Le Magasin d’antiquités/Tome 1/18

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 150-157).



CHAPITRE XVIII.


Les Jolly-Sandboys étaient une petite auberge fort ancienne, située au bord de la route, avec une enseigne toute vermoulue, qui se balançait et craquait au vent sur son support, en face de l’établissement, représentant trois tireurs de sable qui font assaut de gaieté avec autant de pots de bière et de sacs d’or à leurs côtés. Nos voyageurs avaient dans la journée reconnu, à plusieurs indices, qu’ils approchaient de la ville où les courses devaient avoir lieu : c’étaient des campements de bohémiens, des chariots chargés des baraques modèles destinées aux jeux de hasard avec leurs dépendances ; c’étaient des saltimbanques de toute espèce ; des mendiants, des vagabonds, tous en marche dans la même direction. M. Codlin craignait de trouver l’auberge encombrée ; comme sa crainte augmentait à mesure que diminuait la distance entre lui et l’hôtellerie, il hâta le pas ; et, malgré le poids du fardeau qu’il avait à porter, il maintint son trot redoublé jusqu’à ce qu’il eût atteint le seuil de la maison. Là, il eut le plaisir de voir que ses craintes étaient sans fondement : car le maître de l’auberge se tenait appuyé contre sa porte, regardant nonchalamment la pluie qui commençait à tomber avec force. On n’entendait ni le tintement de la sonnette fêlée, ni les cris des buveurs, ni les bruyants chorus qui n’eussent pas manqué d’indiquer qu’il y avait du monde à l’intérieur.

« Tout seul ?… dit M. Codlin déposant à terre son fardeau et s’essuyant le front.

— Tout seul encore, répondit l’aubergiste en regardant les nuages dans le ciel ; mais j’attends, pour cette nuit, nombreuse compagnie. Ici !… cria-t-il à l’un de ses garçons ; portez ce théâtre à la grange. Entrez vite, mon cher Tom, et mettez-vous à l’abri. Aussitôt que j’ai vu qu’il commençait à pleuvoir, je leur ai dit d’allumer du feu, et ça flambe bien dans la cuisine, je vous en réponds. »

M. Codlin le suivit très-volontiers, et ne tarda pas à reconnaître que l’aubergiste avait eu raison de lui vanter le bon effet des instructions données à la cuisine. Un feu clair brillait dans le foyer et remplissait la large cheminée d’un ronflement agréable à entendre, auquel se joignait le bouillonnement, non moins doux aux oreilles, d’une large chaudière de fonte. Une vive et rouge lueur était répandue dans la cuisine ; et, quand l’aubergiste remua le feu pour faire jaillir la flamme, quand il souleva le couvercle de la chaudière d’où s’échappa un fumet odorant, tandis que le bouillonnement du liquide devenait plus vif et qu’une onctueuse vapeur, un nuage délicieux flottait au-dessus de leurs têtes, M. Codlin sentit son cœur profondément touché. Il s’assit au coin de la cheminée et sourit.

M. Codlin continuait de sourire dans son coin de cheminée, en voyant l’aubergiste tenir le couvercle avec un air d’importance : car notre homme, sous prétexte de découvrir la marmite pour donner ses soins au souper, n’était pas fâché d’envoyer la délicieuse vapeur chatouiller agréablement les narines de son hôte. L’ardeur du feu se reflétait sur la tête chauve de l’aubergiste, dans ses yeux brillants, sur sa bouche humide, sur sa face bourgeonnée, grasse et ronde. M. Codlin passa sa manche sur ses lèvres, et demanda :

« Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un ragoût de tripes, répondit l’aubergiste en faisant claquer ses lèvres, avec un talon de vache (il fait encore claquer ses lèvres), du lard (il recommence le même exercice), du bifteck (il continue), des pois, des choux-fleurs, des pommes de terre nouvelles et des asperges ; tout cela cuit ensemble dans un excellent jus de viande. »

Arrivé au bout de son rouleau, il fit claquer de nouveau ses lèvres ; puis, aspirant avec délices l’odeur qui s’était répandue, il remit le couvercle de l’air d’un homme qui n’a plus qu’à se reposer après avoir accompli une œuvre si parfaite.

« À quelle heure le ragoût sera-t-il prêt ? demanda doucement M. Codlin.

— Dans une heure, répondit l’aubergiste en consultant du regard l’horloge qui, avec son vernis éclatant sur son large cadran blanc, était bien digne de figurer aux Jolly-Sandboys ; le souper sera prêt à onze heures vingt-deux minutes.

— Eh bien, dit M. Codlin, apportez-moi une pinte d’ale chaude, et qu’on ne me serve plus rien, pas même un biscuit, avant qu’il soit l’heure de dire deux mots au souper. »

Témoignant par un signe de tête qu’il approuvait cette résolution formelle et digne d’un homme de cœur, qui sait manger, l’aubergiste alla tirer la bière ; en revenant, il se mit à la faire chauffer dans un petit pot de fer-blanc, ayant la forme d’un entonnoir, qu’il approcha le plus avant possible du feu, à la meilleure place. La bière n’ayant pas tardé à être chaude, il la servit à M. Codlin avec cette mousse crémeuse qui plaît si fort aux amateurs de boissons fermentées.

Parfaitement réconforté par ce doux breuvage, M. Codlin se souvint alors de ses compagnons de voyage et annonça à notre hôtelier des Sandboys qu’ils allaient arriver. La pluie battait contre les fenêtres et tombait par torrents ; et, ma foi ! M. Codlin était devenu si aimable, qu’il exprima plusieurs fois l’espérance que ses amis ne seraient pas assez stupides pour se laisser mouiller.

Enfin ceux-ci arrivèrent, trempés par la pluie et dans un état pitoyable, bien que Short eût de son mieux abrité l’enfant sous les basques de son habit, et qu’ils fussent tous presque hors d’haleine, tant ils avaient marché vite. Mais on ne les entendit pas plutôt sur la route, que l’aubergiste, qui était allé les guetter au seuil de sa porte, rentra vivement dans la cuisine et enleva le couvercle. L’effet fut électrique. Les voyageurs parurent, le visage souriant, bien que l’eau tombât de leurs habits sur le carreau. La première remarque de Short fut : « Quelle délicieuse odeur ! »

On oublie aisément la pluie et la boue auprès d’un bon feu, dans une salle bien éclairée. Les voyageurs trouvèrent, soit dans l’auberge soit dans leur bagage particulier, des pantoufles et des vêtements secs, et, se blottissant au coin de la cheminée, selon l’exemple que leur en avait donné M. Codlin, ils se remirent bientôt de leurs fatigues, ou ne se les rappelèrent que pour mieux apprécier les jouissances du moment. Sous l’influence de la chaleur et du bien-être, comme de la lassitude qu’ils avaient éprouvée, Nelly et le vieillard s’étaient à peine assis qu’ils s’endormirent.

« Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » demanda à demi-voix l’aubergiste.

Short secoua la tête et répondit qu’il en était encore lui-même à le savoir.

« Et vous, le savez-vous ? demanda l’aubergiste en se tournant vers M. Codlin.

— Ni moi non plus, dit ce dernier. Ce n’est rien qui vaille, je suppose.

— Ils ne sont pas méchants, dit Short. Je vais vous dire : ce qu’il y a de certain, c’est que le vieux a perdu l’esprit…

— Si vous n’avez rien de plus neuf à nous apprendre, grommela Codlin, regardant l’horloge, vous ferez mieux de nous laisser nous occuper du souper au lieu de nous déranger.

— M’écouterez-vous ? … Il est clair pour moi qu’ils n’ont pas toujours mené ce genre de vie. Vous ne me ferez pas croire que cette charmante jeune fille ait été habituée à rôder ainsi qu’elle l’a fait ces deux ou trois derniers jours. Je m’y connais !

— Eh bien ! qui est-ce qui vous dit le contraire ? grommela M. Codlin, promenant tour à tour son regard de l’horloge à la chaudière ; ne pourriez-vous pas songer à quelque chose qui convienne mieux au moment présent, qu’à des propos inutiles que vous venez nous débiter pour vous donner le plaisir de les contredire ensuite ?

— Je voudrais bien qu’on vous servît votre souper, répliqua Short ; car, jusqu’à ce que vous l’ayez expédié, je n’aurai pas la paix avec vous. Avez-vous remarqué comme le vieux est pressé de continuer sa route, comme il répète toujours : « Plus loin ! … Plus loin encore ! » Avez-vous remarqué ça ?

— Eh bien ! après ?

— Après ? Le voilà ! Il a sûrement faussé compagnie à ses amis. Écoutez-moi bien : il a faussé compagnie à ses amis et profité de la tendresse de cette douce et jeune créature pour l’engager à être son guide et sa compagne de voyage… Où vont-ils ? C’est ce qu’il ne sait pas plus que l’homme ne connaît le chemin de la lune. Mais je ne le souffrirai pas.

— Vous ne le souffrirez pas, vous ! … s’écria Codlin, jetant un nouveau regard sur l’horloge et se tirant les cheveux avec une sorte de rage, causée, je pense, à la fois par les observations de son compagnon et par la marche du temps, trop lente, au gré de son appétit. A-t-on jamais vu ? ajouta-t-il.

— Non, répéta Short avec énergie et lentement, je ne le souffrirai pas. Je ne souffrirai pas que cette jeune et charmante enfant tombe en de mauvaises mains, qu’elle se trouve au milieu de gens pour lesquels elle n’est pas plus faite qu’ils ne sont faits eux-mêmes pour vivre parmi les anges et pour en faire leurs camarades. En conséquence lorsqu’ils paraîtront vouloir nous quitter, je prendrai mes mesures pour les retenir et les rendre à leurs amis qui, j’en suis certain, ont déjà fait afficher leur chagrin sur tous les murs de Londres.

— Short ! dit M. Codlin, qui, la tête appuyée sur les mains et les coudes posés sur les genoux, n’avait cessé de se balancer avec impatience de côté et d’autre, en frappant de temps en temps le plancher, mais qui en ce moment fixa sur son associé des yeux étincelants ; il est très-possible que vos suppositions aient du bon. S’il en est ainsi et s’il y a une récompense, Short, souvenez-vous que nous sommes associés pour tous les profits ! »

Le compagnon n’eut que le temps de faire un signe d’assentiment, car l’enfant venait de s’éveiller. M. Codlin et M. Short s’étaient rapprochés précédemment pour s’entretenir à voix basse ; mais au moment où Nelly sortit de son assoupissement, ils s’éloignèrent vivement l’un de l’autre, et ils s’étaient mis assez maladroitement à échanger sur leur ton de voix habituel quelques idées banales, lorsqu’on entendit du dehors un étrange bruit de pas. C’était une société nouvelle qui faisait son entrée.

Ce n’était rien moins que quatre chiens fort laids, qui venaient l’un après l’autre, conduits par un vieux chien poussif dont la physionomie était particulièrement lugubre : celui-ci, s’arrêtant lorsque le dernier de la bande eut atteint la porte, se leva sur ses pattes de derrière et regarda attentivement ses compagnons qui aussitôt se dressèrent comme lui sur leurs pattes, formant une file grave et mélancolique. Ils offraient encore cette circonstance remarquable, que chacun d’eux portait une sorte de petit vêtement de couleurs voyantes parsemé de paillettes ternies ; l’un d’eux avait sur la tête une toque attachée soigneusement sous le menton, qui lui était tombée sur le nez et lui cachait complètement un œil ; joignez à cela que les vêtements bariolés étaient trempés et tachés par la pluie, comme ceux qui les portaient étaient éclaboussés et sales, et vous pourrez vous faire une idée de la tournure bizarre des nouveaux hôtes de l’auberge des Jolly-Sandboys.

Ni Short cependant, ni le maître de la maison, ni Thomas Codlin ne parurent éprouver la moindre surprise ; ils se bornèrent à dire que c’étaient les chiens de Jerry, et que Jerry ne pouvait être loin. Tandis que les chiens gardaient patiemment leur posture, les yeux clignotants la gueule ouverte, et le regard fixé sur la chaudière bouillante, Jerry parut en personne, et alors tous les chiens se laissèrent à la fois retomber sur leurs pattes et se mirent à marcher dans la chambre comme des chiens naturels. Cette posture, il faut l’avouer, ne rehaussa pas beaucoup leur tournure, car la queue véritable de ces quadrupèdes et la queue artificielle de leurs habits, fort agréables d’ailleurs chacune dans leur genre, s’accordaient médiocrement.

Jerry, le directeur des chiens dansants, était un homme de haute taille, avec des favoris noirs et un costume de velours. Il paraissait bien connu de l’aubergiste et de ses hôtes, et il les aborda avec une grande cordialité. Il se débarrassa d’un orgue de Barbarie qu’il posa sur un siège, et, gardant à la main une petite cravache destinée à imposer respect à sa troupe de comédiens, il s’approcha du feu pour se sécher et se mêla à la conversation.

« Est-ce que vos acteurs ont l’habitude de voyager tout costumés ? demanda Short en montrant les habits des chiens. Vous n’en seriez pas quitte à bon marché.

— Non, répondit Jerry ; ce n’est pas notre habitude. Mais aujourd’hui nous avons joué un peu en route ; et comme nous nous rendons aux courses avec une garde-robe toute neuve en réserve, je n’ai pas cru nécessaire de m’arrêter pour les déshabiller. À bas, Pedro ! »

Cette injonction s’adressait au chien coiffé d’une toque. Celui-ci, en sa qualité de recrue nouvellement admise dans la troupe et peu au courant de ses devoirs, attachait avec anxiété sur son maître celui de ses yeux qui n’était pas couvert, et sans cesse il se dressait sur ses pattes de derrière, quand cela n’était nullement nécessaire, pour retomber presque aussitôt en avant.

« J’ai là un petit animal, dit Jerry en plongeant la main dans la vaste profondeur de sa poche et y cherchant dans un coin comme s’il voulait en retirer une orange ou une pomme, un petit animal qui, je crois, ne vous est pas inconnu, mon cher Short.

— Ah ! s’écria Short, voyons ça !

— Le voici, dit Jerry tirant de sa poche un petit basset, c’était jadis, je crois, le Toby de votre Polichinelle ; n’est-il pas vrai ? »

Dans certaines versions du grand drame de Polichinelle, il y a, par une innovation moderne, un petit chien qu’on suppose appartenir à ce personnage, et dont le nom est toujours Toby. Ce Toby a été dérobé dans sa jeunesse à un autre gentleman et vendu en fraude à notre héros, trop candide pour soupçonner chez autrui une supercherie dont il se sent incapable lui-même. Mais Toby, conservant un attachement inébranlable à son ancien maître et repoussant les avances de tout nouveau patron, non seulement refuse de fumer une pipe sur l’ordre que lui en donne Polichinelle, mais, pour mieux prouver sa fidélité, il saisit Polichinelle par le nez qu’il étreint avec violence, tandis que les spectateurs admirent cette marque d’affection canine. Le petit basset en question avait eu à remplir ce rôle, et si l’on avait pu en douter, sa conduite en eût bientôt fourni la preuve : car, à la vue de Short, il témoigna de la manière la plus énergique qu’il le reconnaissait ; et, de plus, apercevant la boîte plate, il aboya si furieusement contre le nez de carton qu’il ne doutait pas qu’on y eût renfermé, que son maître fut obligé de le ressaisir et de le replonger dans sa poche, au grand soulagement de la compagnie tout entière.

L’aubergiste cependant s’occupait de mettre la nappe. M. Codlin l’aida obligeamment en posant sa fourchette et son couteau à la meilleure place, où il s’installa aussitôt. Quand tout fut prêt, le maître de la maison leva le couvercle pour la dernière fois, et il s’échappa de la chaudière un si bon présage pour le souper, que, si l’aubergiste s’était avisé de recouvrir la marmite ou de différer le repas, on eût été capable de l’immoler lui-même auprès de son foyer, au pied de ses lares domestiques.

Mais il ne fit rien de semblable. Avec l’aide d’une grosse servante il versa dans une vaste terrine le contenu de la chaudière ; opération que les chiens suivaient avec la plus profonde attention, sans se préoccuper des éclaboussures brûlantes qui leur tombaient sur le nez. Enfin le plat fut posé sur la table, où l’on mit aussi de distance en distance les pots d’ale. Nell dit la prière, et le souper commença.

En ce moment intéressant les pauvres chiens s’étaient dressés sur leurs pattes de derrière, d’une manière vraiment surprenante. Nell, ayant pitié d’eux, allait prendre sur son assiette quelques morceaux de viande pour les leur donner, avant d’y avoir touché elle-même, quoiqu’elle eût bien faim, quand Jerry s’y opposa.

« Non pas, ma chère ; ils ne doivent rien recevoir d’une autre main que la mienne, s’il vous plaît. Ce chien, ajouta-t-il en montrant le vieux conducteur de la troupe et parlant d’un ton menaçant, ce chien m’a perdu un sou aujourd’hui. Il ira se coucher sans souper. »

Le malheureux animal se laissa tomber sur ses pattes de devant, remua sa queue, et par son regard implora la compassion du maître.

« Une autre fois, monsieur, vous serez plus soigneux, dit Jerry allant froidement vers la chaise où il avait placé son orgue, et remontant le mécanisme : venez ici. Maintenant, monsieur, jouez, s’il vous plaît, pendant que nous souperons, et bougez de là, si vous l’osez ! »

Le chien se mit immédiatement en devoir de faire grincer la musique la plus lugubre. Son maître vint reprendre sa place, après avoir eu soin de lui montrer le bout de la houssine, et il appela ses autres acteurs qui, dociles à sa voix, s’alignèrent comme des soldats.

« À vous, messieurs, dit Jerry les regardant fixement. Le chien que je nommerai mangera. Les chiens que je n’aurai pas nommés devront se tenir tranquilles. Carlo ! »

L’heureux animal dont le nom venait d’être prononcé happa le morceau jeté devant lui, mais aucun des autres ne bougea. Leur maître leur donna ainsi à manger à sa manière. Pendant ce temps, le chien mis en pénitence tournait la manivelle de l’orgue, tantôt vite, tantôt lentement, mais sans s’arrêter un seul instant. Lorsque le bruit des couteaux et des fourchettes redoublait, ou bien qu’un des camarades attrapait un bon morceau de gras, le pauvre chien accompagnait sa musique d’un hurlement plaintif ; mais il se taisait aussitôt en rencontrant le regard de son maître et se remettait avec plus d’ardeur que jamais à jouer l’air du sire de Framboisy.