Le Loup des mers/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 109-124).

9

Ce traitement de faveur dura trois jours, trois jours d’un repos béni, où je pris tous mes repas en société de Loup Larsen, débattant avec lui les plus graves problèmes de la vie, tandis que Thomas Mugridge, au comble de la rage, assumait mon propre travail en plus du sien.

— Attention au grain ! C’est tout ce que je peux te dire… me conseilla Louis, que je rencontrai sur le pont, pendant que Loup Larsen, abandonnant un instant Spencer, était occupé à régler une querelle qui s’était élevée entre les chasseurs de phoques. Hump, fais gaffe. Sais-tu de quoi demain sera fait ? En ce moment, Loup Larsen ne jure que par toi. Mais cet homme est aussi mobile que les vents et les courants de l’eau. Il est impossible de se fier à lui. Au moment où tu croiras le tenir, le vent tournera, la brise se transformera en tempête et crèvera la toile de ton beau ciel bleu.

Le grain annoncé par Louis ne devait pas tarder et, prévenu comme je l’étais, je ne fus qu’à moitié surpris de l’explosion.

Je venais d’avoir, avec Loup Larsen, une chaude discussion, toute spéculative, quand, passant à des considérations plus objectives, je mis directement sur la sellette, imprudemment je l’avoue, mon redoutable interlocuteur.

Je lui dis carrément tout ce que j’avais sur le cœur, ce que je pensais de son immoralité et de son égoïsme, et mis son âme à nu comme il avait l’habitude de le faire pour les autres. Je me montrai, sans ménagements, sévère et juste, et je m’emballai si bien que Loup Larsen s’exaspéra.

Je vis, trop tard, son visage, bronzé par le soleil, devenir noir de rage et ses yeux se mettre à lancer des flammes. Il n’y avait plus, en eux, aucun signe de raison, ni même d’intelligence. C’était l’exaltation terrible d’un fou. Le loup reparaissait. Le loup enragé.

Larsen bondit sur moi, avec un sourd rugissement, et m’empoigna par le bras. Je me cabrai, décidé à lui tenir tête, malgré ma frayeur. Mais la force gigantesque de cet homme était au-dessus de mes moyens de défense.

D’une main, il m’avait agrippé le biceps et, quand il resserra son étau, la douleur fut telle que mes jambes cédèrent sous moi et que je m’affaissai en poussant un cri. J’avais l’impression que mon bras n’était plus que de la bouillie.

En me voyant tomber, Loup Larsen sembla se ressaisir. Une lueur de lucidité reparut dans ses yeux, et il relâcha son étreinte, avec un petit rire qui était plutôt un grognement.

Mes muscles se refusèrent à jouer et, incapable de me redresser, je roulai sur le sol, où je demeurai prostré pendant que Loup Larsen s’asseyait tranquillement sur une chaise, allumait un cigare et me guettait.

Tout en me tordant sur le plancher, j’apercevais, dans les yeux incisifs de Loup Larsen, cette curiosité amusée que j’avais si souvent remarquée et dont, pour l’instant, je me serais fort bien passé. Il scrutait froidement ma souffrance.

Je parvins enfin à me remettre sur mes pieds et montai l’escalier. Les jours heureux étaient terminés et je n’avais plus qu’à rejoindre la cuisine.

Mon bras gauche était engourdi et comme paralysé. Il me fut impossible de m’en servir pendant plusieurs jours, et il demeura raide durant des semaines. Encore Loup Larsen n’avait-il exercé, sur mon biceps, qu’une pression modérée, si l’on peut dire. Je m’en rendis compte le lendemain.

Je le vis, en effet, passer la tête dans la porte de la cuisine et, en signe de réconciliation, il me demanda comment se portait mon bras.

— Pas trop bien… répondis-je tristement.

— Ça aurait pu être pire ! fit-il en souriant.

À ce moment, j’étais occupé à éplucher des pommes de terre. Il en prit une dans le sac d’où je les tirais. Elle était saine et ferme, et non pelée. Il referma sa main sur elle, et accentua sa pression. Bientôt, la pomme de terre, transformée en purée, jaillit entre ses doigts, en filets jaunâtres. Cela fait, il en laissa tomber la peau et s’en alla.

Et je compris sans peine ce qui serait advenu de mon bras, s’il avait plu au monstre d’user de toute sa force.

Ces trois jours de repos m’avaient cependant été salutaires. Mon genou s’était reposé et l’enflure avait diminué. La rotule semblait revenir à sa place.

En revanche, ces trois jours d’intimité avec Loup Larsen ne tardèrent pas à m’apporter les désagréments escomptés. Il apparut rapidement que Thomas Mugridge était décidé à me les faire payer cher. Il se mit à me traiter plus grossièrement encore que par le passé ; il m’injuriait sans cesse et se déchargeait sur moi du travail qui lui incombait. Il alla même jusqu’à lever le poing sur moi. Mais, moi aussi, je m’endurcissais et tournais à l’animal. Je protestai, et avec tant de véhémence, qu’il eut peur et recula.

C’était là un joli tableau, que celui d’Humphrey Van Weyden, acculé dans un coin de cette infecte cuisine et défiant du regard l’immonde créature qui s’apprêtait à le frapper. J’avais les lèvres retroussées, comme celles d’un chien qui grogne, et dans mes yeux enfiévrés luisaient à la fois la crainte et le courage, né de ma peur. Je jouais le rôle d’un rat bloqué dans un piège. Quoi qu’il en soit, ma révolte fut efficace et le poing qui me menaçait ne s’abattit pas sur moi.

De cet instant, Thomas Mugridge et moi, telles deux bêtes ennemies encagées ensemble, nous ne cessâmes plus de nous jeter des regards de haine et de nous montrer les dents.

Comme le coq était un poltron et n’osait plus engager avec moi un pugilat, où il craignait d’avoir le dessous, il usa, pour m’effrayer, d’un autre genre de menace.

Dans la cuisine, il n’y avait pour trancher la viande qu’un seul grand couteau, usé par de nombreuses années de service, et qui n’était plus qu’une longue lame mince, si terrible d’aspect que je frissonnais chaque fois que j’avais à l’utiliser.

Le coq emprunta à Johansen une pierre à repasser et se mit à aiguiser avec ostentation devant moi l’acier tranchant. Ce faisant, il n’arrêtait pas de me lancer des regards significatifs.

Chaque jour, dès qu’il avait une minute de loisir, Thomas Mugridge affûtait le couteau, qui devint coupant comme un rasoir. Il en essayait le fil sur le revers de son pouce, ou passait la pointe sous ses ongles. Il s’en servait pour se raser le poil sur le dos de sa main, et se penchait sur l’acier qu’il examinait avec minutie, de ses yeux écarquillés. Au bout d’un moment, il finissait par trouver — ou plutôt faisait semblant de trouver — une microscopique inégalité.

Alors il reprenait la pierre et continuait à affûter, affûter, à tel point que j’éclatais de rire, car cette comédie était parfaitement ridicule.

Malheureusement, cette menace était plus sérieuse qu’elle n’en avait l’air. Je fus averti que, sous la lâcheté de Mugridge, il y avait un certain courage, correspondant exactement à celui qui, chez moi, était né de ma peur.

Et ce courage par ricochet était parfaitement susceptible d’inciter le coq à accomplir un acte devant lequel sa pusillanimité naturelle aurait reculé.

— Voilà le coq en train d’affiler son couteau pour Hump ! ricanaient les chasseurs de phoques, qui ne se faisaient pas faute d’asticoter Mugridge, en lui reprochant la lenteur de sa décision.

Thomas Mugridge prenait bien ces plaisanteries, en paraissait extraordinairement flatté et, pour toute réponse, hochait la tête d’un air mystérieux, qui ne sous-entendait rien de bon.

Un jour George Leach, l’ancien mousse, que je remplaçais, entreprit le coq sur le même sujet, en lui lançant une plaisanterie quelque peu salée.

Or il se trouvait que Leach était un des matelots qui avaient douché Mugridge, après sa partie de cartes avec Loup Larsen. Et il s’était acquitté de sa tâche avec un zèle que l’autre ne lui avait pas pardonné.

Mugridge riposta par un flot de grossièretés et de dénominations malsonnantes, et menaça Leach du couteau affilé à mon intention. Leach se moqua de lui de plus belle, en sortant tout l’argot de Billinsgate[1]. Avant que ni lui ni moi nous ne nous soyons rendu compte de ce qui arrivait, il avait tout le bras droit tailladé, du coude au poignet, par une estafilade.

Le coup fait, Mugridge se recula, le regard haineux, et se mit en garde, le couteau tendu. Mais, malgré le sang qui coulait à flots de son bras et éclaboussait le pont de ses giclures, Leach ne s’emporta pas.

— Tu me le paieras, salopard ! dit-il simplement. Et tu me le paieras cher… Mais je choisirai mon heure et, quand je t’empoignerai, tu n’auras pas ton couteau, fais-moi confiance !

Puis il tourna les talons et s’éloigna tranquillement. Thomas Mugridge était livide de remords, à la pensée de son acte inconsidéré, et de ses conséquences ultérieures, qui étaient inévitables.

Il ne s’était pas moins grisé à la vue du sang qu’il avait fait couler en ma présence et qui, dans son idée, devait me servir d’avertissement. Aussi redoubla-t-il envers moi de férocité. Si obscure que fût la psychologie de cet être inculte, il était patent que désormais il voyait rouge et était très capable de commettre un meurtre. Je lisais, comme dans un livre, ce qui se passait dans ce cerveau.

Les jours suivants, le Fantôme continua à filer sous les alizés et Thomas Mugridge à affiler son couteau sans répit, avec, à mon adresse, des regards dignes d’un carnassier.

De plus en plus effrayé, et certain que, d’une minute à l’autre, il me ferait mon affaire, j’en étais arrivé, quand je quittais la cuisine, à marcher à reculons. Cela au grand amusement de l’équipage et des chasseurs de phoques qui, pour en rire, guettaient mes sorties.

Il en résulta, pour mes nerfs, une telle tension que je tombai dans un sombre désespoir. Sur ce bateau de fous et de brutes, j’étais une âme humaine en détresse à qui, de l’avant à l’arrière, personne ne songeait à tendre une main secourable.

Parfois, je pensais à aller tout raconter à Loup Larsen et à réclamer sa protection. Mais la lueur diabolique qui brillait dans ses yeux et faisait la nique à la vie, me retenait.

Parfois encore, j’envisageais sérieusement de mettre fin à mes jours et il me fallait toute mon énergie, toute mon obstination optimiste, pour ne pas piquer une tête dans la mer, durant la nuit.

Lorsque Loup Larsen tentait d’engager avec moi la conversation et de m’entreprendre sur un sujet littéraire ou philosophique, je lui répondais évasivement et me dérobais. Si bien qu’il comprit qu’une grave préoccupation m’obsédait. Il m’ordonna de reprendre place, temporairement, à sa table et d’abandonner la cuisine.

Encouragé, je déversai alors ma peine dans son giron et lui racontai tout ce que, depuis ma dernière faveur, j’avais enduré de Thomas Mugridge. Il braqua sur moi son regard narquois et me demanda :

— Bref, vous avez la frousse ?

— Exactement, je ne m’en cache pas.

— Vous êtes bien tous les mêmes ! Vous déclamez, à tout bout de champ, sur l’immortalité de vos âmes, et vous avez peur de mourir. À la seule vue d’un couteau bien aiguisé et d’un cuisinier poltron, votre adhérence à la vie l’emporte sur la folie de vos rêves.

« Voyons, Hump… Vous proclamez que vous êtes une émanation de Dieu. Or Dieu ne peut pas être tué et vous êtes, conséquemment, sûr de ressusciter. Que craignez-vous donc, puisque vous avez devant vous la vie éternelle ?

« Vous êtes, selon vos théories, un millionnaire en immortalité ! Un millionnaire dont la fortune ne peut se perdre, car elle est plus durable que les étoiles et n’a pas plus de limites que l’espace et le temps. L’éternité n’a ni commencement ni fin. Que vous mouriez ici et vous continuerez à vivre ailleurs.

« Ne serait-il pas très beau, au contraire, de profiter de l’occasion qui s’offre à vous, de délivrer votre esprit du corps qui l’emprisonne ? Le coq est incapable de vous causer le moindre mal. Il ne peut que vous pousser dans le sentier de l’immortalité !

J’esquissai une vague protestation.

— Ou bien, reprit Loup Larsen en grognant, si vous ne tenez pas à faire immédiatement ce saut dans l’éternité, pourquoi n’y poussez-vous pas Mugridge à votre place ? Est-ce qu’il n’est pas, lui aussi, un millionnaire en immortalité ? Vous ne pouvez l’entraîner dans aucune banqueroute. Son « papier » circulera toujours au pair. En le tuant, vous ne raccourcissez pas réellement la longueur de sa vie qui est sans fin, comme la vôtre.

« Allez-y sans crainte ! Prenez le couteau, quand il aura le dos tourné, et servez-vous-en pour l’expédier dans l’Au-delà. Affranchissez son âme, brisez la porte de sa dégoûtante prison ! Qui sait ? Ce sera peut-être un merveilleux esprit qui sortira de cette carcasse repoussante, pour aller planer dans l’azur. N’hésitez pas, mon ami… Et je vous donnerai sa place. Il a quarante-cinq dollars par mois.

Il était évident, après cette conversation, que je n’avais rien à attendre de Loup Larsen. Je pris donc la résolution de ne compter que sur moi-même et de battre Thomas Mugridge avec ses propres armes.

À différentes reprises, Louis m’avait demandé de lui procurer, en contrebande, du sucre ou du lait condensé. L’infirmerie, où ces articles étaient rangés, prenait accès sur la cabine de Loup Larsen.

Profitant d’une occasion favorable, j’y dérobai cinq boîtes de lait. Puis, pendant la nuit, tandis que Louis assurait son quart sur le pont, je les troquai avec lui contre un poignard, dont la lame n’était pas moins acérée que le couteau de Thomas Mugridge et ne semblait pas moins meurtrière.

L’arme était ternie et un peu rouillée. Mais je fis tourner la meule ; Louis lui présenta l’acier, auquel il donna brillant et tranchant. Je dormis, la nuit qui suivit, plus profondément que de coutume.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, alors que j’étais à genoux, occupé à vider les cendres du fourneau, Thomas Mugridge commença, selon sa coutume, à aiguiser, aiguiser, aiguiser…

Je lui lançai un regard provocateur et, m’étant relevé, je sortis, pour aller jeter les cendres dans la mer.

Lorsque je revins, le coq était en conversation avec Harrison, dont l’honnête visage de garçon de ferme témoignait d’un vif et merveilleux étonnement.

— Oui, criait Mugridge, j’ai écopé, à cette occasion, de deux ans de prison ! Mais je ne les ai pas regrettés. Le type avait eu son compte… J’aurais voulu que tu voies ce spectacle ! Je tenais mon couteau comme ça… Ça lui est entré dans la viande, comme dans du beurre mou. Il gueulait comme un porc !

J’étais resté sur le seuil de la porte. Le coq me regarda de côté et, certain que je l’entendais, continua :

— Il me demandait grâce et me suppliait de l’épargner. « Si je t’ai fait du tort, Tommy, disait-il, je te jure que c’est sans le vouloir ! » Mais moi, je l’ai laissé causer et je lui ai rentré dedans. Beau spectacle, tu peux me croire !

Un appel du second, qui fit déguerpir Harrison, interrompit cette histoire sanguinaire.

Lorsque je fus entré, Thomas Mugridge s’assit sur la première marche de l’escalier et recommença à repasser son couteau.

Je remis en place le cendrier et je m’assis, très calmement, en face du coq, sur la boîte à charbon. Il me lança un coup d’œil mauvais.

Moi, toujours très calme, en apparence tout au moins, car mon cœur battait à se rompre, je sortis le poignard de Louis et me mis à l’affûter sur une pierre, que j’avais dans ma poche. Je m’attendais, de la part du coq, à une explosion d’injures. Mais il n’en fut rien. À ma vive surprise, il ne parut pas prêter attention à ce que je faisais. Il continua simplement à aiguiser son couteau. J’agis de même et, deux heures durant, nous restâmes là, nez à nez, aiguisant, aiguisant, aiguisant…

On nous aperçut du dehors. La nouvelle fit le tour du bateau et la moitié de l’équipage se pressait bientôt à la porte de la cuisine.

Encouragements et avis s’offraient gratuitement. Jock Horner, le chasseur de phoques, au parler si doux et qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, me conseilla de ne pas m’attaquer aux côtes, car la lame pouvait dévier. Il était préférable d’enfoncer l’acier de bas en haut, dans le ventre, sans oublier, au cours de cette opération, ce qu’on appelait la « tortillade espagnole ».

Leach, tout en me montrant son bras entouré d’un bandage, me supplia de le laisser achever le coq, et Loup Larsen s’arrêta, une ou deux fois, afin de jeter un regard curieux sur ce qui devait être pour lui une fermentation plus prononcée de la levure qu’il appelait la vie.

Je me permettrai d’ajouter qu’en cet instant je ne trouvais pas, moi non plus, que la vie fût quelque chose de divin et de bien propre. Il n’y avait là que deux atomes, peu ragoûtants, habités par une pareille lâcheté, acharnés à aiguiser, sur un caillou, un bout d’acier. Et l’autre groupe d’atomes qui regardait était tout aussi lâche.

La plupart de ces gens, j’en étais sûr, étaient avides de voir couler mon sang et celui du coq. Belle occasion de se divertir un peu ! Pas un d’entre eux n’interviendrait, même si le duel devenait mortel.

Et, d’un autre point de vue, toute cette scène était risible et puérile. Aiguise, aiguise, aiguise, Humphrey Van Weyden ! Aiguise ton poignard dans cette cuisine de goélette et, comme ton adversaire, essaye le fil de ta lame sur ton pouce !

De toutes les situations où je m’étais trouvé, depuis l’engloutissement du ferry-boat qui me ramenait à San Francisco, celle-ci était, vue de sang-froid, la plus inconcevable. Parmi les gens que je fréquentais jadis, nul ne l’aurait crue possible. Que moi, la « chiffe molle », comme on me surnommait pour mon sybaritisme endurci, j’en sois arrivé où j’en étais présentement, voilà qui excitait ma propre stupéfaction ! Et Van Weyden aurait été incapable de dire s’il devait s’enorgueillir du changement qui s’était opéré en lui, ou en rougir.

Mais rien n’arriva.

Au bout des deux heures, Thomas Mugridge, mettant de côté son couteau et sa pierre, me tendit la main.

— À quoi ça sert, dit-il, de nous donner en spectacle à toutes ces sales gueules et d’amuser la galerie ? Ils peuvent pas nous sentir et seraient ravis de nous voir nous couper la gorge ! Hump, t’es pas un mauvais gars. T’as du cœur au ventre, comme un vrai Yankee, et, d’une façon, tu me bottes. Allons, tends-moi la pogne…

Sans être très brave, j’étais tout de même moins lâche que le coq. C’était, je le compris, une victoire décisive que je venais de gagner et je refusai d’en compromettre le bénéfice en serrant la main qui m’était offerte.

— Ça va, ça va… déclara sans fierté Thomas Mugridge. Prends-la ou ne la prends pas. Je t’ai quand même à la bonne.

Et pour sauver la face, il se tourna furieusement contre les spectateurs, en criant :

— Débarrassez la porte de ma cuisine, bande de fumiers !

Cet ordre fut renforcé par la menace d’une bouilloire remplie d’eau fumante. Du coup, tous les matelots déguerpirent. Ce fut, pour Thomas Mugridge, une espèce de victoire, qui lui permit d’accepter plus gracieusement la défaite que je lui avais infligée.

Les chasseurs de phoques, que n’intimidait pas le coq, se retirèrent les derniers. J’entendis Smoke dire à Horner :

— Maintenant le coq est fichu !

— Tu parles ! répondit l’autre. Désormais, c’est Hump qui va diriger la cuistance et Mugridge va filer droit.

Le coq, ayant saisi ces paroles, me lança un coup d’œil de défi. Mais je feignis de n’avoir rien entendu.

Je n’avais pas cru ma victoire aussi complète mais je compris bientôt qu’elle l’était. À mesure que les jours s’écoulaient, la prophétie de Smoke se réalisait.

Le coq devenait envers moi plus humble et plus servile qu’envers Loup Larsen lui-même. Je cessai de l’appeler « Monsieur Mugridge », de laver la graisse des casseroles et des assiettes, et je ne pelai plus de pommes de terre.

Je m’occupai uniquement de mon travail, qui était de mettre et de servir la table du capitaine, et de ranger sa cabine. Je portais toujours, sur ma hanche, mon poignard dans sa gaine et je ne cessais pas de me départir, envers Thomas Mugridge, d’une invariable attitude, composée, en parties égales, de domination, d’insulte et de mépris.


  1. Marché aux poissons de Londres.