Le Loup des mers/32

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 404-414).

32

— Dommage que le Fantôme n’ait plus de mâts, me dit Maud le lendemain. Nous aurions pu nous en servir pour repartir.

Je faisais les cent pas, en proie à une vive excitation.

— Il le faut… Il le faut absolument, répétai-je.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Il s’agit de remonter les mâts et prendre la mer… Nous y arriverons.

— Mais comment ?

— Je n’en sais rien.

— Le capitaine Larsen… objecta-t-elle.

— Il est aveugle et sans défense.

— Oui, mais il a toujours ses mains terribles.

— J’ai réussi à quitter le bateau sans qu’il me coince.

— … En oubliant vos chaussures.

— Si je les avais gardées, vous ne m’auriez pas revu, il y a des chances… Pour réussir, il faudrait que nous ayons la certitude que le bateau est implanté assez solidement sur la grève, pour qu’une tempête ne le remporte pas, une belle nuit, comme elle l’a amené. Et nous avec lui…

À vrai dire, cette éventualité ne semblait pas devoir être envisagée. Le Fantôme s’était échoué par grande marée, et il n’avait pas cessé, depuis, de s’enliser plus profondément dans le sable. Lorsque les vagues déferlaient sur elle, l’énorme coque n’avait même plus un frémissement.

Dans l’après-midi, Maud m’accompagna sur la goélette, où je la hissai, non sans peine, à l’aide d’un cordage dont elle se lia à la taille.

Nous nous mîmes immédiatement au travail. Bientôt Loup Larsen se manifesta en entendant mes coups de marteau.

— Hé là ! cria-t-il. Qu’est-ce que vous faites. Vous sabordez mon bateau ?

— Pas du tout, je le répare, au contraire, répondis-je.

La voix rauque gronda :

— Je vous interdis de mettre le pied sur mon bateau. Le Fantôme, et tout ce qu’il contient, m’appartient. C’est mon bien propre.

Je ripostai :

— Vous oubliez que vous n’êtes plus un gros morceau de ferment. Vous l’étiez et vous auriez été capable de me manger, comme vous le disiez. Maintenant, la levure est éventée et c’est moi qui pourrais vous manger.

Il émit un petit rire désagréable.

— Je remarque que vous me renvoyez ma philosophie. Mais ne commettez pas l’erreur de me sous-estimer. Je vous en avertis pour votre propre bien.

— Depuis quand êtes-vous devenu philanthrope ? En me donnant cet avertissement, vous êtes inconséquent avec vous-même.

Il ne répondit pas à ma raillerie et se contenta de grommeler :

— Et si je fermais la porte… L’autre jour, vous m’avez possédé, hein ?

— Loup Larsen, déclarai-je d’une voix forte, écoutez-moi bien…

C’était la première fois que je lui donnais directement ce nom familier.

— … Je suis incapable de tirer, sans motif, sur un homme hors d’état de se défendre. Vous me l’avez récemment prouvé, par A + B, à votre grande satisfaction, et à la mienne. Mais je vous préviens qu’au moindre acte hostile de votre part, je vous abattrai. C’est un bon conseil que je vous donne à mon tour.

— Et moi, je le répète, je vous interdis de toucher à mon bateau.

Je reculai vers la porte. Ses yeux étaient fixes et toute vie semblait s’être figée sur son visage. C’était un spectacle pénible dont je me serais volontiers passé.

— Allons, railla-t-il, sourdement, mais sa figure restait impassible, il n’y a plus personne qui me respecte, puisque Hump lui-même se permet de me braver… Bonjour, Miss Brewster ! Comment allez-vous ?

Je tressautai. Maud était, en effet, venue me rejoindre. Elle était venue sans bruit, comme une ombre. Comment Loup Larsen avait-il eu la notion de sa présence ? Une dernière lueur s’était-elle réveillée dans ses prunelles mortes ?

Maud eut la même pensée.

— Comment allez-vous vous-même, capitaine Larsen ? demanda-t-elle. Mais comment avez-vous su que j’étais là ?

— J’ai entendu votre respiration. C’est très simple. Que dites-vous de Hump ? Ses progrès sont de plus en plus satisfaisants, vous ne trouvez pas ?

— Je l’ignore, répondit-elle en souriant. Depuis que je le connais, il a toujours été comme ça.

— C’est que vous ne l’avez pas connu quand je l’ai repêché. Quel est votre but, à vous deux ?

— Fuir d’ici, répondis-je. Vous viendrez avec nous ?

— Non, je veux mourir où je suis.

Le même jour, Maud et moi, après avoir réparé les mâts, nous reprenions chacun possession de nos anciennes cabines.

C’était, pour nous, une volupté sans pareille de nous retrouver dans un lieu bien clos, ayant sous nos pieds, au lieu du sol humide et glacé, un plancher de bois blanc, merveilleusement sec, avec de vrais sièges pour nous asseoir et, en face de nous, une couchette, qui nous donnait, avec son étroit matelas de bourre de laine, l’impression du lit le plus somptueux qui se pût rêver.

Instinctivement, Maud se regarda dans une petite glace qui était pendue au mur de sa cabine.

Elle eut aussitôt un recul effrayé et s’exclama, avec un grand cri :

— Miséricorde ! (Puis elle éclata de rire.) Que penseraient nos amis, s’ils pouvaient nous voir en ce moment ? Nous n’avons jamais fait très attention à notre aspect extérieur. Bien franchement, Humphrey, à quoi trouvez-vous que je ressemble ?

— À un épouvantail à moineaux ! répondis-je en riant à mon tour. Votre corsage et votre jupe sont ornés de multiples accrocs, et disparaissent sous la boue et sous les taches de graisse.

« Inutile d’être Sherlock Holmes, pour en déduire que vous avez cuisiné sur un feu de campement et que vous avez passé de longues heures à extraire de l’huile de phoque. Et pour couronner le tout, ce béret ! Oui, voilà où en est la poétesse qui a écrit Baiser toléré !

Avec une révérence cérémonieuse, Maud riposta du tac au tac :

— Et vous, si vous pouviez vous voir…

Nous plaisantâmes de la sorte, pendant cinq minutes, avec une franche gaieté, où perçait pourtant une note sérieuse et émue.

C’était un lien de plus qui resserrait nos vies, et la lumière tremblante de nos yeux disait clairement ce que nous n’osions exprimer et pensions tout bas.

Mais d’autres pensées ne tardèrent pas à nous ressaisir. Dans notre nouvelle installation, et en dépit de son agrément, la promiscuité de Loup Larsen, à laquelle nous étions contraints, demeurait inquiétante.

Nos cabines étaient porte à porte avec la sienne. Et si, chez Maud, une compassion douloureuse se mêlait à la peur, mon attendrissement était beaucoup moindre. Chez moi, la méfiance dominait et je ne doutais pas que la cécité même dont Loup Larsen avait été frappé, loin de l’adoucir, ne l’ait rendu plus mauvais encore.

— Il y aurait un moyen, proposai-je, de le mettre hors d’état de nuire. Ce serait de lui assener un coup bien appliqué sur le crâne avec un des casse-tête à tuer les phoques. Nous pourrions alors le ligoter pendant qu’il serait évanoui.

Maud se récria :

— Oh ! Humphrey. Non, pas ça !

Bref, il fut décidé que nous le garderions prisonnier dans sa cabine où, bien armé, je lui porterais, deux fois par jour, sa nourriture. S’il manifestait le désir de se lever et de se promener quelques instants sur le pont, nous ne nous y opposerions pas. Mais, pas une seconde, nous ne le perdrions de vue.

L’événement se produisit quelques jours après.

Nous entendîmes, au cours de l’après-midi, Loup Larsen frapper doucement à la porte de sa cabine. Je lui demandai ce qu’il voulait.

— Je souffre, dit-il. Respirer le grand air me ferait du bien, sans doute. Humphrey, vous ne pouvez me refuser ça. Que craignez-vous d’un aveugle ?

J’hésitais à répondre. Maud, qui avait entendu, m’implora de ses beaux yeux.

J’allai ouvrir à Loup Larsen qui se glissa, le long des murs, jusqu’à l’escalier, qu’il gravit en titubant. Nous le suivîmes.

Il commença par aller et venir au hasard, sur le pont, en tâtant le sol du pied, et en étendant la main, pour reconnaître les obstacles qui se trouvaient devant lui. Maud et moi, nous l’observions avec curiosité.

Puis il parut soudain foncer sur nous. Ses mains s’ouvrirent, comme pour nous saisir. Nous nous écartâmes de sa route et, tandis qu’il se dirigeait vers la poupe, nous filâmes sans bruit vers l’avant.

Un désappointement irrité se peignit sur ses traits à demi figés.

— Oh ! jeta-t-il d’une voix rauque. Je sais bien que vous êtes quelque part, à m’épier…

Et nous le vîmes prêter l’oreille dans notre direction.

Son cri retentissant m’avait rappelé celui que, dans la nuit, lance le grand chat-huant, vers sa proie, dont il écoute ensuite le frémissement épouvanté. Nous ne bougions pas et attendions qu’il vienne de notre côté, pour nous déplacer. Alors nous effectuions la manœuvre inverse, la main dans la main, comme deux enfants poursuivis par un méchant ogre.

Alors que nous le regardions, amusés et effrayés à la fois, nous vîmes Loup Larsen tournoyer sur lui-même, étendre les bras et, perdant son équilibre, s’effondrer brutalement sur le pont.

Pendant quelques instants, il resta là, comme étourdi, se redressa avec peine, puis retomba de nouveau, ses jambes pliées sous lui.

— Une attaque…, murmurai-je à Maud.

Elle fit un signe affirmatif et ses yeux humides implorèrent ma pitié.

Nous rejoignîmes Loup Larsen. Il semblait complètement inconscient. Sa respiration était spasmodique.

Maud prit soin de lui. Elle souleva sa tête, pour en faire descendre le sang, et m’envoya à la cabine chercher un oreiller. J’apportai également deux couvertures et nous installâmes le malade, le plus confortablement possible, à l’endroit où il était tombé.

Je lui pris le pouls. Il battait à coups forts mais réguliers. Cela me surprit et le soupçon se fit jour en moi.

— Si c’était une feinte ? dis-je à Maud en tenant toujours dans ma main le poignet de Loup Larsen.

Maud m’adressa un regard de reproche.

Mais déjà le poignet s’était retiré vivement de ma main, et ce fut la main de Loup Larsen qui se ferma sur le mien, comme un piège d’acier.

J’eus un cri de terreur, un cri sauvage, inarticulé. Sur le visage de Larsen, je vis se dessiner la joie du triomphe, tandis que, de son autre bras, il m’entourait le corps et m’attirait vers lui, dans une terrible étreinte.

Puis, tandis qu’il me serrait si étroitement que je ne pouvais plus bouger, il lâcha mon poignet. Sa main libre se porta vers ma gorge et, dans cette seconde, je connus l’avant-goût amer de la mort.

Je n’avais d’ailleurs à m’en prendre qu’à ma propre sottise. Quel besoin avais-je eu de risquer cette stupide aventure ? Les bras de gorille s’étaient refermés sur moi.

Je sentais aussi, près de ma gorge, d’autres mains. C’étaient celles de Maud, qui tentaient en vain de faire lâcher prise aux doigts qui m’étranglaient. Elle n’était pas de force et dut renoncer. J’entendis son cri à elle, un cri de détresse et de désespoir, qui me fendit le cœur et me rappela la clameur d’épouvante des femmes sur le Martinez qui sombrait.

Mon visage était écrasé contre la poitrine de Loup Larsen et je ne pouvais rien voir autour de moi. Je perçus seulement les pas de Maud qui s’éloignaient.

Tout s’était passé très rapidement et je n’avais pas encore perdu connaissance, quand je sentis Loup Larsen s’effondrer sous moi.

Sa poitrine parut s’écraser sous mon poids et son souffle devint haletant. Un gémissement caverneux vibra dans sa gorge, et la main qui m’étranglait se relâcha. Je respirai. Puis la main frémit et se resserra de nouveau. Mais son étreinte s’était amollie. La volonté de Loup Larsen se brisait devant son impuissance physique. Il défaillait.

Alors que les pas de Maud se rapprochaient, j’achevai de me dégager et je roulai plusieurs fois sur moi-même, en clignant des yeux sous le soleil.

Ils rencontrèrent ceux de Maud. Elle était debout près de moi, pâle et calme. Son visage encore rempli d’effroi se détendait. Je vis qu’elle tenait à la main un lourd casse-tête et je compris que, pour me sauver la vie, elle n’aurait pas hésité à tuer. Une joie immense envahit mon cœur. C’était vraiment ma femme, ma compagne de lutte : chez elle, la vie primitive reprenait le dessus.

— Merci, mon amie, m’écriai-je, en me levant péniblement.

L’instant d’après, ayant lâché son arme, elle était dans mes bras, pleurant convulsivement sur mon épaule, tandis que je la pressais contre moi. J’enfouis ma figure dans ses cheveux touffus, et je les embrassai doucement, si doucement qu’elle ne s’en aperçut pas.

Nos regards se reportèrent sur Loup Larsen, qui gisait inerte sur le pont. Déjà Maud s’était baissée, lui arrangeant la tête sur l’oreiller.

— Cette fois-ci, son attaque, ça n’est pas de la comédie, dis-je. Il a commencé par feindre, et sa feinte l’a provoquée. Il est inoffensif pour le moment. Nous allons le recoucher.

Je pris Loup Larsen par les épaules et le traînai jusqu’à l’escalier des cabines. Là, je lui passai une corde sous les aisselles et, sans précautions excessives, je l’avoue loyalement, je le laissai glisser jusqu’au bas des marches. Maud et moi le hissâmes ensuite dans sa couchette.

Je me souvins alors des fers et des menottes que Loup Larsen gardait dans un de ses coffres, et qu’il appliquait lui-même à ses hommes, dans les cas d’indiscipline.

Je les lui passai, et je ne le quittai que pieds et poings solidement liés. Je dormis, ce soir-là, le cœur plus léger et je compris que, pour Maud, il en était de même.