Le Loup des mers/33

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 415-425).

33

Voilà à présent Loup Larsen avec les fers aux pieds. Comme si nous avions encore besoin de ça ! La seconde attaque avait provoqué chez lui de sérieux troubles. Maud en fit la découverte en allant lui apporter à manger. Comme il donnait quelques signes de conscience, elle lui avait parlé, sans obtenir de réponse. Il était couché sur le côté gauche ; de toute évidence, il souffrait beaucoup. Maud vint me chercher.

Il pressait son oreiller contre sa joue gauche. Je lui parlai et il ne sembla pas m’entendre.

Puis il se retourna avec effort, tendit son oreille gauche, qu’il avait ainsi dégagée, et répondit quelques mots à mes paroles.

— Vous êtes donc sourd de l’oreille droite ? interrogeai-je.

— Oui, me répondit-il. Ça, ce n’est rien. C’est tout ce côté du corps qui est paralysé. Je ne sens plus mon bras ni ma jambe.

— Encore une feinte ? ripostai-je rudement.

Il secoua la tête, en tordant sa bouche pour grimacer un sourire. Ce sourire était vraiment atroce, car les muscles droits de sa face ne jouaient plus. Seule, la moitié de la bouche s’écartait et se contractait à la fois.

— C’est le dernier acte pour Loup Larsen, fit-il. Je suis paralysé… Enfin, seulement de ce côté-ci, ajouta-t-il, comme s’il devinait le coup d’œil méfiant que je jetai sur sa jambe gauche qu’il avait repliée ; son genou soulevait les couvertures.

— Dommage, reprit-il. J’aurais voulu vous tuer, Hump. Je pensais en avoir encore la force.

— Mais pourquoi ? demandai-je avec un mélange de curiosité et d’horreur.

Le rictus de sa bouche se dessina de nouveau et il me répondit :

— Oh !… Simplement pour vivre et agir encore, pour être, jusqu’au bout, le plus gros morceau de ferment et être le plus fort. Mais mourir de cette façon…

Il essaya de hausser les épaules ; seule, la gauche se souleva légèrement.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous allez mourir ? demandai-je.

— Ce sont ces terribles maux de tête. Je crois avoir un cancer, ou une tumeur au cerveau, qui attaque et dévore mes cellules. Et pourtant je reste parfaitement lucide. Je ne vois plus et j’entends à peine. Le sens du toucher va bientôt me manquer à son tour. Puis je cesserai de parler… C’est prévu et inévitable. Et pourtant, je le répète, je resterai lucide, vivant…

— Oui, votre âme immortelle survit.

Il grimaça un rire sardonique et gloussa :

— Mon âme ? Quelle âme ? Cela signifie simplement que chez moi certaines facultés ne sont pas atteintes par ce mal. Je suis capable de penser, de raisonner, de me souvenir. Quand elles m’abandonneront, je ne serai plus rien.

Et il se retourna, en remettant son oreille gauche sur l’oreiller, afin de me faire comprendre qu’il désirait ne pas poursuivre la conversation.

Maud et moi nous reprîmes nos travaux. Nos pensées étaient graves et solennelles et, de toute la journée, nous n’échangeâmes que des chuchotements.

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— Vous pouvez m’enlever les menottes, dit-il, ce soir-là, alors que nous allions lui rendre visite. Vous ne risquez rien. Je suis paralysé. Il faut maintenant faire surtout attention aux inflammations.

Il grimaça son terrible sourire, et Maud, horrifiée, détourna la tête.

— Vous savez que votre sourire est impressionnant ? fis-je, car je savais qu’elle devait le soigner et voulais l’épargner le plus possible.

— Eh bien, je ne sourirai plus, répondit-il calmement. Je le pensais bien… Mon côté droit s’engourdit, tantôt c’est le bras ou la main, tantôt la jambe ou le pied… Bon, considérez que dorénavant je souris pour l’éternité, avec mon âme, bien entendu.

L’homme n’avait pas changé. C’était toujours le terrible et indomptable Loup Larsen, emprisonné dans ce corps qui avait été autrefois splendide et invincible. À présent cloué à son lit de douleur, il tenait son âme emmurée dans les ténèbres et le silence. Jamais plus il ne pourrait conjuguer le verbe « agir » mais il « existait » encore.

Et pourtant, après lui avoir retiré les menottes, nous ne pouvions croire véritablement à son état. Nos esprits se révoltaient. Pour nous, il restait un homme plein de forces. Nous ignorions s’il ne fallait pas encore craindre quelque manifestation terrible de sa part.

La mauvaise saison était définitivement venue. Averses et tempêtes de neige ne discontinuaient pas. Le troupeau de phoques avait émigré vers le sud. L’île de Bonne-Volonté était pratiquement déserte. Je travaillais dans la fièvre à la réparation du bateau. Malgré le mauvais temps et le vent, je restais sur le pont depuis l’aube jusqu’à la nuit tombée et avançai mon travail de Titan.

Un soir, Maud et moi nous étions dans le carré quand je sentis soudain une âcre odeur de fumée.

Je regardai, très intrigué, la lampe allumée qui était pendue au plafond. Sa flamme était vive et claire, et la mèche ne charbonnait pas.

— Ça sent le brûlé, fit-elle d’un ton convaincu.

— Montez d’abord sur le pont.

— Mais…

— Ne répliquez pas ! Obéissez !

J’ouvris précipitamment la porte. Une épaisse fumée envahissait le couloir des cabines.

— Loup Larsen n’est pas mort, murmurai-je entre mes dents.

Je marchai à tâtons et m’attendais déjà à voir cette force de la nature se précipiter sur moi pour m’étrangler de sa poigne de fer. J’hésitai, en résistant contre une envie folle de rebrousser chemin. Puis je songeai à Maud et je compris que je ne pouvais pas reculer. Je pénétrai chez Loup Larsen.

C’était bien chez lui qu’était le foyer de l’incendie. Mais je ne voyais pas de flammes. Rien qu’une fumée épaisse et noire, à couper au couteau, issue je ne savais d’où. À tâtons, et tout en toussant, je me dirigeai vers la couchette de Loup Larsen. Je l’y trouvai étendu sur le dos et immobile.

Comme je me penchais sur lui, pour l’interroger, un fumeron me tomba sur la main. Il provenait de la couchette supérieure. Je compris tout de suite. Il avait eu suffisamment de force pour mettre le feu au matelas par une fente pratiquée dans le bois, en se servant de la main gauche. Mais la laine était humide et brûlait mal. Elle ne pouvait que se consumer lentement, en dégageant un flot asphyxiant de fumée.

Le péril, heureusement, n’était pas immédiat et, à l’aide de quelques seaux d’eau que j’allai tirer de la mer, je réussis assez rapidement à éteindre le feu. Dix minutes après, l’atmosphère étant redevenue respirable, j’autorisai Maud à descendre dans la cabine. Je dégageai Loup Larsen de sa couverture et de ses draps. Il avait perdu connaissance.

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La paralysie de Loup Larsen gagne toujours. Elle est presque générale.

Un matin, quand nous l’avons trouvé, il ne pouvait plus parler. Il a fait signe qu’il désirait un crayon et du papier. De sa main gauche, qui ne cesse de trembler, il a écrit :

« Je vis encore. Le morceau de ferment n’est pas mort. »

— Oui, mais il s’amenuise de plus en plus, lui dis-je.

Il rajouta sur la feuille :

« Songez qu’il va encore s’amenuiser jusqu’à ma mort. Je n’ai jamais été plus lucide de ma vie. Je suis toujours là. »

C’était comme un message qui venait des ténèbres de la tombe. Le corps de cet homme, si formidable hier, n’était plus qu’un sépulcre où son âme se débattait.

Le lendemain il écrivit :

« L’engourdissement s’accentue. Je peux à peine bouger ma main. Il faut me parler plus haut. Les dernières lignes de communication se rompent. »

Je lui demandai s’il souffrait beaucoup. Je dus, à deux reprises, réitérer ma question. Il répondit :

« Pas constamment. »

Sa main se mouvait avec lenteur et trébuchait péniblement sur le papier. Ce ne fut qu’avec une extrême difficulté que nous déchiffrâmes ce griffonnage. Il rappelait, d’aspect, ces « messages de l’au-delà » dont les spirites gratifient les spectateurs, dans les séances publiques à un dollar d’entrée.

« Mais je suis toujours là… » écrivit-il encore.

Le crayon lui tomba de la main, où nous dûmes le replacer entre ses doigts.

« Je médite avec sérénité sur la vie et sur la mort, comme un Sage hindou, quand je ne souffre pas », écrivit-il.

— Vous croyez donc, lui cria Maud dans l’oreille, à l’immortalité ?

Par trois fois, Loup Larsen tenta d’écrire, mais sans résultat. Le crayon glissa sur le papier. Comme précédemment, j’essayai de le remettre dans sa main, mais ses doigts ne pouvaient se refermer.

Alors Maud maintint le crayon dans la main inerte, et Loup Larsen écrivit, en grandes lettres, si lentement que plusieurs minutes s’écoulèrent entre chacune d’elles :

« FOUTAISE ! »

Ce furent, si l’on peut dire, les dernières paroles de Loup Larsen, indomptable et sceptique jusqu’au bout.

Le bras et la main se détendirent, et le crayon roula sur le plancher. Le tronc eut un léger recul. Puis tout mouvement cessa.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Loup Larsen continue à vivre.

C’est Maud qui, chaque jour, avec un admirable dévouement, lui demande ce qui lui est nécessaire et, notamment, ce qu’il souhaite manger.

Elle pose ses doigts sur les lèvres, qui se remuent légèrement. Et, de leur mouvement, elle déduit si c’est un oui ou un non.

— Voulez-vous du bœuf ?

— …

— Non ? Voulez-vous du bouillon de bœuf ?

— …

— Oui ? C’est entendu… Humphrey, il désire du bouillon de bœuf.

Ce soir, ses yeux se remplirent de larmes. Puis, se laissant aller dans mes bras, elle murmura :

— Oh ! Humphrey, quand tout cela finira-t-il ? Je suis à bout de forces. Je n’en peux plus…

Elle posa la tête contre mon épaule ; je sentis sa frêle silhouette secouée par les sanglots. Entre mes bras, elle était légère comme une plume.

« Elle ne va pas tenir le coup », songeai-je.

Je la consolai et elle reprit bientôt le dessus.

— Je devrais avoir honte. (Puis elle ajouta avec un sourire étrange et adorable :) Mais je ne suis qu’un petit bout de femme.

Je ressentis comme une décharge électrique ; c’était ainsi que je l’appelais dans mon for intérieur.

— D’où tenez-vous cette expression ? demandai-je sèchement.

— Quelle expression ?

— Un petit bout de femme ?

— Elle est à vous ?… Je la connais depuis toujours. Mon père disait ça à ma mère.

— C’est également mon expression.

— Pour appeler votre mère ?

— Non.

Je ne poursuivis pas cette conversation. Je vis briller dans ses yeux une petite lueur moqueuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Loup Larsen est mort cette nuit.

Son âme est envolée dans la tempête, qui n’a pas cessé de rugir.

J’ai roulé le corps dans une voile et l’y ai ficelé étroitement.

Le pont était continuellement inondé. Le vent soufflait avec une force inouïe. Nous avions de l’eau jusqu’aux genoux.

— Je ne me rappelle qu’une phrase de l’oraison funèbre, dis-je après m’être découvert. « Et le corps sera jeté à la mer. »

Maud me regarda, à la fois surprise et choquée. Mais j’avais eu l’occasion de voir la méthode expéditive employée par Loup Larsen, lors d’un précédent décès ; c’est ce qui me poussait à agir de même avec lui.

J’ouvris un panneau et le corps, dans son linceul de toile, glissa dans la mer, une barre de fer aux pieds en guise de lest.

— Adieu, homme fier et invincible, murmura Maud d’une voix si basse que les paroles furent noyées dans le rugissement du vent.

Mais j’avais vu le mouvement de ses lèvres et compris ce qu’elle disait.

Comme une grosse vague venait de bondir sur le Fantôme, j’aperçus, à deux ou trois milles devant moi, un petit vapeur qui roulait et tanguait, debout à la lame, et semblait venir vers nous.

Je tendis la main pour le signaler à Maud.

Le petit vapeur se faisait plus distinct. Il était peint en noir et je supposai, d’après les descriptions que les chasseurs de phoques m’avaient souvent faites de ce genre de bateaux, qu’il appartenait à la douane américaine.

J’allai me précipiter au magasin chercher un pavillon, quand je me rappelai soudain que j’avais oublié de faire provision de drisses.

— Nous n’avons pas besoin de pavillon de détresse, annonça Maud. Ils nous ont vus.

— Nous sommes sauvés, dis-je d’une voix grave et posée… Je me demande si je suis heureux ou non.

Nos regards se croisèrent. Nous nous penchâmes l’un vers l’autre et mes bras se refermèrent sur elle.

— Est-ce que c’est nécessaire ? demandai-je.

— Non, mais c’est si agréable de l’entendre dire.

Nos lèvres se joignirent.

— Ma femme, mon petit bout de femme ! fis-je en lui caressant l’épaule, comme le font tous les amoureux sans l’avoir jamais appris.

— Je t’aime. (Elle me regarda un instant puis baissa les yeux et posa la tête contre ma poitrine en poussant un soupir de bonheur.)

Je jetai un coup d’œil en direction du bateau. Il était très près.

— Encore un baiser, ma chérie, murmurai-je, avant qu’ils n’arrivent.

— … Et nous sauvent. Je crois qu’il est temps, ajouta-t-elle avec un adorable sourire étrange, transformé par l’amour, que je ne lui connaissais pas avant.