mangeant, nous continuâmes, Loup Larsen et moi, à discuter philosophie, sciences morales et religion, devant les chasseurs de phoques qui n’y comprenaient rien.