Le Magasin d’antiquités/Tome 1/30

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 249-254).



CHAPITRE XXX.


Enfin le jeu se termina. Isaac List gagna seul. Mat et l’aubergiste supportèrent leur perte avec la force d’âme d’un joueur de profession. Isaac empocha son gain de l’air d’un homme qui s’était attendu à ce résultat, et qui n’en éprouvait ni plaisir ni surprise.

La petite bourse de Nelly était épuisée, et cependant le vieillard, en voyant sa bourse vide et les autres joueurs levés de table, tenait encore les yeux attachés sur les cartes ; il les taillait comme on les avait taillées précédemment, et il les retournait en les jetant pour voir le jeu qu’auraient eu ses adversaires si la partie avait continué. Cette occupation l’absorbait tout entier, quand l’enfant s’approcha de lui et posa sa main sur l’épaule de son grand-père, en lui disant qu’il était près de minuit.

« Vois la fatalité qui s’attache aux malheureux, ma Nell, dit-il en montrant les paquets de cartes qu’il avait étalés sur la table. Si j’avais pu tenir un peu plus longtemps, la chance eût tourné de mon côté. Oui, c’est aussi sûr qu’il y a des figures sur ces cartes. Vois, vois, vois encore !

— Jetez ces cartes, dit vivement l’enfant. Tâchez de ne plus y penser jamais.

— N’y plus penser ! s’écria-t-il en tournant vers elle son visage hagard et la considérant d’un air d’incrédulité. N’y plus penser ! Comment réussirions-nous jamais à devenir riches si je n’y pensais plus ? »

L’enfant ne put que secouer la tête.

« Non, non, ma Nell, reprit-il en lui caressant la joue ; il ne faut pas me dire de ne plus penser aux cartes. Nous corrigerons la fortune la première fois. Patience, patience, je te donnerai réparation, je te le promets. On perd aujourd’hui, on gagne demain. On ne peut rien gagner sans peine. Viens, je suis prêt.

— Savez-vous quelle heure il est ? dit M. Groves, qui était en train de fumer avec ses amis ; minuit passé.

— Et il pleut toujours, ajouta le gros homme.

— Le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, dit l’aubergiste, citant son enseigne. Bons lits, bon logis à pied, à cheval, et pas cher. Minuit et demi.

— Il est bien tard, dit tristement Nelly ; je voudrais bien que nous fussions partis plus tôt. Que va-t-on penser de nous ? Il sera deux heures au moins quand nous arriverons. Qu’est-ce qu’il nous en coûterait, monsieur, si nous nous arrêtions ici ?

— Deux bons lits, pour trente-six sous ; pour le souper et la bière, vingt-cinq sous ; total, trois francs cinq. »

Nelly avait encore la pièce d’or cousue dans sa robe. Elle pensa à l’heure avancée et aux habitudes régulières de Mme Jarley pour se mettre au lit ; elle se représenta l’effroi de la bonne dame, lorsque, au milieu de la nuit, elle entendrait retentir son marteau ; d’autre part, elle réfléchit que, s’ils restaient dans l’auberge où ils étaient et se levaient le lendemain de grand matin, ils pourraient être de retour avant que Mme Jarley fût éveillée et donner pour raison plausible de leur absence l’orage qui les avait surpris. En conséquence, après une assez longue hésitation, elle se décida à rester. Elle prit donc à part son grand-père et lui proposa de coucher à l’auberge, en lui disant qu’elle avait gardé assez d’argent pour payer leur dépense.

« Si je l’avais eu, cet argent ! … murmura le vieillard ; si je l’avais seulement su il y a quelques minutes ! …

— Nous resterons ici si cela vous convient, dit Nelly, se tournant vivement vers l’aubergiste.

— Je crois que c’est prudent, dit M. Groves. On va vous servir à souper sur-le-champ. »

En effet, quand M. Groves eut fumé sa pipe, qu’il en eut secoué la cendre, et qu’il l’eut posée soigneusement, la tête en bas, dans un coin du foyer, il apporta du pain, du fromage et de la bière avec force éloges sur leur excellente qualité, et invita ses hôtes à se mettre à table et à faire comme chez eux. Nelly et son grand-père mangèrent peu, absorbés qu’ils étaient tous deux par leurs réflexions. Isaac et Mat, qui trouvaient la bière un liquide trop faible et trop doux pour leur constitution, se consolèrent avec des liqueurs et du tabac.

Comme Nelly et son grand-père devaient quitter la maison le lendemain de très-bonne heure, l’enfant était pressée de payer leur dépense avant qu’ils allassent se coucher. Mais sentant la nécessité de soustraire son petit trésor à la connaissance de son grand-père, et ne pouvant payer sans changer la pièce d’or, elle la tira secrètement de l’endroit où elle l’avait cachée, et la présenta à l’aubergiste derrière son comptoir, lorsqu’elle eut saisi une occasion opportune pour le suivre hors de la salle.

« Voulez-vous, s’il vous plaît, dit-elle, me changer cette pièce ? »

M. James Groves éprouva une assez vive surprise. Il considéra la guinée, la fit sonner, regarda l’enfant, puis contempla de nouveau la pièce d’or, comme s’il voulait demander d’où elle tenait cela. Cependant, la pièce étant bonne et changée chez lui, il pensa en aubergiste prudent que les informations n’étaient pas son affaire. Il changea donc la guinée, et, prélevant l’écot, donna le surplus à Nelly. Celle-ci revenait vers la chambre où elle avait passé la soirée, lorsqu’elle crut voir une ombre s’y glisser du côté de la porte. Il n’y avait rien qu’un long couloir noir entre cette porte et l’endroit où elle avait changé : bien certaine que personne n’avait pu pénétrer en ce lieu tandis qu’elle y était, elle fut frappée de l’idée qu’elle avait été épiée.

Mais par qui ?

Lorsque Nelly rentra dans la salle, elle en retrouva tous les habitants exactement dans la position où elle les avait quittés. Le gros homme était étendu sur deux chaises, la tête appuyée sur sa main ; l’homme aux yeux louches était dans une attitude semblable, au côté opposé de la table. Entre eux était assis le grand-père, les regards attachés sur l’heureux gagnant avec une sorte d’admiration avide et suspendu à sa parole comme si c’était un être supérieur. Nelly resta d’abord confondue de surprise et chercha autour d’elle pour voir s’il y avait là une autre personne. Non, rien n’était changé. Alors elle demanda tout bas à son grand-père si quelqu’un était, en son absence, sorti de la salle.

« Non, répondit-il, personne. »

Il fallait donc qu’elle l’eût rêvé ; et cependant il était étrange que, sans aucune raison, elle se fût imaginé apercevoir si distinctement une figure. Elle y pensait encore et n’était pas sortie de son étonnement quand une servante vint avec une lumière la conduire à sa chambre.

Le vieillard prit congé de la compagnie, et tous deux montèrent l’escalier.

La maison était vaste, distribuée d’une manière irrégulière, avec des corridors sombres et de larges escaliers, que la faible clarté des chandelles semblait rendre encore plus obscurs. Nelly laissa son grand-père dans la chambre qui lui avait été assignée et suivit son guide jusqu’à l’autre, qui se trouvait à l’extrémité d’un corridor. On y montait par une demi-douzaine de marches délabrées. Cette chambre avait été préparée pour l’enfant. La servante s’établit quelques instants à causer et à conter ses peines. Sa place n’était pas bonne, dit-elle ; ses gages étaient minces et il y avait beaucoup de besogne ; elle devait s’en aller d’ici à quinze jours : la demoiselle ne pourrait-elle pas la recommander ailleurs ? Elle avait peur d’avoir bien du mal à trouver une autre place, au sortir d’une maison mal famée, hantée seulement par des joueurs de profession. Elle serait fort surprise que les habitués du lieu fussent la crème des honnêtes gens ; mais pour rien au monde elle ne voudrait que ses paroles fussent répétées. Puis elle fit par-ci par-là quelque allusion en passant à un amoureux qu’elle avait rebuté et qui avait menacé de s’engager comme soldat ; elle promit ensuite de frapper à la porte le lendemain au point du jour, et enfin… Bonne nuit !

Une fois seule, Nelly ne se trouva pas fort à l’aise. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à la figure qui s’était glissée le long du couloir ; et ce que la servante avait dit n’était pas de nature à la rassurer. Ces hommes avaient un air particulier. Peut-être gagnaient-ils leur vie à voler et assassiner les voyageurs. Qui sait ? …

Malgré ses efforts pour dompter ses craintes ou les oublier du moins un moment, l’anxiété que lui avaient inspirée les aventures de la nuit lui revenait toujours. La passion d’autrefois s’était réveillée dans le cœur du vieillard, et Dieu seul savait où elle pourrait l’entraîner encore. Quelle inquiétude leur absence n’avait-elle pas dû causer déjà chez Mme Jarley ! peut-être s’était-on mis à leur recherche. Le lendemain matin, leur pardonnerait-on, ou bien les mettrait-on à la porte, livrés de nouveau à l’abandon ? Oh ! pourquoi s’étaient-ils arrêtés dans cette fâcheuse maison ! combien il eût mieux valu, à tout risque, continuer leur route !

Enfin le sommeil appesantit par degrés ses paupières ; un sommeil brisé, agité, où, dans ses rêves, il lui semblait qu’elle tombait du haut de quelque tour et dont elle s’éveillait en sursaut terreurs. Un sommeil plus profond succéda au premier, et alors, qu’est-ce ? … Quelqu’un dans la chambre ! …

Oui, il y avait quelqu’un.

Nelly avait entr’ouvert la persienne pour apercevoir le jour aussitôt que l’aube naîtrait. Entre le pied du mur et la croisée encore obscure, rampait et se glissait une sorte de fantôme, cheminant sans bruit sur les mains et décrivant un cercle autour du lit. L’enfant n’avait la force ni de crier pour appeler à son secours, ni de faire un mouvement : elle restait immobile et attendait…

Le fantôme s’approcha silencieusement et furtivement du chevet du lit. Il était tellement près de l’oreiller, que Nelly se renfonça, de peur que ces mains errantes ne rencontrassent son visage en tâtonnant. Il fit un mouvement du côté de la fenêtre, puis il tourna la tête vers Nelly.

Cette masse noirâtre n’était qu’une tache sur le fond moins obscur de la chambre ; mais Nelly vit bien la tête se tourner, elle vit bien, à ne pouvoir s’y méprendre, que les yeux de l’homme regardaient et que ses oreilles écoutaient. Alors il s’arrêta, immobile comme Nelly. Enfin, le visage toujours fixé sur elle, il farfouilla dans quelque chose avec ses mains, et l’enfant entendit tinter de l’argent.

Ensuite le fantôme revint sur ses pas, toujours silencieux : il replaça les vêtements qu’il avait pris à côté du lit, et se remit à quatre pattes pour se glisser jusqu’à la porte. Quelque furtifs que fussent ses mouvements, Nelly entendit le parquet craquer sous lui, car elle pouvait l’entendre si elle ne le voyait pas. Il finit par gagner la porte, et là il se remit sur ses pieds. Les marches de l’escalier retentirent sous son pas furtif… Le fantôme avait disparu.

La première pensée de l’enfant fut de se soustraire à la terreur qu’elle éprouvait de se trouver isolée dans cette chambre, d’aller chercher compagnie, de ne pas rester toute seule, et de recouvrer ainsi l’usage de la parole que la peur lui avait fait perdre. Sans savoir même qu’elle eût quitté son lit, elle courut à la porte.

Mais là encore elle aperçut le fantôme sur la dernière marche de son escalier.

Elle ne pouvait passer ; elle y eût réussi peut-être dans les ténèbres sans être saisie au passage, mais son sang se figeait rien que d’y penser. Le fantôme se tenait tranquille et elle aussi, non par courage, mais par nécessité ; car il n’était guère moins dangereux pour elle de rentrer dans sa chambre que de descendre.

Au dehors, la pluie battait les murs avec, rage et tombait à flots du toit de chaume. Des moucherons et des cousins, faute de pouvoir s’aventurer en plein air, volaient çà et là dans l’obscurité, se heurtant contre la muraille et le plafond, et remplissaient de leurs bourdonnements ce lieu silencieux. Le fantôme remua de nouveau. Involontairement, l’enfant fit de même. Une fois dans la chambre de son grand-père, elle serait en sûreté.

L’homme suivit le corridor jusqu’à ce qu’il eût gagné la porte même que Nelly souhaitait si ardemment d’atteindre. L’enfant, en se sentant si près de son refuge, allait s’élancer pour se jeter dans la chambre et s’y renfermer, quand le fantôme s’arrêta encore. Une affreuse idée la saisit : si cet homme entrait là, s’il voulait attenter à la vie du vieillard !…

Nelly se sentit défaillir.

Cependant le fantôme entra dans la chambre.

À l’intérieur, il y avait une faible lumière ; et Nelly, encore muette d’effroi, complètement muette, et presque inanimée, se hasarda à regarder.

La porte était restée en partie ouverte. Ignorant ce qu’elle faisait, mais ne songeant qu’à sauver son grand-père ou à périr avec lui, Nelly s’inclina…

Ah ! quel tableau frappa ses yeux !

Le lit n’avait pas été occupé ; il n’était pas même défait. Devant une table était assis le vieillard, seul dans la chambre. Son pâle visage était tout illuminé par l’ardeur cupide qui brillait dans son regard, en comptant l’argent qu’il venait de voler à sa petite-fille de ses propres mains.