Le Magasin d’antiquités/Tome 1/16

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 135-141).



CHAPITRE XVI.


Le soleil se couchait lorsque les voyageurs atteignirent l’échalier où commençait le sentier ; et, tel que la pluie qui tombe également sur les bons et les méchants, l’astre resplendissant répandait ses teintes chaudes du soir, même sur le champ de repos des morts, et, au moment de disparaître, leur laissait l’espérance de revoir son lever à l’aurore du lendemain. L’église était vieille et d’un ton grisâtre ; le lierre avait escaladé ses murs et couvert son porche. Ce n’était pas sur les mausolées qu’il croissait, mais sur les tertres sans nom où dormaient les pauvres gens, et il formait les premières guirlandes qu’on eût jamais tressées pour eux, guirlandes et couronnes bien moins exposées à se flétrir, et bien autrement durables dans leur genre, que beaucoup d’autres qui étaient profondément gravées dans la pierre et le marbre, et qui parlaient en termes pompeux de vertus modestement cachées durant de longues années, mais subitement révélées, après la mort, aux exécuteurs testamentaires et aux légataires du défunt.

Le cheval du desservant, trébuchant dans ses entraves parmi les tombes, d’un pied lourd et incertain, broutait l’herbe ; il faisait doublement œuvre pie. Car d’abord il tirait ainsi des paroissiens morts une consolation orthodoxe, et puis il donnait une autorité de plus au texte du dernier dimanche, où il était dit que toute chair aboutissait à devenir de l’herbe. À quelques pas de là, un âne maigre, qui n’aurait pas demandé mieux que d’interpréter le texte de la même manière, sans avoir qualité ni titre pour cela, puisqu’il n’était pas dans les ordres, dressait ses oreilles dans un carré desséché, regardant, avec des yeux affamés, son voisin ecclésiastique.

L’enfant et le vieillard quittèrent le sentier sablé et se mirent à errer le long des tombeaux, où le sol était doux et commode pour leurs pieds fatigués. Comme ils passaient derrière l’église, ils entendirent des voix à peu de distance, et se dirigèrent vers ceux qui parlaient.

C’étaient deux hommes installés commodément sur l’herbe, et tellement occupés qu’ils n’aperçurent pas d’abord les nouveaux venus. Il n’était pas difficile de deviner qu’ils appartenaient à la classe de ces industriels ambulants qui montrent au public les fredaines de Polichinelle. En effet, à cheval sur une pierre sépulcrale, se trouvait derrière eux le héros lui-même, avec son nez et son menton aussi crochus et sa face aussi enluminée que d’ordinaire. Jamais peut-être il n’avait mieux témoigné de son aplomb imperturbable ; car il conservait son sourire uniforme, rien que son corps fût renversé dans la position la plus incommode, tout disloqué, tout chiffonné, sans grâce et sans forme, tandis que son long chapeau pointu, se balançant en avant sur ses jambes grêles, menaçait à tout instant, faute d’équilibre, de faire faire une culbute à maître Polichinelle.

Les autres personnages du drame étaient dispersés en partie sur l’herbe, aux pieds des deux hommes, et en partie entassés pêle-mêle dans une longue boite posée à terre. Tous y étaient au grand complet, la femme du héros principal, son enfant, le cheval de bois, le docteur, le gentleman étranger qui, faute de connaître suffisamment la langue, ne peut exprimer ses idées autrement qu’en répétant par trois fois : « Shallabalah, » le voisin entêté qui ne veut pas admettre qu’une cloche de fer-blanc soit une voix, l’exécuteur des hautes œuvres et le diable. Les propriétaires des marionnettes étaient évidemment venus en cet endroit pour y faire quelques réparations indispensables à leur personnel et à leur matériel ; car l’un était occupé à ajuster avec du fil une petite potence, et l’autre à fixer, à l’aide d’un marteau et de quelques pointes, une perruque noire sur la tête du voisin ridicule devenu chauve à force de recevoir des coups de bâton sur la nuque.

Ils levèrent les yeux avec curiosité, s’interrompant dans leur besogne, au moment où le vieillard et sa jeune compagne arrivèrent près d’eux. Celui qui probablement était chargé de faire mouvoir et parler les acteurs était un petit homme à la face joviale, à l’œil brillant et au nez rouge ; il paraissait s’être pénétré, sans s’en douter, de l’esprit et du caractère de son principal personnage. L’autre qui, sans doute, était chargé de percevoir la recette, avait un regard méfiant et dissimulé, qui peut-être aussi était une conséquence de son emploi.

Le joyeux compère fut le premier à saluer les étrangers d’une inclination de tête, et, suivant la direction que prirent les yeux du vieillard, il fit la remarque que celui-ci n’avait peut-être jamais vu Polichinelle que sur la scène. Polichinelle, en ce moment, nous sommes fâché de le dire, semblait montrer avec la pointe de son chapeau une des plus pompeuses épitaphes et en rire de tout son cœur.

« Pourquoi venez-vous ici pour une pareille besogne ? demanda le vieillard s’asseyant auprès d’eux et contemplant les marionnettes avec un sensible plaisir.

— Mais, répondit le petit homme, c’est que nous donnons ce soir une représentation à l’auberge qui est là-bas, et il ne faudrait pas qu’on nous vit réparer nos personnages.

— Non ? s’écria le vieillard faisant signe à Nelly d’écouter ; et pourquoi pas ! hein ? pourquoi pas ?

— Parce que cela détruirait toute illusion et enlèverait tout intérêt. Je parie que vous ne donneriez pas un sou pour voir le lord chancelier, si on vous le montrait en robe de chambre et sans sa perruque ? Non, certainement non.

— Très-bien ! … dit le vieillard se hasardant à toucher une des marionnettes ; puis retirant sa main avec un éclat de rire, il ajouta : « C’est donc ce soir que vous devez les montrer ?

— Oui, telle est notre intention, mon maître, et je me trompe fort, ou Tommy Codlin est en train de calculer ce que vous nous avez fait perdre en venant nous surprendre dans nos opérations. Rassurez-vous, Tommy, ça ne peut pas être grand’chose. »

Le petit homme accompagna ces derniers mots d’un clignement d’yeux qui voulait dire qu’il n’avait pas grande idée de l’état des finances des deux voyageurs.

M. Codlin, qui avait les manières brusques et moroses, répliqua en enlevant Polichinelle du sommet de la tombe et le rejetant dans la boîte :

« Je m’inquiète peu que nous ayons perdu un liard. Mais vous êtes trop inconsidéré. Si vous étiez devant le rideau, et si comme moi vous voyiez le public en face, vous connaîtriez mieux la nature humaine.

— Ah ! Tommy, c’est bien ce qui vous a perdu, de vous attacher à cette branche d’industrie. Lorsque vous représentiez les revenants des drames réguliers dans les foires, vous croyiez à tout excepté aux revenants. Mais maintenant vous êtes un incrédule fini : vous ne croyez plus à rien. Jamais je n’ai vu d’homme changé aussi radicalement.

— N’importe ! dit M. Codlin de l’air d’un philosophe mécontent. Je ne suis plus si bête : après cela, c’est peut-être un mal.

Tournant alors les figurines dans la botte, en homme qui les connaissait assez pour les mépriser, M. Codlin en retira une, et la soumettant à son associé :

« Voyez ça ! Voilà la robe de Judy qui tombe encore en loques. Je parie que vous n’avez apporté ni fil ni aiguille ? »

Le petit homme secoua et gratta tristement sa tête en présence de l’état déplorable où il voyait un de ses premiers rôles. Comprenant leur embarras, Nelly dit avec timidité :

« Monsieur, j’ai dans mon panier une aiguille et du fil. Voulez-vous que je vous raccommode cela ? Je crois que j’y réussirai mieux que vous. »

M. Codlin lui-même n’avait rien à objecter contre une proposition si opportune. Nelly, s’agenouillant devant la boîte, se mit activement à l’œuvre, et s’en acquitta merveilleusement.

Pendant ce temps, le joyeux petit homme regardait Nelly avec un intérêt qui ne fit que s’accroître en jetant un coup d’œil sur le pauvre vieillard. Il la remercia quand elle eut fini, et s’informa où ils se rendaient ainsi.

« Je ne crois pas que nous allions plus loin ce soir, répondit l’enfant en tournant les yeux vers son grand-père.

— Si vous avez besoin de vous arrêter quelque part, dit l’homme, je vous conseille de vous loger à la même auberge que nous. C’est une longue et basse maison blanche que vous apercevez là-bas. Elle n’est pas chère. »

Malgré sa fatigue, le vieillard fût volontiers resté toute la nuit dans le cimetière, si sa nouvelle connaissance eût dû lui tenir compagnie. Mais comme cela ne se pouvait pas, il accueillit immédiatement avec un vif plaisir la proposition d’aller coucher à l’auberge, et, tout le monde étant d’accord pour partir, ils se levèrent et s’éloignèrent ensemble. Le vieillard se tenait tout près de la boîte de marionnettes, qui absorbait son attention, et que le petit homme jovial portait sous le bras, suspendue à une courroie. Nelly avait pris la main de son grand-père ; derrière eux marchait lentement M. Codlin, promenant sur l’église et les arbres voisins ce regard investigateur qu’il était habitué à diriger sur les fenêtres des salons et des chambres d’enfants, lorsqu’il cherchait un lieu favorable, sur la place publique, pour y planter son théâtre ambulant.

L’auberge était tenue par un gros homme âgé et sa femme ; loin de faire des difficultés pour recevoir leurs nouveaux hôtes, ils furent frappés de la beauté de Nelly, et déposés d’avance en sa faveur. Il n’y avait dans la cuisine d’autre personne que les deux entrepreneurs de marionnettes, et Nelly fut très-satisfaite d’être tombée avec son grand-père en si bon lieu. L’hôtelière apprit avec un véritable étonnement qu’ils arrivaient de Londres à pied, et elle parut passablement curieuse de savoir quel était le but de leur voyage. Nelly éluda de son mieux les questions, ce qui ne lui fut pas difficile, car l’hôtesse, comprenant qu’elle embarrassait Nelly, eut le bon esprit de cesser de l’interroger.

« Ces deux messieurs, dit-elle en emmenant l’enfant derrière le comptoir, ont commandé leur souper, qui aura lieu dans une heure. Vous n’aurez rien de mieux à faire que de souper avec eux. En attendant, je veux vous faire goûter quelque chose de cordial ; car vous devez avoir besoin de réparer vos forces après avoir ainsi marché toute la journée. Ne vous inquiétez pas pour votre grand-père : quand vous aurez pris ça, il en aura à son tour. »

Mais comme rien n’eût pu déterminer Nelly à laisser seul le vieillard, ou à prendre la moindre chose dont il n’eût la première et la meilleure part, il fallut que l’hôtesse le servît d’abord. Après s’être ainsi rafraîchis, ils virent tous les gens de la maison courir vers une grange vide, où les tréteaux avaient été dressés ; c’était là que la représentation allait avoir lieu, à la lueur brillante de quelques chandelles attachées autour d’un cerceau qui pendait du plafond par un bout de ficelle.

En ce moment, le misanthrope Thomas Codlin, ayant soufflé à perdre haleine dans la flûte de Pan, prit place à l’un des côtés du rideau encore fermé, qui cachait son associé M. Short, chargé, comme on sait, de faire mouvoir les figures ; et alors M. Codlin, mettant ses mains dans ses poches, se disposa à répondre à toutes les questions et observations de Polichinelle, à se donner traîtreusement l’air d’être le meilleur ami du héros à double bosse, de croire en lui sans la moindre réserve, d’être persuadé qu’il menait jour et nuit une joyeuse et glorieuse existence, et qu’en tout temps, en toute circonstance, il était le même personnage jovial et spirituel qu’admiraient en ce moment les spectateurs. Tout cela, M. Codlin le dit du ton d’un homme qui s’était cuirassé contre le mauvais sort, et résigné à tout ; pendant les vives répliques de Polichinelle, ses yeux en étudiaient l’effet sur le public, et en particulier sur l’hôte et l’hôtesse, ce qui n’était pas du tout indifférent pour la qualité du souper.

À cet égard, toutefois, il n’eut pas lieu d’être inquiet, car la représentation tout entière fut saluée d’applaudissements enthousiastes, et les dons volontaires témoignèrent par leur abondance du plaisir qu’on avait éprouvé. Nul n’avait ri plus haut ni plus souvent que le vieillard. Mais, par exemple, on n’entendit pas Nelly. La pauvre enfant ! laissant tomber sa tête sur son épaule, elle s’était endormie, et d’un sommeil si profond que le grand-père ne put parvenir à éveiller sa petite-fille pour l’associer à la joie qu’il ressentait.

Le souper fut excellent. Miss Nelly était trop fatiguée pour manger ; et cependant elle ne voulut point laisser le vieillard avant qu’il se fût mis au lit et qu’elle l’eût embrassé en lui souhaitant une bonne nuit. Celui-ci, parfaitement insensible à ses soins et à ses peines, siégeait à table, écoutant avec un sourire hébété d’admiration stupide tout ce que disaient ses nouveaux amis ; et ce ne fut que lorsqu’ils se retirèrent en bâillant dans leur chambre, qu’il consentit à suivre Nelly.

Cette chambre n’était qu’un grenier divisé en deux compartiments ; mais nos voyageurs s’accommodèrent très-volontiers de leur logement, car ils n’avaient pas espéré un si bon gîte. Le vieillard parut inquiet quand il fut couché et il pria Nelly de s’asseoir à son chevet, comme elle l’avait fait durant tant de nuits. Elle s’empressa d’obéir et resta assise jusqu’au moment où il s’endormit.

Il y avait dans la chambre de Nelly une petite croisée de la largeur d’une crevasse ; en quittant son grand-père, l’enfant ouvrit cette croisée et s’y plaça, écoutant en quelque sorte le silence. La vue de la vieille église et des tombeaux au clair de lune, les arbres brunis par l’ombre et agités par la brise rendirent Nelly plus pensive que jamais. Elle referma la fenêtre, et, s’asseyant sur le lit, elle se mit à songer à l’avenir qu’ils avaient devant eux.

Elle avait quelque argent, mais bien peu ; et quand cet argent serait dépensé, il faudrait mendier… Dans cette petite réserve se trouvait une pièce d’or ; il pouvait venir une circonstance qui en augmenterait cent fois la valeur. Il convenait donc de cacher cette pièce et de ne l’employer qu’en cas de nécessité absolue, quand il ne resterait plus aucune autre ressource.

Cette résolution prise, Nelly cousit la pièce d’or dans un pli de sa robe ; puis, s’étant mise au lit avec le cœur soulagé, elle tomba dans un profond sommeil.